CHAPITRE 1: Beyrouth 1983,

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Pourrait pas avoir sa cafetière en haut c'connard.
Monter au sixième avec deux verres de café, c’est pas une mince affaire, surtout quand l’immeuble jouxte la ligne verte... rendez-vous compte ; faut enjamber les gravats, éviter les étrons, faire un peu d’escalade quand, dans la cage d’escalier, il manque des marches et qu'un palier n’est pas vraiment intact.

Compter dans sa tête trois secondes pour progresser par bonds successifs lorsqu’une partie du mur n’existe plus.

Un, on regarde où on veut, ou plutôt où on peut aller.

Deux, on avance courbé en deux.

Trois, on s’planque.

Et on espère que l’autre, celui d’en face, n’a pas de RPG.

Surtout que de l’autre côté c’est le Hezbollah, une toute nouvelle milice qui en veut, qui nous en veux.

Quand je dis ça... C’est pas tout à fait vrai, va faire comprendre à ces cons que je suis là en touriste.
Enfin le sixième, pas vrai !… Les cafés sont encore chauds… et comme on les aime… sans sucre, avec beaucoup de marc au fond et ce petit goût de cardamone qui fait toute la différence.
« J » est là, assis dans une espèce de transat sale et méchamment troué.

Sur ses genoux une putain de belle arme, un SVD avec sa lunette.
Devant nous une grande ouverture, cela a dû être une bien belle baie vitrée comme en témoigne tout ce verre pilé qui crisse sous mes pas. Tout le pourtour n’est qu’une dentelle de ciment. Les murs vérolés sont un gruyère d'où dépassent des fers à béton qui pointent leurs doigts rouillés vers un danger qui vient d'en face.
Nous sommes en retrait, « J » toujours assis dans son transat, moi sur des sacs de sable.
J’ai une furtive pensée pour ceux qui ont monté tout ce sable, car ces murs sont épais bien que bas.

  • Alors ?
  • Alors… à l’ouest rien de nouveau, et merci pour le kawa.
  • De rien, je viens pour la vue... y parait qu’on voit la mer.
  • T’as raison, ici... la vue, elle est mortelle.

Et c’était vrai…

Dans les deux cas c’était vrai.

Vrai comme un pari stupide.

Vrai, que ce jour-là… pourtant bordel, je devrais me souvenir de la date exacte pourtant… Pourtant non.

Juste, que je me rappelle que j’étais en perm.

Juste, que j’ai eu l’opportunité de tuer mon premier homme.

  • T’as d’quoi fumer ? j’ai fini mes Lucky et j’peux pas descendre.
  • J’ai d’la troupe.
  • Vous les Français avec vot’putain de tabac brun, z’êtes pas civilisés.
  • J’ai aussi du rouge, si ça te dit, c’est du bon, tu vas voir un joint avec… c’est pas de la fumette pour amerlocs et puis la chéchia... tu vas pas m’dire que c’est toujours du blond. Passe-moi plutôt ton Dragounov et roule au lieu de débiter des conneries.
  • Pourquoi c’est pas toi qui roules ?
  • C’est toi qui veux fumer. Et puis je veux voir la bête, ça me changera de mon SIG ou de mon FRF1. T’en as fumé combien avec ?

« J » sans relever la tête, concentré qu’il était à vouloir réussir un pétard, un joli trois feuilles, distraitement me dit :

