Chapitre 34 : Atalamos

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L’heure qui suivit l’annonce, une agitation inhabituelle secoua Thorlann.

Les Elementaris, d’ordinaire calmes et rayonnants, avaient délaissé leurs occupations pour se rassembler au centre de la cité, paniqués. Par centaines, ils passaient d’un pas anxieux les immenses portes de la Tour. Ils étaient cinq mille, estimés trop jeunes, trop âgés ou trop inexpérimentés pour participer à la défense d’un siège qui menaçait de se produire à tout instant. C’était donc dans un tumulte assourdissant et sous une fine pluie que tous se dirigeaient vers le tronc de l’arbre siamois. Leurs ordres étaient simples : s’y abriter. Des réserves d’eau et de nourritures étaient entreposées aux deuxième et troisième étages, leur donnant accès à des ressources pour plusieurs jours tout en restant à l’abri des combats. Du moins, tant que Thorlann ne tombait pas entre les mains des sbires d’Hepiryon.

Pour empêcher cela, environ trois mille Elementaris avaient été réquisitionnés pour le combat. Tandis que leurs congénères s’empressaient de se mettre à l’abri, eux s’équipaient sans cesser de jeter des regards soucieux autour d’eux. Je ne pouvais que les comprendre : ne pas savoir quand et où auraient lieu les affrontements était angoissant. Sans oublier qu’ils s’étaient toujours crus en sécurité à Thorlann, protégés par la bénédiction des pouvoirs d’Atalamos. De plus, parmi ces soldats, la moitié n’avait repris l’entraînement que depuis mon arrivée, et seulement un tiers avait accès au pouvoir des éléments. Il suffisait qu’un coup d’œil pour voir que bon nombre d’entre eux avaient perdu l’habitude d’empoigner la moindre arme.

Et cela ne présageait rien de bon pour la suite.

Lorsque les armuriers eurent équipé tout le monde, les guerriers se regroupèrent, inquiets, face aux Kalhns qui coordonnaient les opérations. Pour la seconde fois depuis mon arrivée, je vis le peuple des Elementaris dépassé par les événements. Heureusement, les quatre Anciens étaient présents pour leur redonner courage et foi. Eux aussi avaient revêtu des armures scintillantes et préparaient la défense de leur cité.

Pour ma part, je restai en retrait. Je venais tout juste d’enfiler l’armure grise et blanche spécialement confectionnée pour moi. À ma gauche, Talane encourageait la foule à grimper dans la tour tandis qu’Anathone et Leucaryos consultaient une carte de Thorlann et discutaient stratégie. De son côté, le grand Ancien, vêtu d’une cuirasse argentée et légère qui protégeait la majeure partie de son corps, donnait ses directives avec la virtuosité d’un chef d’orchestre. Comme tous les autres, il ne portait pas de casque. Son arc et son carquois pendaient dans son dos, prêts à abattre tout ennemi qui se présenterait. Il avait également retiré son écharpe : elle faisait tellement partie de son identité qu’il était étrange de le voir sans.

D’après ce que j’avais appris en étudiant leur histoire, la garde de Thorlann était composée de quatre armées : chacune constituée d’un seul type d’Elementaris. Les Elementaris étaient donc regroupés selon l’élément qui les avait bénis à leur naissance et offert leur couleur de peau si particulière. Eldaf, avec aisance et autorité, avait su rassurer ses troupes et scinder chacune des armées en deux, formant ainsi huit groupes distincts de trois cent cinquante Elementaris.

Une fois les groupes constitués, Eldaf donna ses directives pour défendre Thorlann. Tout d’abord, ceux de l’air, tous des archers, furent affectés à l’est et à l’ouest. Trois cent cinquante Elementaris du feu furent envoyés à l’ouest également, tandis que la seconde légion était envoyée au sud. Enfin, l’armée des Elementaris de l’eau marcha vers le nord pour une moitié, et à l’est pour l’autre. Ainsi, les Elementaris de la terre complétèrent la défense du côté nord et sud. Eldaf avait ainsi réussi à disperser les quatre armées en laissant environ sept cents soldats couvrir les larges ponts accédant à Thorlann. Menées par des combattants expérimentés, les armées partirent aux quatre fronts.

Une fois les ordres donnés, je m’approchai du Kalheni.

