Partie 3

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L'agent prit quelques minutes pour sonder le plan qui lui faisait face. Il ne s'était pas perdu dans cet immense vaisseau depuis sa cinquième mission ; il en comptabilisait trois cent quarante-deux maintenant. Aujourd'hui encore, il connaissait mieux le chemin que son destin et pourtant, il attendait patiemment devant le panneau comme un petit nouveau. Quand il jugea avoir perdu assez de temps à détailler les angles des couloirs et les courbes des cabines, il reprit sa marche lente jusqu'au bureau de son supérieur.

En route, il s'arrêta plusieurs fois pour saluer des connaissances et prendre des nouvelles des hommes qui l'avaient accompagné dans ses dernières opérations sur le terrain. Lorsqu'il atteignit enfin sa destination, deux nouveaux messages avaient fait vibrer sa montre et plus d'une heure s'était écoulée depuis le premier qu'il avait reçu. Krane soupira un grand coup, se força à sourire avec nonchalance et entra sans frapper ni attendre d'y être invité.

Le bureau tenait plus d'un salon que d'une salle de travail. Sur la gauche, deux canapés et un fauteuil bleu nuit faisaient face à une table basse en verre opaque posée sur un tapis moelleux de la même couleur que le mobilier. Des deux côtés, les murs étaient dissimulés derrière d'imposantes bibliothèques pleines à craquer de livres en tous genres ; un robot, ressemblant fort à une goutte d'eau sur roulettes, agitait ses longs bras articulés pour dépoussiérer les vieux ouvrages entreposés. Derrière le bureau qui trônait au milieu de la pièce, le sol s'enfonçait en quelques marches pour former, avec l'aide de la baie vitrée incurvée, un cercle offrant une vue incroyable sur l'espace au-dehors. Une banquette s'étalait sur la moitié de cette courbe ; de ce fait, la partie centrale se trouvait assez spacieuse pour accueillir, même allongé, un homme aussi grand que Bliszon Cing.

Un bras sur le demi-dossier, la tête dans la main et les jambes étendues, Merchibold San Pervic contemplait les deux soleils de Malker derrière l'imposante vitre teintée. Quand la porte cliqueta en se refermant doucement grâce à son mécanisme automatique, il ne bougea pas d'un millimètre. Depuis cinq années qu'il était au service de cet homme, Krane n'avait jamais réussi ni à le surprendre, ni à l'énerver. Sur ce point, l'agent regrettait presque son supérieur précédent avec lequel il suffisait de quelques mots pour voir son visage devenir écarlate et sa voix frôler les ultrasons.

— Krane, susurra Merchibold avec mépris, sans même se retourner pour confirmer l'identité de l'intrus. Ne soyez pas timide, asseyez-vous donc.

L'agent ne se le fit pas dire deux fois et prit place devant le bureau verni autour duquel se faisait face une paire de fauteuil. En posant son regard sur le siège de son supérieur, il jugea qu'il devait être plus confortable que celui sur lequel il s'était assis et grimaça de jalousie. Du bout du doigt, il inspecta une étrange sculpture qui lévitait, s'assemblait et se désassemblait toute seule d'un tempo tout à fait hypnotisant ; puis engagea la conversation d'un ton léger :

— Vous m'avez fait appeler, Pervic ?

— San Pervic, rectifia celui-ci. Et la réponse est non.

Krane serra les poings et les dents. Peu importait ce qu'il disait, son supérieur trouvait toujours le moyen de le contredire. Sa question n'était qu'une rhétorique de routine afin de faire avancer la conversation et de précipiter un peu le mouvement. Le problème était là : Merchibold aimait tout contrôler ; il voulait que les choses aillent à son rythme – qu'il avait fort lent. Pour lui, tout ceci n'était qu'un jeu qui lui permettait de détruire la défense de l'adversaire et d'attaquer.

L'agent avait essayé de tout son cœur mais n'avait jamais réussi à comprendre ce rythme et prendre le contrôle du jeu. À chaque fois qu'il devait affronter son supérieur, celui-ci l'écrasait en beauté. Même s'il aurait souhaité le contraire, Krane ne se faisait aucune illusion : ce jour ne ferait pas exception.

— Croyez bien que, si cela ne tenait qu'à moi, je ne prendrais pas la peine de vous l'annoncer moi-même. Ce sont mes supérieurs qui vous ont fait appeler ici, s'expliqua finalement San Pervic.