  • T’as qu’à regarder sur le mur.
  • T’as pas fait de croix ?
  • T’es con ou quoi, c’est pas des chrétiens que j’flingue.
  • J’plaisante. Pas mal 12, ça commence à l’faire.
  • Putain c’est vrai qu’il est bon !
  • file une taffe... tu peux remercier ceux d’en face, il vient de chez eux, j’en ai pris un kilo à Chaoui Street. C’est qu’ils ont voulu nous entuber ces salaud.
  • Comment ça ? T’aurais dû passer par nous, nous aussi, on en a du bon.
  • Oui, mais quand j’ai fait mon marché je savais pas que tu étais rentré ... Et qu’eux, on les a juste en face du camp.
  • Alors ce deal raconte.
  • Oui, alors un gars des Minguettes, Chavignieu qu’il s’appelle, ce crétin… Cherche pas, tu connais pas. Il nous dit, oui à moi et à Durant, qu’il connaît un type qui vend de la bonne... Pffff... dans une boutique à côté de celle qui nous lave nos affaires. Le seul problème c’est qui vend que par kilo. En fait de problème c’en était pas un, vu qu’on était plus d’une dizaine à en chercher. Chavignieu dit qu’il se charge de tout. Ok qu’on dit, mais on se méfie, comme j’t’ai dit Chavignieu, c’est un crétin, doublé d’un con. Dans leurs tours, là-bas, ils doivent se reproduire en famille, sinon c’est pas possible d'être aussi con. Refile une taffe... Pffff...c’est vrai qu’elle est bonne... Pffff... quand je pense au foin que je fumais à Montpellier. Tiens je te repasse le joint... Alors oui où j’en étais... ah oui, Chavignieu, il revient avec une brique, oui un sac en jute comme une brique, j’te jure avec le tampon du Hezbollah poché dessus, tu sais, le bras tendu qui tient la kalash. Bon on lui demande, tu l’as goûté au moins ? L’air con qu'il prend. Non qu’il nous dit, la dessus Mzira prend le paquet l’ouvre. Tu me croiras si tu veux, c’était d’la terre, de la putain d’argile. Je reprends le paquet à Mzira qui rit jaune... tu sais, il vient du Maroc et avec lui, on plaisante pas avec ces choses-là. On dit à l’autre con, toi, tu bouges pas ! Nous, on va causer avec ton gars… Fait tourner...Pfff... tu vois le tabac brun ça s'marie bien avec le rouge, c'est du brut, pas d'la fumette pour minette.

J’aspire fort encore une fois et je retiens ma respiration, j’ai les yeux qui piquent. Je lui rends le joint.

  • Tiens, j’te le rends, c’est presque le cul.
  • Le cul ! Vous aimez, vous les Français.
  • Oui, mais pas celui-là J’aurais pu dire: "je préfère celui de ta sœur".

Mais on ne plaisante pas avec ça. Surtout quand on sait que sa sœur, elle a été butée par les Syriens. Je le sais parce qu'il n’y a pas longtemps de cela, je lui avais demandé pourquoi à son collier, il y avait deux croix, alors il m’avait raconté… Depuis avant de moucher une cible, il embrassait la petite croix en or de sa cadette.

  • A quoi tu penses ?
  • Non à rien. Ton cousin, il fait un bon café.

(Là, je pensais sûrement à la pub "grand-mère sait faire un bon café" et puis là, je me suis souvenu que la grand-mère de "J" était morte avec sa petite sœur. Alors là, je suis parti d’un fou-rire, mais d’un fou-rire mazette.

  • Qu’est ce qui te fait rire comme une baleine ?
  • Non rien, tu pourrais pas comprendre.
  • Dis que je suis un con comme ton Chassinieu, non ton Chavinieu.
  • Non, juste à une note de service qui nous oblige à prendre tous nos repas, y compris le café au réfectoire.
  • Et alors je vois pas ce qu’il y a de drôle ?
  • T’as jamais été au réfectoire… quand tu sauras qu’on pisse dans le bac à plonge et qu’on met une double ration quand c’est le tour de la vaisselle des officiers.
  • Alors tu finis ton histoire pendant que j’en roule un autre.
  • Ok, mais t’a rien à boire ?
  • Oui, j’ai une bouteille de Mirinda.

Je bus une bonne gorgée tiédasse de ce qui ressemblait furieusement à du Fanta Orange.

  • Oui, donc… ah oui, faut te dire que c’est rare qu’on soit en civil. On est toujours en treillis avec nos armes, c’est la consigne. Même pour faire nos courses, alors quand tu vois trois mecs qui rentrent dans un magasin fusil en main… Tu t’écrases, l’autre avec son 9 mm qu’est ce que tu veux qu’il fasse, il s’écrase. Mzira qui parle marocain commence à palabrer, l’autre comprend rien, c’est pas le même arabe y parait. Je lui jette sa came et je dis not good ! Durant, qui parle mieux l’anglais qui rajoute : You make fun of us, you want to sell us shit ! Ca je l'ai bien retenu.
  • Et merde j’ai plus de feu, t’en as ?
  • Oui. Tiens mon Zippo, il s’appelle revient.
  • Tu me prends pour un juif ?
  • Sans les Israéliens il y a longtemps que les Druzes vous auraient mis la raclée, alors tu devrais la mettre en veilleuse.
  • Ho ça va ! C’est pas parce que MOOSSIEUX baise avec une juive que…

