II.

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 Le lendemain lui parut être une journée sans fin. A la fatigue d’une nuit trop courte se mêlait une excitation intense de retrouver son carnet. Il ne prit pas la peine, sur le chemin du retour, d’observer les vitrines des grands magasins, ni même d’admirer la beauté de la nature en fleurs. Il marchait d’un pas rapide sans se soucier du monde extérieur, essayant d’apaiser la douleur de ses doigts engourdis. Jamais il n’avait été aussi dispersé durant ses heures de classe mais aujourd’hui, toutes ses pensées s’étaient tournées vers la nuit passée et celle qui l’attendait.

 Il se donna peu de peine à saluer sa mère, grimpant aussi rapidement que possible jusqu’à sa chambre où il s’empressa de déposer ses affaires scolaires. L’idée de se rendre directement dans le bureau de son père pour reprendre l’écriture le démangeait profondément, mais la frayeur de sa réaction suffisait à le dissuader. Son père lui avait déjà concédé à lui accorder l’usage de la pièce en soirée et pendant la nuit. Il craignait de perdre ce privilège, mais d’un autre côté, il lui semblait être devenu une bête en cage. Malgré tous ses efforts pour occuper son esprit, ses yeux se posèrent toujours sur le carnet, posé avec soin sur la table de chevet. Il finit par se laisser aller à son enthousiasme en dépit de sa crainte : saisissant le carnet à la volée, il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier biscornu pour retourner au rez-de-chaussée. Il crut entendre une voix l’interpeller, mais il se glissa dans le cabinet en l’ignorant.

 Il faisait froid dans la pièce étroite, et la lumière du jour commençait déjà à décliner derrière la vitre de l’unique fenêtre. Après avoir refermé la porte avec plus de fracas qu’il ne l’aurait voulu, il s’avança jusqu’au bureau où il s’installa, avec un calme qui dissimulait habilement son impatience. Il contempla quelques secondes le carnet qui reposait sur le bureau de bois clair. Ce carnet, c’était lui qui l’avait choisi : à vrai dire, cela s’était davantage rapproché d’un coup de foudre que d’un choix réfléchi et minutieux. Pendant des semaines, il avait économisé les petites pièces que lui offrait son père pour pouvoir se procurer son précieux carnet. Quelle avait été la réaction de ses parents lorsqu’il leur avait annoncé, fièrement, qu’il allait écrire le prochain grand roman de leur époque ! Précisément dans ce carnet qu’il venait d’acheter ! Maintenant qu’il avait extériorisé, la veille, ce qui l’avait démangé pendant des semaines, il se sentait prêt à se mettre à l’ouvrage !

 Il ouvrit la première page et regarda, avec une forme de déception et de dégoût, la vue qui s’offrait à lui. Il n’avait sous les yeux qu’une vaste tâche d’encre noire, visqueuse et repoussante. Les belles lettres et les écritures fastueuses qu’il avait passé la nuit à écrire n’avait laissé place qu’à une mare immonde et repoussante, aussi sombre que les nuits sans lune. Il tourna les pages pour découvrir que toutes les pages qu’il avait soigneusement écrit la nuit dernière étaient aussi illisibles que la première. La papier blanc était à peine visible sous les flaques noires. Curieux, il posa précieusement les doigts sur l’étrange matière, abordant aussitôt une expression dégoûtée. Ce n’était pas de l’encre, mais il ignorait ce dont il s’agissait. La « chose » était encore liquide lorsqu’il la toucha, et en retirant ses doigts, il constata qu’elle lui collait à la peau. Visqueuse et épaisse, elle laissait de grosses gouttes s’abattre sur le carnet avec un bruit répugnant lorsqu’il secouait ses doigts pour s’en débarrasser.

 Il observa ces taches inconnues dans son carnet : comment étaient-elles parvenus ici ? Lui, qui avait mis tant de soin à le protéger, comment avait-il pu être souillé par une matière aussi ignoble ? Il se souvenait de toutes les précautions qu’il avait pris pour en prendre soin, peut-être que ces pages avaient été abimées par une inadvertance nocturne ? La fatigue l’avait tant saisi la nuit précédente qu’il se souvenait à peine de la séance d’écriture de la veille. Mais maintenant, il se demandait comment faire pour se débarrasser de ces taches. Sa première pensée fut d’arracher les pages contaminées, mais son cœur se serra à cette idée : comment pouvait-il songer à faire souffrir, à sacrifier quelques pages dont il avait tant rêvé ? Il décida d’abandonner ce projet et se contenta de tourner la page jusqu’à en retrouver une vierge. Reprenant sa plume de la veille, il commença à noter les premières idées qui lui venaient à l’esprit : les créatures et les péripéties se mélangeaient en un brouhaha illisible. Quel genre adopter ? Il n’en savait encore rien, il ne voulait qu’exprimer les idées qui le travaillaient depuis des semaines et des mois. Plongé dans ses pensées et penché sur le carnet, il n’entendit pas la porte s’ouvrir, ni même la présence se glisser dans la pièce.