« Pourquoi ne défendre que les ponts ? le questionnai-je, préoccupé. Ils pourraient aussi bien traverser la rivière à la nage, non ? Le périmètre de Thorlann est si vaste qu’ils pourraient…

— Je le sais, ne crains rien, m’interrompit-il avant de héler : Neïlis ! Ton bataillon est-il prêt ? »

Il s’adressait à une Elementaris de l’eau, menue, aux cheveux de jais. Elle était à la tête d’une troupe d’une trentaine d’Elementaris au teint tout aussi azuré, armés et prêts à en découdre. Pourtant ils n’avaient pas été envoyés combattre contrairement à leurs congénères. Je connaissais déjà Neïlis : elle était l’une des descendantes d’Eldaf ainsi que la mère de Kalya et Kacelia.

« Oui ! confirma-t-elle. Nous n’attendons que ta permission ! »

Le Kalheni se tourna alors vers Leucaryos et lui ordonna :

« Je te laisse t’en charger. »

Le Kalhn de l’eau acquiesça et replia la carte qu’il rangea dans une pochette en cuir de son armure. Puis, d’un mouvement de sa lance, il rassembla son groupe et fila à vive allure dans les bois. Il était étrange de voir le vieil Elementaris, habituellement courbé et boitillant, se tenir droit, arme au poing.

« Leucaryos mène une section uniquement constituée de Waléoæs Hydwa, m’expliqua Eldaf. Par leur maîtrise incomparable de l’élément, ils sont tous capables par un simple contact avec la rivière Lithán de détecter toute personne qui essayerait d’y mettre un pied, peu importe où elle se trouve. À la moindre tentative d’intrusion des Xenos, ils ont ordre de les noyer à distance.

— Mais s’ils sont trop nombreux, m’inquiétai-je, trente Elementaris ne suffiront pas à les empêcher de traverser le Lithán ! L’eau entoure la totalité de la cité, il est impossible de tout couvrir et de protéger chaque recoin ! Cela demanderait une énergie considérable !

— Si c’était le cas, intervint Talane, Leucaryos nous alerterait par le biais d’un clone d’eau et nous indiquerait où des renforts sont nécessaires. Cependant, il est inutile d’envisager le pire avant qu’ils ne soient à nos portes. Aucun de nos éclaireurs n’a signalé leur présence pour le moment, nous ne savons donc pas encore à combien d’adversaires nous aurons à faire. Néanmoins, ils ne peuvent être guère plus de mille ou nous les aurions déjà ressentis. Or ce n’est pas le cas. Leur nombre ne devait donc pas leur permettre de mettre le siège sur Thorlann, nos armées suffiront à les repousser. »

Je n’étais pas de son avis, toutefois je m’abstins de le contredire.

« Si les ennemis veulent nous envahir, reprit Eldaf plus pour lui-même que pour nous, ils devront traverser la rivière par les ponts. Ils savent que l’eau leur serait trop dangereuse. Tant qu’ils restent de l’autre côté, nous pouvons utiliser contre eux nos pouvoirs élémentaires. Mais s’ils se révèlent trop nombreux et que nous ne parvenons pas à les contenir, une fois dans la forêt, il nous faudra combattre au corps à corps et espérer que notre habileté au combat ne s’est pas effritée au fil des années. »

En parallèle, les derniers civils pénétraient dans la Tour. Tandis que certains grimpèrent à l’étage supérieur, les autres restaient au rez-de-chaussée. Talane et Anathone nous souhaitèrent bonne chance d’un signe de la tête et rejoignirent les réfugiés.

« Je ne peux me permettre de laisser trop de combattants avec les civils, soupira le Kalheni. Anathone et Talane seront, avec Elysion et cinquante autres guerriers, le dernier rempart entre les créatures et les enfants innocents si nous venions à échouer. Ce qui est ridiculement peu.

— Nous n’échouerons pas ! affirmai-je.

— Puisses-tu avoir raison, Peter. »

Il scruta ensuite le ciel, les yeux plissés.

« Granfieck devrait être déjà revenu… »

Comme pour lui donner raison, un aigle royal apparut dans le ciel et piqua dans notre direction. Eldaf tendit le bras et l’imposant rapace au plumage sombre s’y posa en enfonçant ses serres dans l’armure de Némélithe. Un rouleau de papier était attaché à sa patte gauche. Le Kalheni le détacha et le parcourut rapidement. Ses yeux s’écarquillèrent en survolant les mots avant de finalement me le tendre.