Je n'ai pas pu entendre la fin de sa phrase, car le bruit assourdissant d’une rafale de PK résonna, avec pour résultat immédiat une pluie de ciment et un nuage de poussière.
Je sais pas qui est le con qui disait que quand on vous tire dessus, on n’a pas le temps d’entendre les balles… Mon cul !
Je comprenais maintenant pourquoi il y avait ici une telle épaisseur de sac de sable à cet étage.
Je ne sais pas pourquoi non plus dans de tels moments les pensées les plus incongrues vous viennent à l’esprit et, présentement, je fixais des yeux mon verre de café rempli de graviers, je me disais, si ma mère savait où je suis, elle serait folle.
Encore heureux, j’ai fini de le boire. Les impacts continuaient leurs crépitements accompagnés de milliers d’éclats. Je pense que le terme arrosé était le plus approprié. Celui d’en face nous arrosait consciencieusement, allant de droite à gauche, pulvérisant un peu plus une façade qui n’en demandait pas tant.
« J » me cria :

  • C’est bientôt fini, il a des cassettes de 200, en plus ce con… il tire trop haut. Je l’ai logé, mais j’arrive pas à l’avoir. Alors la suite de ton histoire ?

Une fois de plus dans ma vie, je me sentis stupide, mais stupide… Je racontais un deal un peu musclé, mais sans plus, alors que « J » se faisait canarder quotidiennement et dégommait des gens avec application, c’était plutôt à lui de me raconter ses aventures.

  • Bof... rien... on a réglé ça à l’amiable, il a compris, alors il nous a donné de la bonne avec une plaquette de 250 g en plus, histoire d’enterrer notre différent. Criais-je.

Comme un fait exprès le silence se fit.
C’était la première fois qu’on me tirait dessus, un dépucelage au gros calibre.

  • Tu peux pas le dégommer au RPG ?
  • Trop loin, il est à plus de 300 m.
  • Et avec ton SVD ?
  • Je sais pas, tu sais mon truc, c’est la rue, plus loin c’est pas évident.
  • C’est vrai ? Sans blague. La visée conforme, tu connais ? C’est souvent qu’il tire comme ça ?
  • C’est ma faute, j’ai oublié l’heure… Le matin, on est dans l’ombre, après midi le Soleil tourne et ça éclaire jusqu’au fond de la pièce. On a eu de la chance. Viens, on change de pièce, il nous verra plus.

Heureusement, j’étais couvert de poussière de la tête aux pieds, aussi, je pense que « J » ne remarqua pas à quel point j’étais blanc.
En même temps que nous déplacions, il me dit.

  • Oui, je m’entraîne en tirant sur des chiens dans la rue, tu croyais tout de même pas que j’avais descendu 12 mecs ?
  • Pauv con, ici plus rien ne m’étonne.
  • Non j’en ai flingué que 3. C’est quoi ta visée ?
  • En vrai, vu que t’a une lunette, et une chouette, c’est pas comme ça que je devrai dire mais plutôt ligne de visée.
  • Oui t’es toujours aussi chiant, déjà à Toulouse…
  • Oui ça va, je sais ce que tu vas dire.
  • Non j’crois pas, j’ai été surpris quand je t’ai vu au check point de « Nahr Ibrahim » surtout que t’étais un baba antimilitariste fumeur de joints.
  • Je l’suis toujours, disons que maintenant, je sais pourquoi je l’suis.
  • Comment tu t’es retrouvé ici ?
  • Bof, tu sais, j’ai pas pu me faire réformer et je sais pas comment je me suis débrouillé… Bref, j’me suis retrouvé en régiment semi-disciplinaire compagnie de combat et tout le tintouin. En fait semi-disciplinaire ça veut rien dire, ce sont des bobards qu’on raconte aux bleues bites. J’aurai pu faire mon trou dans un bureau. Mais j’suis con et puis à chaque fois que je rentrais de perm, je passais devant chez mon ex-copine. Tu sais, Cosette ; alors ça, je pouvais plus. Alors quand ils ont dit, il y a des places pour le Liban ça a fait clic. C’est qu’ils sont bons pour te vendre d’la merde. Bref six mois de classes plus tard papapam… me voilà.
    Au fait, je te remercie pour le cric.

(Là, il faut que j’explique pour les lecteurs), j’étais en mission avec un ami Ress, rasta de son état dans le civil.

Mission de chaises ça ne s’invente pas, je conduisais un 6X6 bourré à ras bord de chaises pliantes, direction un bataillon étranger de la FINUL au-delà de Nahr Ibrahim, il faut dire aussi qu’on avait démarré vers les cinq du mat qu’il était maintenant plus de 11 heures et que, depuis tout ce temps, on fumait des joints en écoutant Bob Marley sur nos walkmans.

