Le bureau de recrutement

8 minutes de lecture

À l’office le marteau frappa trois fois le timbre d’appel. Deux des femmes attablées saisirent chacune un plateau vide et s’empressèrent. Lorsqu’elles atteignirent la salle à manger, les exilés s’apprêtaient à sortir, n’ayant pas prononcé un mot depuis que la sentence était tombée.

« Mademoiselle Linaé et monsieur Romi termineront leur dîner à l’office, » notifia Alleni aux servantes, lesquelles débarrassèrent rapidement les couverts des deux jeunes gens avant de s’éclipser, alors que le majordome avait regagné sa place, le long du mur à côté des cordons.

« Écoute ton père, jusqu’au bout, s’il te plaît, plaida Hallaé.

— Comme je te disais, tes multiples aventures vont finir par nous brouiller avec, des pères, des frères, des fiancés, voire des maris ; mais aussi avec celles que tu as ignorées et celles qui espéraient te garder. Tu vas nuire à nos affaires. Alors, il est temps de te marier !

— Quoi ? s’exclama Jaeli, atterré. Me marier ? Mais avec qui ?

— Avec Amilaé Rochier, son père est d’accord ! révéla Ardi rayonnant.

— Mais mais. C’est pas un mariage ça, en tout cas ce n’est pas le mien avec Amilaé, c’est celui de ta banque avec celle de son père.

— Ne sont-ce point les mariages de raison qui durent le plus longtemps, qui déçoivent le moins, qui satisfont le plus les deux époux ? Ta mère et moi, ne sommes-nous pas parfaitement heureux ?

— Oui mon amour, mais le nôtre c’est un mariage de raison qui a dégénéré en mariage d’amour (1), tempéra Hallaé.

— Ah ! tu vois, vous êtes une exception, s’engouffra Jaeli dans la brèche ouverte par sa mère. De toute façon, je n’ai pas l’intention de me marier, pas plus par amour que pour te permettre de représenter la finance à l’assemblée des lords !

— Quelle est la place de la banque dans tes projets ? Hein ? tu peux me le dire ? s’indigna son père. Tu hériterais de la nôtre, de celle de ton grand-père et de celle de ton beau-père, tu serais l’homme le plus influent après le duc !

— Ça, c’est ton rêve, père, pas le mien. Prêter aux plus riches l’argent de ceux qui en ont un peu, pour que les premiers soient plus riches, et que les seconds n’aient plus ce peu qu’ils possédaient. Ce n’est pas mon aspiration.

— Et Rochier ! Qu’est-ce que je vais lui dire moi à Rochier, que sa fille est assez bonne pour partager ta couche, mais pas assez pour être ta femme, parce qu’il sait ! s’étouffa Ardi outré.

— Si je devais épouser toutes celles qui… Les dieux me jalouseraient, répliqua le fils sarcastique. Tu devrais faire cette offre à Linaé, elle serait ravie de s’unir à Amilaé, laquelle ne dirait pas non, j’en suis sûr !

— Jaeli, ça suffit, vous allez m’écouter tous les deux, ordonna Hallaé. »

Personne à Nouvelle Vernes ne tenait tête à la panthère noire. Quoi qu’elle demande, quoi qu’elle exige, nul n’osait lui dire non. Épouse fidèle, amante ardente, femme aimante, Hallaé avait une seule faiblesse, son aîné. Elle aimait ses trois enfants, elle aurait donné sa vie pour chacun d’entre eux, mais il y avait au fond de son cœur ce minuscule petit supplément d’amour qu’en bonne mère, elle tentait d’isoler en l’enveloppant d’un voile de raison, puis d’un autre, d’un autre... La raison comme de la nacre fit naître une perle noire dont l’orient irisait ses yeux lorsqu’ils se posaient sur aimé des dieux. Aussi, quel que soit l’intérêt de la famille, elle n’envisagea pas un instant de lui imposer un mariage qu’il ne désirait pas.