— Allons bon ! Depuis tout ce temps que vous les laissez vous commander suivant leur bon plaisir, vous n'avez toujours pas pris leur place ? Je suis presque déçu.

— Chaque chose en son temps, Krane. Chaque chose en son temps.

Même si Pervic lui tournait le dos, l'agent pouvait imaginer sans mal le sourire malveillant qu'il devait arborer à cet instant. Cet homme ne serait satisfait que le jour où le contrôle de l'univers tout entier lui reviendrait.

— Parlons plutôt de votre dernière mission, agent.

Merchibold se redressa lentement de la banquette arrondie. Il prit le temps de s'étirer, lisser ses vêtements sombres et enfiler ses chaussures ; puis il gravit les quelques degrés et s'arrêta derrière le grand fauteuil qui faisait face à Krane. Ses longs doigts posés sur le dossier, San Pervic souriait de ses petites dents blanches. Tout ce cinéma énervait profondément l'agent qui serra les accoudoirs un peu plus fort. Ce geste, aussi imperceptible qu'il fut, n'échappa pas à son supérieur qui s'en délecta avec joie avant de s'asseoir à son bureau. Il ouvrit ensuite un tiroir, en sortit une fine cigarette et l'offrit à son subordonné qui déclina d'un léger signe de tête.

— Elles ne sont pas extraterrestres, précisa Pervic, insistant.

— Je n'en doute pas. Mais fumer tue, vous savez, ironisa Krane.

— Vous avez raison. Merchibold marqua une pause qu'il mit à profit pour ranger la cigarette puis sourit de plus belle. D'autant qu'il est grand temps pour vous de faire attention à votre vie.

— Vous inquiétez-vous pour moi, Pervic ?

— Je plaide coupable : j'ai peur que vous ne nous quittiez avant que je puisse vous annoncer la grande nouvelle.

— Alors crachez le morceau, espèce de cinglé, s'impatienta Krane.

Cela faisait à peine dix minutes que l'agent était entré dans le bureau et pourtant, il pouvait d'ores et déjà se l'avouer : il avait perdu. Chacun de ses mots tournait en faveur de San Pervic et Krane savait pertinemment que le silence ne l'aiderait pas dans cette épreuve. D'ailleurs, son supérieur n'aimait que trop qu'il se taise pour qu'il accepte de le faire.

— Vous êtes déjà au courant.

Krane faillit s'étouffer avec sa propre salive et toussota quelques instants. Que pouvait-il répondre à cela ? Il ne pensait pas être capable de le cacher longtemps aux yeux perçants de Merchibold mais, tout de même, il n'imaginait pas être démasqué aussi vite.

— Miss Nimnell, souffla Pervic.

L'agent n'aimait pas cette manie qu'avait son supérieur de tout deviner et tout savoir sur tout. Ce qui l'énervait le plus était de devoir avouer qu'il le respectait pour cela. L'homme qui l'avait précédé ne possédait pas cette clairvoyance, ni même le moindre soupçon quant à l'obéissance de ses subordonnés. Il croyait que chacun des membres de l'Agence comprenait son autorité et la respectait tout naturellement. Cependant, il existait un homme sous son commandement dont l'ambition n'avait pas encore été calculée à sa juste valeur. Merchibold n'avait pas hésité à écraser son supérieur pour mieux prendre sa place. Aujourd'hui, il faisait comprendre à tous les autres qu'il ne laisserait passer aucune insubordination. Il connaissait parfaitement les rouages de la trahison, identifiait chaque complotiste d'un simple regard et empêchait toute tentative d'insurrection. C'était donc avec une crainte gonflée de respect que tous les hommes de San Pervic suivaient les ordres sans rechigner. Tous sauf elle.

— Un jour, vous comprendrez que vous ne pourrez jamais empêcher Jalika de parler.

— Ne vous inquiétez pas, Krane. Je saurai la faire taire.

La menace à peine voilée fit tressaillir l'agent qui se dandina sur son fauteuil pour trouver une position plus confortable. Il n'appréciait guère la chirurgienne mais ne lui souhaitait pas les foudres de San Pervic. S'il y avait un homme parmi les officiels de l'Agence capable de se débarrasser d'elle, c'était lui. Cependant, il n'était pas connu pour sa clémence : si Jalika le gênait, il n'hésiterait pas à mettre un terme prématuré à sa vie.