« Merci Granfieck, souffla-t-il. Maintenant va te mettre en sécurité ! »

Le rapace frotta son bec contre la joue de son maître avant de s’envoler à tire-d’aile et disparaître dans le ciel gris. Pour ma part, en terminant de lire le bref message écrit par l’un des éclaireurs d’Eldaf, je sentis ma poitrine se serrer.

« Il ne peut pas dire vrai… bredouillai-je. C’est impossible !

— Pourtant, je crains que ce ne soit le cas, murmura l’Elementaris.

— Au moins cinq mille ! m’exclamai-je. Ils ne peuvent pas être aussi nombreux sans que je sente leur présence ! L’aura qu’ils produiraient…

—… serait phénoménale, conclut-il. Je le sais bien et c’est pour cela que je crains que quelqu’un ne les ait dissimulés à nos sens. En tout cas, une chose est certaine : cette attaque est préméditée depuis bien longtemps. Hepiryon ne s’est pas réincarné et cinq mille Xenos seraient sortis de leurs tombes ? Cela a dû lui prendre des mois, sauf si l’Eternel est encore plus puissant que je le craignais sous sa forme spirituelle… À moins qu’il n’ait été aidé.

— Aidé ? répétai-je, incrédule. Mais par qui ? »

Le Kalheni ne répondit rien et je devinai qu’il n’en savait pas plus que moi. Il finit cependant par reprendre la parole d’une voix calme :

« Nous ne devons pas perdre de vue notre objectif : t’amener à Atalamos. Une fois en possession de l’épée, tes pouvoirs en seront décuplés et, tel Astérion dans le passé, tu dévoileras ton véritable potentiel afin de repousser l’armée du Chaos. »

Ragaillardi par ses paroles, j’approuvai d’un hochement de tête.

« Je vous suis ! »

D’un même mouvement, nous entrâmes dans la tour sans plus attendre.

À grandes enjambées, silencieux, nous traversâmes la foule de réfugiés jusqu’à un escalier qui menait dans les profondeurs de la terre, sous l’arbre siamois. Nous empruntâmes les marches et nous enfonçâmes dans le entrailles de la terre, éclairés par les flammes dansantes des torches. Je me baissai pour éviter l’une des épaisses racines de l’antique végétal qui traversait la galerie, sans perdre Eldaf des yeux. La dernière fois que j’avais suivi ce chemin, je m’étais uniquement laissé guider par mon instinct. Je cherchais alors l’origine de cette étrange sensation, ce quelque chose qui m’intimait de venir le chercher.

Et ce quelque chose était Atalamos, l’épée divine d’Astérion.

Celle-là même avec laquelle il avait détruit le corps de son frère.

Eldaf m’avait fait promettre de patienter jusqu’au moment où je serais prêt à la brandir. J’avais tenu ma promesse tant bien que mal, m’efforçant d’oublier cette indéfinissable attraction qu’exerçait l’arme céleste sur moi, même dissimulée sous terre. Mon entraînement chez les Elementaris étant accompli, il me fallait vérifier si la puissance de l’artéfact était telle que je l’imaginais.

En quelques minutes, nous arrivâmes à la porte de bois que j’avais essayé de forcer en vain. L’Elementaris prit les devants et posa la main contre la porte. Une vibration parcourut le bois et un déclic se fit entendre.

La porte s’entrouvrit.

« Comment faites-vous ça ? demandai-je, impressionné. »

Il esquissa un maigre sourire pour toute réponse avant de la pousser.

Tout d’abord, il me fut impossible de distinguer quoi que ce soit. Après quelques secondes, je finis par m’accoutumer à l’éclatante lumière qui inondait la pièce. Je découvris alors le sanctuaire d’Atalamos : une grotte. Contrairement à l’extérieur de terre, les parois étaient en cristal, réfléchissant la lumière avec plus d’intensité.

Un véritable écrin pour leur plus grand trésor.

Et ce trésor si précieux se trouvait enfin devant moi. Plantée dans une roche de six mètres de haut, au centre de l’espace, se trouvait une épée. L’arme était imposante, à l’image d’Astérion et de ses trois mètres de haut. Du pommeau jaillissait un rayon doré qui rejoignait le ciel via une brèche dans le plafond. Ce faisceau d’énergie était la source du dôme de Thorlann et conservait la cité dans un état féérique tout en la cachant au monde extérieur. Ce pouvoir incommensurable ne pouvait provenir que d’un artéfact d’une remarquable puissance.