Fils et mari attendaient en silence qu’elle reprît la parole, tous deux ignoraient si elle réfléchissait encore ou si elle attendait que la tension qui les avait habités soit retombée, mais tous deux savaient qu’ils se plieraient à sa décision.

« Jaeli, ton père a raison, tes aventures finiraient par nous affaiblir si tu restais à un poste de responsabilité de la banque. Mon chéri, force nous est de constater qu’un poste à la banque ne le satisfait pas et qu’il apporterait plus de tracas que d’avantages s’il restait membre la direction de celle-ci. Il doit donc la quitter ! elle fit une pause, puis répondant à l’attente de ses interlocuteurs, elle continua. Jaeli, je crains qu’actuellement l’université ne rechigne à te proposer un poste d’enseignant. J’espère qu’une vie d’oisiveté ne t’attire pas. Je pense que quelques années dans l’armée te seraient salutaires, à moins que tu n’aies une autre idée. Qu’en penses-tu ?

— Pourquoi pas l’armée ? Maman, l’aventure me tente assez, s’empressa-t-il d’acquiescer.

— Chéri, ton fils a raison, de tous nos enfants, c’est Linaé qui est la plus apte à te succéder un jour. Elle a hérité de ton ambition, elle est avide de pouvoir. Évidemment, même si elle ne les rend pas impossibles, son homosexualité ne favorisera pas les rapprochements. Mais elle trouvera d’autres axes de croissance. Crois-moi, un jour je serais la vieille panthère, et la jeune régnera sur les finances du duché. »

Ardi réfléchit pour le principe. La jeune panthère – c’est ainsi que tous l’appelaient hors de sa présence, tant elle ressemblait à sa mère au même âge – terminerait ses études dans deux ans. Si les relations se tendaient avec Rochier, il débaucherait son actuaire pour remplacer Jaeli. Sinon, on verrait bien. Il donna son accord, ce dont personne ne doutait.

Trois jours plus tard, l’aspirant Mirdos commençait sa formation militaire à l’École Des Officiers de Cavalerie.

À 11 heures, le 12e jour de la lune de l’Aubépine de l’an 175, Hallaé reposa L’Écho de Nouvelle Vernes sur un guéridon et fit quérir sa calèche.

À midi elle déjeunait avec ce cher Alexi, accessoirement général et conseiller du duc.

À huit heures, le lendemain, la panthère noire inspectait son rejeton des pieds à la tête : bottes noires, pantalon bleu nuit à bandes latérales dorées, dolman bleu nuit à brandebourgs dorés, bandoulière et ceinturon de buffle blanc ainsi que les deux bélières de sabre, rien ne lui échappait. Pourtant aveuglée par l’amour maternel, elle ne voyait pas ce que les femmes verraient. Elle tournait autour du couple formé par son fils et le maître tailleur. Après avoir posé une dernière épingle, ce dernier se recula, attendit le hochement d’Hallaé. Puis il installa la pelisse rouge – à brandebourgs dorés – bordée d’hermine blanche sur l’épaule gauche de Jaeli, et plaça le shako noir à plumet noir et rouge sur la tête du jeune homme et rectifia le tomber du cordon doré sur la visière.

« C’est parfait, je compte sur vous, tout sera prêt après-demain !

— Bien sûr Madame Mirdos ! Mes meilleures couturières s’y appliqueront ! » assura-t-il en aidant Jaeli à se dévêtir.

Le 20e jour de la lune de l’Aubépine, bien qu’il n’ait suivi la formation d’officier de cavalerie qu’à peine trois lunes, Jaeli promu sous-lieutenant prit son service au palais. Entre escortes et gardes d’honneur, il n’était de service que six à huit heures par jour, neuf jours par décade. Dans un palais truffé de passages secrets, dont le seul usage était de dissimuler les visites galantes, précisons que la duchesse était irréprochable. Bien que son époux collectionne les favorites, jaloux, il n’aurait point toléré la réciproque. C’était une femme au physique ordinaire, elle n’était pas « ni ceci ni cela », elle était juste banale. Mais femme d’esprit pourvue d’une grande intelligence, mine de rien cette fine manœuvrière dirigeait le duché.