— Votre dernière mission a été un échec monumental, critiqua Merchibold. Vous avez réussi à transformer un banal kidnapping en un champ de bataille. Tous vos hommes sont morts et l'un d'eux y a laissé ses jambes. Pour couronner le tout, l'otage s'est volatilisée avec l'ennemi. Très franchement, Krane, de la part d'un vétéran tel que vous, nous attendions mieux. Que vous mourriez presque systématiquement : nous avions fini par nous y habituer. Mais comment avez-vous pu tomber dans une embuscade ? Le protocole vous imposait de vérifier l'ensemble du vaisseau avant de rejoindre la cible. Votre manque de professionnalisme me consterne. J'en attendais plus de vous.

— Ne mentez pas. Tout ce que vous attendiez, c'était l'occasion de m'éliminer. Vous devriez me remercier de vous avoir donné l'opportunité de me virer.

— Allons... Vous savez très bien que ce ne sont pas là mes méthodes, répondit-il en souriant. Le renvoi vient d'au-dessus. Ils ne supportaient plus de vous voir mourir à chaque fois – que vous réussissiez ou non. Vous leur coûtez trop cher pour des résultats hasardeux. Cette fois était celle de trop.

— Ce sont leurs informations qui nous ont menés à ce résultat, lâcha Krane les dents serrées de rage.

— Ne soyez pas un traître en plus d'un idiot, se moqua San Pervic. Vous êtes viré et rien de ce que vous direz ne changera cela. Souriez plutôt : vous aurez marqué tous les records de l'Agence.

L'agent fit glisser son regard sur la baie vitrée pour se retenir de frapper le bureau, voire pire : son supérieur. Combien de fois lui avait-on rappelé qu'il était l'agent qui comptabilisait le plus de morts de toute l'histoire de l'Agence ? Il ne portait pas ce record dans son cœur et bon nombre de personnes murmuraient des critiques dans son dos. Maintenant, il était le premier agent à être démis de ses fonctions et renvoyé de la société elle-même. Habituellement, l'Agence offrait à ses anciens hommes de terrain d'autres postes en son sein, comme Cing qui deviendrait instructeur sous peu ; pourtant, elle se débarrassait purement et simplement de Krane, ce qu'elle n'avait jamais fait auparavant. Il n'existait qu'un record que l'agent ne détenait pas : celui du nombre de missions réussies avant la toute première mort.

— Ou presque tous, continua Pervic, mais il faut avouer que votre mère a mis la barre très haut. Qui pourrait battre une femme aussi incroyable ?

— Pas vous, en tout cas, renchérit Krane, un sourire satisfait sur les lèvres.

Merchibold stoppa le moindre mouvement et son visage perdit toute couleur. Son regard sévère était posé sur le dixième doigt qui manquait à sa main gauche. Dans cet instant d'abandon à une vieille rancœur, une mèche de ses cheveux blonds – qu'il a, en toutes circonstances, toujours parfaitement plaqués sur son crâne – vint se poser avec grâce sur l'arête arrondie de son nez cassé. Tout ceci, Pervic l'avait hérité de sa première mission en tant qu'agent. La situation avait mal tourné et tous les hommes de l'équipe d'intervention étaient morts. Depuis, Merchibold avait tout fait pour entrer dans les petits papiers de ses supérieurs et n'avait plus jamais mis un pied sur le terrain. Il gardait, de sa première et dernière mission, outre un traumatisme certain, une haine profonde pour son commandant de l'époque : Krane. Ce dernier cessa d'apprécier son attaque quand, d'une lenteur plus marquée qu'à son habitude, son supérieur s'appuya de toute sa hauteur sur le dossier de son fauteuil et dévoila ses petites dents blanches dans un sourire carnassier.

— Vous êtes viré, Krane. Et vous savez le meilleur ?

— Dîtes toujours, cracha-t-il plein d'appréhension.

— On vous expédie sur Malker.

— Allez vous faire foutre, jura Krane sous les yeux amusés de son supérieur.

De rage, l'agent repoussa son fauteuil avec assez de force pour le faire basculer en arrière ; suivant un mécanisme de basculement assez simple : le siège se redressa et vint frapper violemment le bas du dos qui lui faisait face. Plus énervé que jamais, Krane se retint de frapper l'homme qui lui souriait et tourna les talons. Quand il atteignit la porte, Merchibold lui lança d'un ton léger :

— Oh ! et puis Krane : vous avez dix minutes.

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