Pourtant…

« C’est moi ou… elle est complètement délabrée ? dis-je, sidéré. »

En effet, l’arme n’était en rien aussi rayonnante que la pièce ou l’énergie qu’elle libérait. Sa lame, ainsi que son pommeau, étaient recouverts de poussières et de crasses qui lui donnaient un aspect antique et sale.

« Ma magnifique épée ! s’écria Astérion. Ma si belle et si précieuse compagne est dépouillée de toute sa splendeur !

Tu n’en fais pas un peu trop ?

On arrive ma belle ! Tu as assez attendu !

— Tu es ridicule… »

Le Kalheni jeta un regard en arrière, comme s’il s’attendait à tout instant à entendre les cris d’une bataille féroce. Aussi profondément enfouis, il devait être impossible d’entendre le moindre son provenant de l’extérieur. Toutefois, la percée dans le toit de cristal par laquelle passait le faisceau magique menait directement au sommet de l’arbre siamois et nous permettrait certainement d’entendre le cor d’alerte de nos troupes.

« Elle s'est écrasée ici suite à la Grande Bataille, m’expliqua finalement le Kalhn, après la destruction des corps d'Astérion et d’Hepiryon. Lors de l’impact sur Terre, l’énergie libérée fut si colossale qu’elle forma le cratère dans lequel nous vivons et où Thorlann prospère. Cela fait quelques milliers d'années qu'elle se trouve coincée dans cette pierre, ce n’est donc guère étonnant qu’elle soit dans cet état. Elle reste pourtant une arme magique d’une puissance extraordinaire, ce rayonnement en est la preuve.

— Alors pourquoi a-t-elle cet aspect ?

— Oh ! Je suis certain qu'elle aurait pu conserver sa véritable forme si elle l’avait souhaité. Mais je suppose que maintenir le dôme requiert beaucoup d'énergie. Et puis, pourquoi conserver sa splendeur si personne n’est présent pour l’admirer ?

Mon frère et ses infamies auront tout le plaisir de l’admirer ! grogna Astérion en retour. Quand il te verra la brandir, il y réfléchira à deux fois avant de se réincarner !

— Tu parles d’Atalamos comme si elle était… vivante, remarquai-je.

— Chez les Elementaris, nous pensons que tout ce qui est parcouru par une source d’énergie peut être considéré comme vivant. Je pensais qu’avoir touché la conscience des végétaux te l’avait appris. Même si leur essence est bien différente de la nôtre, oserais-tu affirmer qu’ils ne sont pas vivants ?

— Je le sais ! rétorquai-je. Mais là, on parle d’un objet !

— D’un objet traversé par une énergie capable, sans aucun doute, de détruire tout un continent. Atalamos est connue pour être la bonne conscience d’Astérion. Elle était à la fois l’arme qui lui permettait de canaliser son énergie, mais aussi capable de la brider si nécessaire. Les Eternels, tout-puissants qu’ils furent, auraient aisément pu détruire notre planète s’ils l’avaient souhaité. Bien entendu, leur rôle était tout autre mais crois-moi lorsque je t’affirme que si, dans un excès de colère, aucun d’eux n’a anéanti notre monde, c’est en partie grâce à cette épée qui savait contrôler les pouvoirs et les humeurs de ton ancêtre quand il le fallait.

Foutaise, marmonna Astérion. »

Pourtant, j’étais presque sûr que l’Elementaris disait vrai.

Intrigué, je reportai mon regard sur l’épée. Une arme capable de stabiliser les pouvoirs d’un Immortel… Serait-elle capable de faire de même avec moi ? Me permettre de contrôler mes pouvoirs divins sans blesser quiconque ? Malgré son apparence déplorable, je la sentais bouillonner de pouvoir. Il était clair qu’Eldaf avait tort sur au moins un point : former le dôme doré ne demandait que peu d’efforts à l’épée. Une réserve d’énergie grondait à l’intérieur même de l’arme céleste qui, si elle était libérée, pourrait rayer la Californie de la carte en l’espace de quelques instants. Preuve en était, sa puissance phénoménale avait été suffisante pour nous permettre, à Astérion et à moi, de suivre sa trace depuis la France, surpassant même celle du peuple des Elementaris.