En ce lieu que l’on pouvait qualifier de Palais des désirs. Jaeli fut bien vite aussi adulé qu’il l’était à l’université. Son nom était dans toutes les bouches, y compris dans le salon du duc.

« Qui peut donc bien être ce Jaeli, dont nombre de dames s’abouchent en murmurant, s’enquit Loui XVe du nom.

— Comment, vos tendres amies ne vous ont pas entretenu du fils de celle qui osa se refuser à vous ? le taquina la duchesse.

— Mais de qui parlez-vous, ma mie ?

— Mais de la panthère noire, bien entendu ! révéla malicieusement la douairière.

— Hum ! ah ! oui celle-là ! si j’avais vou… grommela-t-il à l’adresse de sa mère.

— Le charme de son héritier éclipserait-il le vôtre, mon pauvre ami ? questionna innocemment la duchesse.

— Le charme de l’uniforme plutôt, on dirait un sucre d’orge bleu, rouge et or que l’on agiterait devant des fillettes.

— Je me suis pourtant laissé dire au sujet de son uniforme que ce qu’elles préféraient c’était le lui ôter ! » commenta la douairière pour sa complice la duchesse.

Après ces quelques piques, le duc bouda toutes les conversations dont Jaeli était le sujet. Il ne prononça plus son nom avant le 22e jour de la lune de la vigne. Quand il convoqua le colonel Dubosis et lui asséna : « Colonel, vos officiers sont-ils censés assurer notre sécurité ou trousser tous les jupons qui passent devant eux ?

— Monsieur le Duc, parle sans doute du sous-lieutenant Mirdos ? hasarda le colonel.

— Et de qui d’autre pourrais-je bien parler, avez-vous d’autres sabre au clair dans votre régiment ?

— Non, Monsieur le Duc, non !

— Non, quoi ? insista Loui se délectant de la gêne de son interlocuteur.

— Non il n’y en a point d’autre heu ! il n’y en a pas d’autre comme lui…

— Vous trouvez donc son comportement approprié, l’interrompit le duc ravi de se défouler.

— Non, Monsieur le Duc, bien sûr que non, mais c’est le général qui…

— Et moi je suis votre Duc, le coupa-t-il à nouveau, vous allez m’envoyer cet olibrius séduire les sauvageonnes à Rimaton, et avec un peu de chance, il nous ralliera quelques gabières.

— Mais sa mère, Monsi…

— Que le général Du Chantour se débrouille avec elle ! » conclut-il jubileur.

Dans l’édition du soir de L’Écho de Nouvelle Vernes, dans la rubrique « les indiscrétions de madame Cancan » on put lire l’encadré suivant :

Bureau de recrutement ?

Je suis en colère, et je sais que vous êtes nombreuses à l’être.

La question se pose, madame la baronne : Bel Antre ou bureau de recrutement de Rimaton ?

Beaux officiers méfiez-vous ! On vous invite à entrer dans l’un et vous ressortez de l’autre alors que votre paquetage vous attend.

Maintes d’entre nous regrettent le départ du sous-lieutenant. Oui, j’ai eu le plaisir d’en partager avec lui. N’espérez pas trop, baronne, pouvoir m’identifier grâce à cette confidence, nous sommes une multitude. Et pour être tout à fait franche avec vous chères amies, j’en aurais volontiers repris une lichette.

***

1) M. A. de Bovet, « Le mariage de Geneviève », Lectures pour tous, mars 1904.

Gabière ➢ membre des unités féminines de reconnaissance et de renseignement de l’Amirauté.

Jubileur ➢ adjectif, qui grâce à moi – si personne ne m'a précédé – n’est plus un hapax. https://www.cnrtl.fr/definition/jubiler

Annotations

Vous aimez lire scifan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0