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 Sam ordonna à son chauffeur de l’emmener à l’adresse que Muad lui avait donnée. Ils arrivèrent quelques minutes plus tard. C’était une boutique ésotérique en plein milieu des quartiers populaires. Sa façade verte pâlie et décrépie par le temps jurait avec les murs fuligineux des autres bâtiments de la rue. D’épais rideaux orientaux cachaient l’intérieur de la boutique et au-dessus de la vitrine, il était écrit en lettre capitale : AZ LISEUSE DE CONSCIENCE.

 Sam entra dans la boutique. À l’intérieur, les rideaux ne laissaient que très peu de lumière pénétrer les lieux. Une odeur d’encens lui emplissait les narines ; elle était si forte qu’il en était étourdi. Il n’y avait que très peu de place entre les allées pour se déplacer tant elles étaient surchargées de bibelots. Il y avait des pierres de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des flacons aux contenus inconnus, des grigris de toutes les sortes, des illustrations du corps humain ainsi que la position des chakras et des centaines de livres occultes. Ce fatras ésotérique partageait l’espace restreint de la boutique avec un arsenal d’appareils électroniques, de scanners et sondes en tous genres qu’on avait modifiés et de câbles qui s’entortillaient comme un tas de couleuvres. Derrière le comptoir du fond, un rideau de fausses perles tinta et laissa apparaître une femme.

 Elle s’avança jusqu’au comptoir sans quitter des yeux Sam. C’était un joli brin de femme, pensa Sam. Il n’arrivait pas à estimer son âge : elle pouvait aussi bien avoir vingt ans que cinquante ans ; elle semblait vieillir ou rajeunir selon la lumière qui l’éclairait et l’angle sous lequel on la regardait. Par contre, l’assurance et l’intelligence qu’on pouvait lire dans ses yeux en amandes ne changeaient pas.

 « Eh bien ! mon ami, pourquoi êtes-vous si tendu ? demanda-t-elle d’une voix surprenamment grave pour une femme.

 – Moi ? Tendu ? Vous avez lui ça dans mon chakra ? Ou peut-être que c’est à cause de l’énergie que j’émets, fit Sam avec un large sourire goguenard aux lèvres.

 – Non. Vous empestez la sueur et vous n’arrêtez pas de tripoter le vid’com qui est dans votre poche. »

 Sam ne s’était même pas rendu compte qu’il faisait tourner nerveusement dans sa main son vidéocom portable, et cela, depuis qu’il était sorti de sa voiture. Il se racla la gorge et sortit sa main de sa poche.

 « Tous ces machins de sorcières, c’est pour impressionner le chaland et faire passer la pilule de placebo plus facilement ?

 – Peut-être que les machins électroniques sont là pour rassurer le sceptique et lui faire croire qu’il n’y a rien de magique. »

 Sam se mit à rire. Il devait bien l’avouer, la fille avait de l’aplomb et ce n’était pas pour lui déplaire. Si la situation n’avait pas été aussi urgente, il l’aurait sans aucun doute invitée à boire un verre. Une si belle fleur n’était pas à sa place dans cette fosse à purin que les gens du coin appelaient quartier.

 « Az, c’est ça ? » Elle acquiesça d’un signe de tête. « Il paraît que vous pouvez lire dans la mémoire des gens.

 – C’est vrai.

 – Comment se fait-il que les plus grands neurologues n’y parviennent qu’en endommageant l’esprit du patient alors que vous, gérante d’un magasin de farces et attrapes, pouvez le faire sans causer aucun dommage ?

 – L’étude du cerveau humain et du phénomène de la conscience dépasse le cadre de la science. Il y a une part de métaphysique et même de mysticisme dans ce domaine. Les scientifiques ont les réponses qu’ils cherchent et rien de plus. J’en ai d’autres, car je pose d’autres questions.

 – Conneries ! Vous pouvez faire avaler ça à vos clients, mais pas à moi.

 – Comme vous voulez ; ce n’est pas moi qui ai la mémoire en vrac. »

 Le sourire de Sam se figea pour ensuite disparaître petit à petit.

 « Comment savez-vous que je suis ici pour un problème de mémoire ? Attendez, laissez-moi deviner. Vous l’avez su grâce à mon attitude ? Ou peut-être que vous m’avez reniflé ?

 – Si je vous le dis, vous ne me croirez pas. Si vous voulez recouvrer votre mémoire, c’est à côté que ça se passe. »

 Sur ce, Az écarta le rideau de perles et disparut par là où elle était arrivée. Sam, quant à lui, resta piqué devant le comptoir sans savoir quoi faire. Il hésitait entre la porte de sortie et celle derrière le comptoir. Les bibelots ésotériques et les propos de Az lui suffisaient à en conclure que, ce qui l’attendait derrière le rideau de perles, n’était qu’une arnaque de plus. Pourtant, il n’avait aucune envie de partir : Az était son dernier espoir d’échapper au confesseur. Aussi minces que fussent ses chances de recouvrer la mémoire, Sam ne pouvait pas abandonner maintenant. Il écarta les rideaux de perles et s’engouffra dans la remise.

 La pièce était toute petite et mal éclairée. Des piles de cartons rendaient l’endroit encore plus exigu qu’il ne l’était déjà. Az était assise sur un tabouret derrière un ordinateur du début du siècle qui faisait énormément de bruit. Elle lui fit signe de s’installer dans un fauteuil encerclé par une kyrielle de capteurs, de sondes et de scanners. Il y avait là des appareils que Sam n’avait jamais vus. Une fois qu'il fut assis, elle le coiffa d’une couronne de capteurs.

 « Ça va faire mal ? demanda-t-il en se sentant un peu idiot de poser une telle question.