 « — Eh bien, voilà notre futur poète… déclara une voix sombre avec cynisme. »

 Il sursauta, et la plume éclaboussa une encre noire sur les pages et le cèdre clair du mobilier. La forme menaçante, dans l’entrée de la pièce, rangea sa veste sur le porte-manteau et sa sacoche de cuir au sol. Le garçon se contorsionna sur sa chaise pour pouvoir faire face à son père, refermant d’une main brutale le carnet dans lequel il venait d’écrire. Il se sentait confus, et honteux de s’être fait surprendre au beau milieu de son écriture : un comble pour un jeune homme qui avait voulu éviter d’être vu par son père. Il resta silencieux quelques secondes, glissant doucement le carnet sous son aisselle, fuyant le regard courroucé de son paternel. Il sentait les reproches se former dans sa gorge, ils menaçaient de s’échapper de ses lèvres closes : il allait payer son imprudence, il le sentait.

 Il ne releva pas la tête en entendant les pas lourds s’avancer vers lui. Il sentait son cœur battre violemment dans sa poitrine : il aurait dû s’excuser et s’échapper de l’office tant qu’il en avait encore la possibilité, mais il ne pouvait rien faire d’autre que rester figé sur la chaise du bureau. L’ombre de son père se couchait sur lui, il sentait la menace planer au-dessus de sa tête.

 « — Je pensais pourtant avoir été parfaitement clair, Nathaniel. Le bureau n’est accessible qu’après le dîner, lorsque toutes les tâches de la journée ont été accomplies : ta présence ici me déçoit énormément. »

 Il se sentait rougir de honte : il avait envie de disparaître sous les planches du parquet, ou s’enfermer dans l’armoire massive qui trônait contre un des murs. Il resserra sa poigne autour de son carnet, et devina le regard noir que son père jetait sur celui-ci. Il craignait la punition qui allait lui être destiné : et quelle horreur s’il devait en perdre son joyau ! Mais il ne put que retenir un soupir de soulagement lorsque la voix grave et terrifiante de son père reprit la parole :

 « — Je t’interdis de remettre les pieds dans ce bureau pour la soirée : nous verrons demain si tu es capable de te montrer plus sage. Retourne dans ta chambre, je ne suis même pas certain que tu te sois occupé de tes devoirs d’écolier. »

 Nathaniel se contenta d’hocher la tête et de s’éclipser, tel un animal qui fuirait, la queue entre les jambes, la colère du chef de la meute. Même en-dehors du bureau, il n’osa pas relever les yeux et se contenta de raser les murs pour retourner dans sa chambre. Il lui sembla que l’air y était plus respirable. Il resta quelques secondes à reprendre son souffle, posant son carnet contre sa table de chevet : après avoir jeté à œil à son cartable, il décida d’obéir aux conseils de son père. Il se doutait bien qu’après avoir formulé de tels propos, il viendrait vérifier que les devoirs avaient été correctement faits, ou bien qu’il enverrait sa mère faire ce boulot à sa place. Le jeune garçon n’avait donc pas d’autre choix que de se mettre au travail, en dépit de son absence d’envie et de volonté à se plonger dans les mathématiques et la géographie. Accroupi contre son lit, il attrapa le sac en cuir pour en extirper les cahiers et la plume dont il avait besoin. L’encrier reposait par terre, à ses pieds : bien que conscient que cet emplacement accentuait le risque d’accident, il décida de passer outre au profit de son confort personnel.

 Sa séance de travail sembla lui durer une éternité. Était-ce en raison de son manque d’attention ? Son esprit voguait davantage vers ses écrits que vers ses devoirs : ses yeux se tournaient régulièrement vers son précieux carnet, brûlant d’envie d’y écrire à nouveau. Il venait à peine de terminer son travail lorsque l’heure du repas sonna et qu’il fut contraint de redescendre au rez-de-chaussée, saluant alors sa mère, revoyant la figure de son père. Il ne dit pas un mot de tout le repas et resta les yeux plongés dans son potage, de peur de recroiser quelques regards assassins venant de ses parents. Après avoir donné un coup de main pour les tâches domestiques, il retourna en haut aussi silencieusement que possible.

 Comme il y avait songé, sa mère vint lui rendre visite ce soir-là, s’enquérant de l’état de ses notes et de ses devoirs : même s’il avait passé plus de temps que prévu, il les avait complétés dans les temps et personne n’y trouva rien à redire. A peine la porte fermée, il se précipita sur le carnet, mais se figea alors qu’il s’apprêtait à l’ouvrir.

