Le duelliste

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Le sous-lieutenant Tirdi De Montsolt est la plus fine lame du Duché et probablement du monde connu. Ses premiers duels furent de vraies leçons d’escrime. Malgré ou à cause de sa promptitude à jeter son gant et son obstination à transformer les duels au premier sang en duels à mort, après sa troisième victoire, s’était constituée autour de lui une véritable cour composée de demoiselles énamourées, de tireurs et tireuses admiratifs.

Après la septième, le général Du Chantour, dont il était l’aide de camp, lui interdit de provoquer quiconque en duel sans motif légitime dont il vérifierait le bien-fondé, sous peine de mise aux arrêts, voire de dégradation. Mais sa réputation était telle que de nombreux bretteurs, au sabre ou à l’épée, rêvaient de devenir celui qui a vaincu Fatal Tirdi. Il ne se passait pas dix jours sans que l’un d’entre eux ne vînt chercher la gloire et trouver la mort. À ces téméraires, dont certains étaient venus de l’Amirauté, s’ajoutaient ceux qui le défiaient pour venger un proche et les impudents qui portèrent une atteinte, jugée sérieuse, à son honneur (le traitant de tueur, assassin, etc.).

Le nombre de ses courtisans ne tarda pas à décroître, tant se firent plus nombreux ceux et celles dont il avait tué un parent ou un ami. Il avait réussi l’exploit de s’aliéner des familles de nobles, de lords, de financiers, de marchands, d’officiers et également son père.

C’est le dixième jour de la lune de l’Aubépine de l’an 175 de la nouvelle ère, alors qu’il avait déjà tué cinquante-trois hommes en duel, que la baronne Loulaé De Bel Antre lui jetât son gant. Aussi surpris que peu désireux d’occire une femme, il bredouilla :

« Baronne, je, je, vous, oublions cela, je vous excuse.

— Tudieu ! vous ai-je demandé de m’excuser, lieutenant ? Non ! je viens de vous provoquer en duel.

— J’en suis désolé, baronne, mais je vous attendrais après-demain à sept heures sur la place d’armes. Je choisis de vous combattre à l’épée jusqu’au premier sang.

— Vous m’offensez, lieutenant ! Nous nous affronterons où et quand vous l’avez décidé. Mais jusqu’à la mort.

— Baronne, je ne saurais y consentir !

— Seriez-vous un lâche ? Auriez-vous peur de moi, lieutenant ?

— Je me soumets à vos désirs, baronne, abdiqua-t-il en masquant son désarroi derrière l’ironie. »

Le 12e jour de la lune de l’Aubépine de 175 N. È., à dix heures, à la une d’une édition spéciale de L’Écho de Nouvelle Vernes, on pouvait lire cet article de Jonni Laplume :

LE COMBAT.

J’ai hésité pour choisir le titre de mon article entre « Le combat du siècle », « Une fin imprévisible » ou « extraordinaire surprise », voire « Un régal » ; tous reflètent parfaitement ce qui s’est passé ce matin sur la place d’armes, je me suis donc décidé pour un titre concis.

Si vous ne faisiez pas partie des trois à quatre cents spectateurs présents lorsque les duellistes arrivèrent accompagnés de leurs soutiens, je vais vous rapporter cet événement qui marquera l’histoire du duel.

Il y avait là toutes sortes de gens, ceux qui étaient venus voir la première femme tuée en duel, des admirateurs et admiratrices de Fatal Tirdi, des amis de la baronne, des escrimeurs, des connaisseurs, des bookmakers, des parieurs et des badauds.

De Montsolt arrivé en uniforme décrocha sa pelisse et la confia à son témoin, il s’apprêtait à déboutonner son dolman quand la baronne – en pantalon noir, ceinture dorée et chemise bouffante blanche – lui lança, vous pouvez garder votre gri-gri, lieutenant ! » Le public applaudit au sarcasme, le favori grimaça un sourire, mais n’ôta pas sa veste. Ils se rendirent sur le pré, se firent face, se saluèrent et l’affrontement commença.

Dès les premières secondes, les adversaires entamèrent un tango de mort, l’un reculait quand l’autre avançait, leurs pieds semblaient glisser sur le sol sans que jamais le gauche ne passe devant le droit. Le combat était acharné, attaques, parades, ripostes et esquives s’enchaînaient. Dans un silence à peine troublé par quelques commentaires murmurés, on entendait tinter les battements et crisser les glissements des lames l’une contre l’autre.