 – Mes appareils ne vous feront aucun mal. Par contre, la vérité que je trouverai au fond de vous, peut-être. »

 Elle pianota sur son clavier et très vite, la ménagerie électronique s’éveilla : les appareils se mirent à souffler, siffler et grincer autour de Sam.

 « Fermez les yeux et remémorez-vous vos derniers souvenirs avant votre perte de mémoire. »

 Sam se concentra sur le début de la soirée d’hier. Il se vit saluer ses collègues et, quelques minutes plus tard, le nez dans un verre de blanc sec.

 « Les données de tous ces capteurs peuvent avoir l’air d’être du charabia, mais quand on sait les lire, c’est comme si on revivait vos souvenirs. Vous êtes à une fête ; vous vous amusez bien. Il y a des filles et de l’alcool ; vous consommez des deux sans modération. Vous jouez aux cartes, vous buvez, vous baisez et lorsque vous regardez votre montre, il est déjà vingt-trois heures. Vous êtes ivre. Un homme que vous connaissez raconte une blague ; vous ne l’avez pas comprise, mais vous hurlez quand même de rire avec tous les autres. Vous avez une jeune fille sur les genoux ; vous vous demandez si elle est majeure pendant que sa main…

 – Vous n’allez tout de même pas me refaire toute la soirée ! Je me souviens de tout ça ; moi, ce que je veux savoir c’est ce qu’il s’est passé après minuit.

 – Vous êtes dans une voiture avec un homme que vous appelez Éric.

 – Où est-ce qu’on va ? demanda Sam en rouvrant les yeux.

 – Vous allez en boîte de nuit. Vous et votre ami avez choisi cette boîte, car elle est pleine de gens fauchés. Ici, vous êtes sûrs que tout le monde vous mangera dans la main.

 – Ça me revient… La musique pourrave, la déco à chier et les minables qui claquaient la moitié de leur salaire pour une bouteille.

 – Vous vous moquez des gens de la boîte. Une heure plus tard, une femme vous fait une fellation dans les toilettes des hommes.

 – Mais oui ! je me souviens, lança Sam en se levant. Nous avons passé la nuit dans cette boîte minable. Puis j’ai pris un taxi pour rentrer chez moi et je me suis écroulé sur mon lit.

 – Vous avez bien pris un taxi pour rentrer chez vous, mais vous n’êtes pas allé dormir tout de suite. Il y avait un homme chez vous.

 – Un homme ?

 – C’est étrange, votre mémoire devient de plus en plus difficile à lire.

 – Qui est cet homme ?

 – Je ne sais pas. Au moment où vous vous rendez compte qu’il est chez vous, vos souvenirs se troublent.

 – Son visage ; décrivez-moi son visage !

 – Je ne vois que sa silhouette, son visage n’est pas visible.

 – Quelle heure était-il ?

 – Cinq heures passées. »

 Sam blêmit. Le message qu’il avait reçu cette nuit parlait d’une visite nocturne : un certain Monsieur A. Cet homme était donc réellement passé chez lui. Dans quel but ? Mais surtout : qui était-il ? Sam se creusa la tête afin de trouver qui de ses contacts aurait pu se faire appeler Monsieur A.

 « N’essayez pas de chercher l’identité de cet homme. Vous ne la trouverez jamais, déclara Az.

 – Pourquoi ?

 – Les souvenirs, ça s’oublie, mais ça ne disparaît vraiment jamais. Le cerveau garde l’intégralité de ce que nos sens enregistrent : il les range quelque part. Même si nous n’y avons pas accès, les souvenirs existent toujours. De cinq heures du matin à sept heures, vos souvenirs sont comme endommagés, illisibles. La seule chose qui peut détraquer la mémoire de cette manière, c’est un verrou.

 – Un verrou ?

 – La mémoire humaine peut être comparée à un océan. À la surface, vous avez les souvenirs les plus récents et les plus facilement accessibles. Plus vous descendez dans les profondeurs, plus les souvenirs deviennent compliqués à invoquer. Si la mémoire est un océan, le verrou serait un siphon qui aspirerait certains de vos souvenirs pour les rejeter dans les abysses.

 – Mais comment ça se fait que j’aie une chose pareil dans la tête ?

 – Il n’y a rien d’anormal à avoir un verrou. Beaucoup de gens en ont. C’est un phénomène naturel : souvent, les verrous apparaissent après un événement traumatisant. En général, ils nous sont salutaires.

 – Et vous ne pouvez pas récupérer mes souvenirs qui ont été… aspirés par ce verrou ?

 – Je peux… Mais je ne veux pas. Si votre cerveau a rejeté ces souvenirs, c’est pour une bonne raison. Vous les remémorez pourrait vous rendre cinglé ou vous détruire. »

Sam prit son portefeuille et commença à sortir quelques billets sous les yeux de Az.

 « Écoutez, j’ai besoin de savoir ce qu’il met arrivé cette nuit. Je suis prêt à payer le double.

 – Non, c’est non. »

 Il ajouta des billets et les enfouit dans la main de Az.

 « Je vous en supplie. Il faut que je sache ce qu’il s’est passé. Sinon, ce qui m’arrivera sera bien pire que la folie. »

 Ils restèrent un moment à se regarder dans les yeux, main dans la main, une liasse de billets entre leur paume. Sam se sentait minable de la supplier ainsi, mais son désir de vérité était plus grand que son orgueil. Az retira sa main de la sienne et compta les billets.

 « Comme vous voulez, dit-elle en rangeant l’argent dans un tiroir. Mais je vous préviens, ouvrir un verrou c’est comme soulever une pierre dans le désert : en dessous, vous pouvez aussi bien tomber sur quelques cloportes comme sur un putain de serpent. »

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