 Et si les pages qu’il venait d’écrire, un peu plus tôt dans la journée, s’étaient-elles aussi recouvertes de cette texture sombre ? Il sentit son sang se figer à cette hypothèse horrible. Et pourtant, comment pouvait-il y croire ? Cette histoire ne pouvait pas être une réalité : peut-être s’était-il égaré dans quelques songes, comme il le faisait bien souvent ? Cela ne pouvait pas être possible : la seule explication logique était la fatigue. Son épuisement dû à la nuit passé était sans doute si important qu’il n'était pas capable d’être rationnel aujourd’hui. Son imagination avait dû s’emballer : peut-être qu’à la place de quelques tâches d’encre éparses, il avait aperçu des tâches sombres, inconnues et visqueuses, recouvrant des pages entières de son carnet. S’il rouvrait son carnet, il n’y aurait sans doute rien de tout cela, pas vrai ?

 Et pourtant, un grognement des plus effrayants se fit entendre, là, dans sa chambre. Il eut à l’esprit un chien, ou un loup ; un animal énorme et menaçant qui grognait contre lui avant de se jeter à sa gorge. Mais cette idée était irrationnelle, car jamais une telle bête n’aurait pu se retrouver dans sa chambre, au premier étage d’une demeure située au plein cœur de la ville. Et pourtant, le bruit était là, non loin, glaçant ses veines, le faisant pâlir comme jamais il n’avait pâli. Il aurait voulu se ressaisir, mais il savait qu’il y avait quelque chose avec lui, dans la pièce. Une chose dont il ignorait la nature, mais qui se tenait là, quelque part et qui allait se jeter sur lui d’une seconde à l’autre. Il se sentait terrifié, et terriblement en train de sombrer dans la folie.

 Comme répondant à un instinct inconnu, il ouvrit le carnet pile au milieu : la bête était là, dans l’ouvrage. Elle n’était pas pleinement formée, en réalité, seule sa gueule émergeait de la page devenue noire. Il distinguait le sourire large du monstre et ses canines imposantes qui se dressaient contre lui à chacun de ses grognements : chaque mouvement de la créature informe tendait vers lui, l’auteur de ce carnet, le créateur de cette chose. Des filets d’encre noire s’échappaient des fines lèvres de la bête, coulant le long de la page et dégoulinant sur le sol. Il lui semblait sentir l’haleine fétide du monstre et son souffle chaud contre son visage amaigri : elle claquait des dents, elle lui souriait d’un air sadique. Elle allait lui faire du mal, elle allait le tuer.

 Il referma le carnet en sursaut et le balança contre la porte de la chambre, close. Un couinement douloureux sembla se faire entendre, puis le silence envahit la pièce. Le livre était négligemment ouvert sur le sol : la couverture avait été abimée dans le choc et les pages se cornaient contre le plancher. Il resta immobile pendant de longues secondes, ramenant ses jambes contre lui, recroquevillé sur lui-même. Il se rendit enfin compte de l’état physique dans lequel il se trouvait, comme sorti de sa torpeur : ses joues étaient humides, et il sentait encore de ses yeux couler quelques larmes. Glissant sa main contre sa poitrine, il réalisa que son cœur battait à la chamade : jamais il n’avait senti ses battements aussi forts et aussi rapides. Il ignorait même que son cœur était capable d’un tel effort, il se demanda si la mort avait été proche : si le monstre ne l’avait pas dévoré, sans doute est-ce son corps qui l’aurait lâchement achevé.

 Il tenta de reprendre son souffle et de calmer ses émotions, mais la présence du carnet dans la chambre l’empêcha d’avoir l’esprit tranquille. Son regard se fixait, malgré ses efforts, sur sa présence à l’extrémité de la pièce. Comment pouvait-il se calmer quand il savait que le monstre était là, non loin ? Comment avoir l’esprit en paix quand il pouvait ressurgir à tout moment, et s’en prendre à lui ? Il se sentait incapable de fermer l’œil de la nuit, il sentait déjà l’angoisse qui allait le maintenir éveillé pendant des heures. Il ne pourrait pas détacher ses yeux du carnet, au risque de ne plus pouvoir se réveiller le lendemain. Il ne croyait plus à l’hypothèse de la fatigue : ce qu’il venait de voir et d’entendre était bel et bien réel. Le monstre existait vraiment, et il avait pris vie entre les pages du carnet.

 La nuit entière passa, durant laquelle il resta recroquevillé aux côtés de son lit : dès lors que ses paupières s’affaissaient de fatigue, il sursautait avec effroi. Le moindre courant d’air froid accentuait sa frayeur, comme s’il s’était agi d’un signe annonciateur du retour de la bête. Malgré tous ses efforts, un sommeil léger finit par le gagner.

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