Après trois minutes, la plupart des spectateurs estimaient la joute équilibrée, nombre d’épéistes donnaient même un léger avantage à la baronne, mais les plus attentifs – dont votre serviteur – avaient remarqué que le sous-lieutenant n’était pas en mode Fatal Tirdi. Peu avant la quatrième, le temps ralentit et le silence s’épaissit lorsqu’il se fendit si profondément, en ligne de quarte, que son bras parut s’allonger indéfiniment. Tous virent la pointe de la rapière perforer la poitrine de la baronne. Scraaatch ! Tous furent arrachés à leurs stupeurs par le déchirement du lin. L’assistance supposa qu’elle avait adroitement dérobé son corps à l’attaque ; mais votre vigilant serviteur a clairement vu à l’ultime instant la pointe de la lame remonter jusqu’à l’épaule de son adversaire et redescendre en tranchant de haut en bas sa manche gauche.

De Montsolt recula et se mit en réserve. De Bel Antre invita sa sœur à la rejoindre, celle-ci, armée d’une dague, la débarrassa de la manche qui pendouillait puis retourna auprès des témoins. La charmante Loulaé, avec un sourire carnassier, se mit en garde. Le combat reprit.

Les heurts des lames étaient plus violents, les deux parties mettaient plus d’énergie dans leurs attaques. Après une dizaine d’assauts Tirdi récidiva, en ligne de sixte cette fois, tranchant la manche droite de la baronne. Mais elle ne fut pas dupe et sa riposte fut si rapide, si profonde et si précise, qu’un concert de « Oh ! » s’éleva, de la foule ; quand l’épée se retira, un brandebourg tomba au sol, mais le dolman était intact. Après une nouvelle intervention de Jessycaé De Bel Antre, le duel continua.

Sans doute, la baronne commençait-elle à fatiguer, car dès la seconde passe d’armes Tirdi le magnanime sépara en deux la chemise de son adversaire du cou à l’emmanchure droite ; d’un geste du bras gauche, elle fit choir les lambeaux du vêtement, ce qui la laissa torse nu, la poitrine barrée d’une bande maintenant ses seins. Ensuite, tout s’accéléra, elle porta une attaque dedans ; le fer du sous-lieutenant enveloppa le sien, puis dans son mouvement circulaire sectionna le bandage, révélant à nos yeux ébahis ce qu’elle dissimulait. Des bouches béèrent, des yeux s’écarquillèrent, des hommes échangèrent des coups de coude, d’autres en reçurent – qui sur l’épaule, qui sur l’avant-bras – de leurs femme, amie, sœur ou mère.

De Montsolt rompit et interpella son adversaire « Madame, si vous deviez mourir aujourd’hui, je préférerais que ce soit de honte ! », laquelle bombant la poitrine répliqua : « Monsieur, voyez-vous quelque chose dont je puisse avoir honte ? Auriez-vous peur d’être troublé au point d’en perdre la vie ? » Un franc sourire naquit sur les lèvres de Tirdi qui répondit : « Non ! Madame, je ne vois rien dont vous puissiez rougir, mais je m’en voudrais de vous dénuder ! » Aussi loin que nous fussions, nous perçûmes le bouillonnement de la lave dans les veines de la baronne qui persifla : « Il m’a pourtant paru que vous y preniez plaisir ! Ne brûlez-vous pas de terminer ? » Les oiseaux cessèrent de chanter, les feuilles arrêtèrent de frémir, le silence était tel que le temps fut suspendu ; ce qui nous permit d’entendre le : « Pas ici ! Madame, pas ici » murmuré en réponse.

