Le croqueur de nuages

3 minutes de lecture

Il était seul. Toujours.

Rêveur de réalité, il levait vers le ciel un regard avide de jours différents. Il marchait, toujours, accompagné d’une solitude qu’il pensait salvatrice. Ses pas réguliers foulaient le sol à une cadence qu’il avait adoptée depuis longtemps, et les saisons passaient tour à tour dans un cycle qui lui semblait monotone. Il ne posait plus ses yeux sur les fleurs de printemps, ne sentait plus la froideur de la neige glisser sur sa peau et disparaître comme un songe glacé. Du matin au soir, de l’aube au crépuscule, il marchait, traversant déserts et forêts sans pourtant remarquer une quelconque différence de paysage. Le sien était gris. Aucune couleur vive ne parvenait à égayer son cœur, alors il avait choisi le gris, la couleur de ses pensées, dans laquelle il était certain de se complaire bien mieux qu’ailleurs. Il avait tenté de faire comme les autres, d’avancer comme eux, mais leurs couleurs l’agressaient, le transperçaient. Alors il s’était enfermé dans son gris.

Sa douleur était psychologique. Son corps était malmené par son rythme ininterrompu, usé jusqu’à la corde, mais la seule souffrance qu’il ressentait était celle de son esprit. Aussi, il avait faim. Très faim. Il avait laissé cette sensation prendre de l’ampleur, remonter jusqu’à sa gorge, jusqu’à ce qu’elle finisse par se caler au fond de son être comme un poids naturel. Pourtant, elle était toujours là, à chaque instant, comme une douleur sourde qui attendait qu’il s’arrête pour le dévorer tout entier. Alors il avait toujours faim, et toujours soif de quelque chose, de quelqu’un, d’un sentiment qu’il ne connaissait pas encore et dans lequel il voulait se noyer tout entier.

Quand il flanchait et qu’il voyait flou, qu’il ne trouvait plus son chemin, aveuglé par son gris, il mangeait des nuages. Leur douceur glacée le réconfortait, lui murmurait que leur goût amer n’était qu’illusion. Alors, il était convaincu qu’il était rassasié. Qu’il était fait pour croquer les nuages avec joie et délice, même s’ils lui écorchaient un peu plus l’âme à chaque bouchée. Après les avoir avalés, il était rempli de vide. Il était rempli. Il était le croqueur de nuages. Il le croyait. Il n’était pas fait pour croquer la vie, se disait-il en esquissant un sourire qui ne réussissait même pas à le tromper lui-même. Le rugueux vaporeux des cumulus grisâtres était sa seule nourriture, et il devait être heureux de sentir en lui, à chaque bouchée, cette douce glace qui le faisait frissonner. Il les mangeait pour ne pas disparaître dans la noirceur de son cœur.

Pourtant, malgré tous les nuages qu’il avalait en chemin, son corps et son âme partaient en fumée, tandis qu’il s’accrochait aux derniers brouillards qu’il croisait pour les dévorer avec une avidité éperdue. Ses pas ne le conduisaient plus qu’à des zones sombres et froides, et petit à petit, il s’épuisait, tournant en rond, cherchant désespérément de la lumière là où les nuages ne suffisaient plus à le sustenter. De quoi donc avait-il faim, si ce n’était de nuages ? Qu’avait-il manqué ? Quand ses pas s’étaient-ils écartés de son chemin ?

Ces questions sans réponses le firent un jour tomber à genoux. Perdu dans un désert qu’il avait sûrement déjà traversé, il cherchait des nuages. Il n’en trouvait pas un seul. Alors qu’il coulait, seul, dans les profonds abysses de sa vie, il n’en trouvait pas. Les étoiles brillaient tout là-haut, réseau lumineux et complexe qui semblait le narguer sans qu’il puisse comprendre un seul de leurs messages. C’était la fin, la fin de son errance sans but réel, la fin de sa recherche infructueuse de quelque chose de meilleur. Il s’arrêta. La faim le rattrapa, l’enveloppa, le déchira. Ne serait-il donc jamais rassasié, même à la dernière seconde de son existence ?

- L’amour se dévore, se croque à pleines dents, il a un goût si savoureux qu’on voudrait s’en gaver à l’infini.

Il se retourna.

Penché sur lui, quelqu’un.

Il était très différent, lui ressemblait un peu. Ce quelqu’un venait de lui révéler un secret que les nuages lui avaient peut-être caché. Ses paroles avaient ouvert une brèche dans son gris.

- Aime-moi, alors.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Souffle de Lune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0