Elle est belle l’armée française.

Depuis un moment, les voitures qu’on croisait n’arrêtaient pas de nous faire des appels de phares, nous, on croyait qu’ils nous faisaient un coucou.

Mais non, j’avais un cul de bouteille planté dans le pneu avant gauche. Je m’étais rendu compte de rien.

L’escorte qu’on avait, s’était tirée pour aller becter chez les Irlandais où la bouffe était meilleure et où, surement, il ne devait pas y avoir de pipi dans l’eau de vaisselle.

On avait eu un contact radio au trpp11*, en gros, ils nous disaient démerdez-vous.

Qui voudrait d'une cargaison de chaise ?

On avait une roue de secours, mais pas de cric.

Le trpp11 passait plus.

Un soleil de plomb, pas d’ombre et nous, on se marrait assis par terre à l’ombre du camion.

  • Yeah man, qu’est-ce qu’on fout, maintenant ?
  • J’me frais bien une petite bière.
  • Yeah man, c’est toujours toi qu’as les idées.
  • Oui, mais là, j’ai comme un coup de mou. Bon, tu restes ici, t’es plus balaise que moi, alors tu commences à déboulonner la roue. Moi, je prends la radio et je m’avance pour chercher de l’aide. Avec de la chance… Et puis on est en territoire Maronite, c’est tranquille il parait. Tout ce que je risque... c’est qu’on se foute de moi. Ici, tout le monde nous prend pour des touristes.

Je vérifie mon équipement, frag-jacket, brelaches, mon SIG avec quatre chargeurs, deux scotchés ensembles dont un engagé, sélecteur de feu sur semi-automatique. Autour du cou le trpp11 qui chouine, et roule ma poule, direction l’inconnu et au-delà, en espérant que ce ne soit pas l’Au-Delà, mais il faudrait vraiment une putain de poisse.

Le casque du walkman sur les oreilles, une K7 de Lavilliers qui tourne en boucle :

« On meurt parfois pour un rien

Une mygale ou un chagrin

Un scorpion, un américain

Elle travaillait dans un hôtel

Restaurant essence et bordel

Mode de Paris Winchester »

Un kilomètre plus loin, je faisais une énième tentative avec le walkie-talkie toujours sans succès, hormis ce « pffffff » bien chiant qui tape sur les nerfs.

En plus, les piles commençaient à être nazes ! du matos français pur jus, bref de la merde.

Après un énième virage, je vois un pont et un check-point.

Je sens que ça va être le bordel et les emmerdes comme d’hab.

Quand je pense que si j’avais été réformé, à l’heure qu’il est, je serai à Québec.

Putain, ils ont bousillé ma vie, ces cons, et maintenant, j’suis là, marchant droit sur une bande de plus crétins que moi mais surement plus dangereux qu’une bande de Tahitiens ivres morts…

Je retire mon casque lourd et mes écouteurs que je fixe à la ceinture. Je me coiffe de mon béret bleu, malgré la chaleur j’agrafe mon frag jacket qui doit dater des années 60 et qui à défaut d’arrêter les balles peut, peut être amortir les cailloux, c’est une bien maigre protection, mais ça fait sérieux et on devine moins mon côté gringalet.

Putain dans quelle merde je suis. J’aurai dû rester avec Ress. Cette putain de bordel de merde d’escorte ferait bien demi-tour un de ces quatre. Je les hais tous ces cons galonnés, tout ce qu’ils voient, ce sont les primes, leurs putains de treillis retaillés à la mode para et les médailles avec l’agrafe Liban.

En face, je sais qu’on m’observe à la jumelle. Pour me donner une certaine contenance, je continue de siffloter "Fortaleza". En tout cas, je filerai pas mon arme, je ferai pas comme ces lopettes de Hollandais.

Quand je suis à portée de voix, j’entends un grand rire. Moi méfiant, je prends mon arme à deux mains.

  • Et con ! T’es bien loin de Toulouse, connard !

Cette voix, je la reconnais, c’est « J » qui était étudiant en archi.

  • Et toi, sale bâtard de mes couilles ! T’as raté tes partiels ?

Bon, la suite est sans intérêt « J » et ses copains nous ont aidés pour changer notre roue. J’en ai été quitte pour leur filer une demi-douzaine de chaises, comme cela, ils surveilleraient leur pont, assis les pieds sur un bidon rempli de glace et de bières israéliennes. De la Maccabee, je sais, je sais ça aussi ça ne s’invente pas.


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