Loulaé De Bel Antre se mit en garde, invitant à la reprise du combat. Après quelques battements, Fatal Tirdi dans un mouvement inédit (1) désarma la baronne et l’atteignit à la poitrine. Trois femmes et un homme défaillirent. Lorsque la pointe s’éloigna de Loulaé, une unique goutte de sang perla sur son sein gauche, en dessous et à droite du mamelon. Les appas de la dame étant peu volumineux, mais attachés haut et fermes, je pus parfaitement d’où je me tenais distinguer la goutte s’en détacher et lentement se rapprocher du sol. Calmement, De Montsolt dit à De Bel Antre : « madame, je me refuse à vous tuer, si ce premier sang ne vous donne pas satisfaction, prenez mon épée et percez-moi le cœur. » Il lui tendit la garde de sa rapière et posa la pointe sur sa poitrine. Elle lui rendit son arme et lui susurra quelques mots que je ne pus discerner. Sous les applaudissements, c’est côte à côte qu’ils rejoignirent leurs soutiens. Tirdi prit des mains de Jessycaé la cape de Loulaé qu’il lui mit sur les épaules prenant soin de couvrir ses seins.

J’obtins un entretien avec la Baronne De Bel Antre, je lui posais bien évidemment les questions qui brûlaient toutes les lèvres : l’auriez-vous vaincu sans le brandebourg qui arrêta votre lame ? Que lui avez-vous dit en lui rendant sa rapière ? C’est avec le sourire qu’elle me répondit : « En vérité, s’il avait été en chemise, je n’aurais pu faire à celle-ci ce qu’il fit à la mienne, mon attaque était trop courte d’un grain d’orge. Vous êtes bien curieux monsieur Laplume, mais vous resterez sur votre faim pour cela aussi. » Qu’entendait-elle par là ?

Je m’entretins également avec le sous-lieutenant De Montsolt, je lui ai demandé : vous aurait-elle vaincu sans le brandebourg qui arrêta sa lame ? Vouliez-vous l’humilier ? Votre stratégie fut-elle la bonne, car elle vous a volé la vedette et personne n’a relevé l’adresse avec laquelle vous l’avez dévêtue sans que jamais votre épée ne touche sa peau ? Que vous a dit la baronne en vous rendant votre rapière ? C’est lui aussi en souriant qu’il me déclarât : « Je tiens à préciser que la baronne est une des plus fines lames que j’ai affrontées, mais sa riposte était trop courte, il n’y a rien à ajouter. À aucun instant, je n’ai souhaité l’humilier, je disposai de deux jours pour imaginer une stratégie me permettant d’épargner sa vie sans perdre la mienne, j’ai réussi. Quant à ma dextérité, vous l’avez remarquée, cela me garantit la notoriété, mais au moins une autre personne l’a réalisé, alors peut-être est-ce ce qu’elle m’a dit. »

(1) J’ai baptisé le final de cette attaque, avec l’autorisation de son créateur « botte fatale de Tirdi ».

Le lendemain à onze heures, le duc convoqua le général Du Chantour et lui asséna : « général, non seulement votre aide de camp décime l’élite de nos bretteurs, mais maintenant il dénude la gent féminine en place d’armes. Qu’il se rende utile, qu’il aille donc trucider des matelots aux confins du monde, j’exige qu’il parte sur l’heure pour Rimaton. Ah ! je ne veux plus entendre son nom. »

Dans l’édition du soir de L’Écho de Nouvelle Vernes, dans la rubrique « les indiscrétions de madame Cancan » on put lire l’entrefilet suivant :

Et s’il l’avait estoqué.

Officiellement, le jeune Tirdi De Montsolt aurait été exilé pour avoir exposé aux regards de tous les seins de la baronne De Bel Antre. Lesdits ornements, dont monsieur Laplume se garde bien de préciser qu’ils ont servi de modèles (certains disent même qu’ils auraient été moulés) pour la fabrication des coupes à Juglar du palais.

Mais la colère qui ébranla le palais à l’aube, pourrait avoir pour origine, la façon dont la belle Loulaé – dont mon cher confère a souligné que de la lave bouillonnait dans les veines – aurait témoigné son pardon au sous-lieutenant.

Une colporteuse de ragots répand cette saillie : « d’habitude c’est dans le cœur que pénètre son estoc ». Une autre insinue qu’à la fin du combat tous deux subirent la petite mort. Enfin un soi-disant intime de Tirdi prétend qu’il aurait affirmé que sa particule devrait être « du ». Mais il ne s’agit là qu’affabulations égrillardes sans fondement.

***

Grain d'orge ➢unité de longueur denviron 9 mm

Juglar ➢ nom dune marque de champagne disparue en 1829, que jai choisie pour désigner ce vin, la région nexistant pas dans ce monde.

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