Il me fallait cette épée pour vaincre l’armée d’Hepiryon !

« Tu ne sens pas… autre chose ? me questionna alors Astérion. »

Je mis plusieurs secondes à m’arracher à ma contemplation.

« Qu’est-ce que tu as dit ?

Je te demandais, répéta l’Immortel avec une certaine irritation, si tu ne sentais pas autre chose ici.

Non, répondis-je. C’est ton cas ?

Je ne suis pas certain… Maudites soient ces chaînes qui me maintiennent dans ton corps ! Essaie de faire abstraction de l’énergie d’Atalamos et sonde la grotte ! »

Agacé par son ton autoritaire, mais la curiosité piquée, j’obéis. Pourtant, il était difficile de faire comme si la puissance d’Atalamos n’existait pas. C’était comme se trouver dans une poissonnerie et essayer de dénicher une odeur autre que celle du poisson. Pourtant, après quelques instants d’effort, il me fallut admettre qu’Astérion avait raison. D’autres sources d’énergie étaient présentes ici, puissantes mais presque indiscernables, éclipsées par celle d’Atalamos.

Concentré, je me dirigeai vers leur source. Ignorant l’étonnement du Kalheni, je longeai le rocher d’Atalamos pour me rendre au fond de la grotte. Je découvris alors ce qui m’était dissimulé depuis l’entrée par le roc massif. Flottant dans les airs à deux mètres du sol, et resplendissantes contrairement à Atalamos, se trouvaient des armes. Magiques, sans le moindre doute. Étrangement, alors que je les découvrais pour la première fois, elles me paraissaient malgré tout familières. Je fis un pas pour m’approcher mais Eldaf m’arrêta en me saisissant le bras.

« Nous ne sommes pas ici pour cela, Peter !

— À qui sont ces armes ? le questionnai-je malgré tout. »

Il me fixa et je lui rendis son regard, déterminé à obtenir une réponse. Finalement, il céda et annonça d’une voix sombre :

« Elles appartenaient aux Áspartes. »

Je restai abasourdi. Les armes légendaires offertes par Astérion aux premiers Elementaris se trouvaient cachées dans la grotte d’Atalamos ? On m’avait pourtant dit qu’elles avaient été perdues lors de la Grande Bataille !

« Peter ! insista le Kalheni. Je te promets de te raconter leur histoire mais ce n’est pas le moment ! Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps à propos de ces… objets. »

L’intonation qu’il employa pour ce dernier mot dévoilait une véritable abjection envers les armes magiques qui avaient autrefois appartenu à ses semblables. Jamais je ne l’avais entendu user d’un tel ton. Je ployai néanmoins sous son regard et me mordis la langue pour ne pas l’interroger davantage. Mais ce n’était que partie remise.

« Très bien, dis-je. »

Le Kalheni me fixa encore quelques instants comme pour s’assurer que j’allais en rester là, puis, sans un regard pour les armes, se détourna et me fit signe de le suivre.

« La nuit approche, reprit-il en fixant le ciel par l’ouverture au-dessus de nos têtes. Je ne perçois presque plus les rayons du soleil et je suis presque certain que c’est ce que les monstres du Chaos attendent. Leurs pouvoirs sont décuplés par l'obscurité, ce qui les rend plus dangereux encore ! Pressons-nous ! »

Toujours préoccupé par les armes des Áspartes, je finis par les mettre dans un coin de la tête. Je n’avais pas le temps d’y réfléchir ! Je m’approchai du grand rocher et, d’un geste, ordonnai à l’air de me porter jusqu’à son sommet. Malgré l’absence de vent, l’élément se rassembla autour de moi et, d’une bourrasque, me souleva de terre. Je posai pied sur la roche l’instant d’après, six mètres plus haut. L’épée se trouvait désormais à portée de main. À une telle proximité, les battements de mon cœur s’accélérèrent lorsque je ressentis l’activité de l'arme.

C’était tout simplement terrifiant !

J’avais l’impression d’être face à une bombe nucléaire, très instable et qui, au moindre mouvement, menaçait d’exploser ! Mais il n’y avait aucune raison de s’inquiéter : elle m’appelait depuis mon arrivée.

Je continuai néanmoins de craindre le pire.

Et si j'étais incapable d’extraire l’épée légendaire ? Et si seul Astérion avait la légitimité pour la déloger ? Après tout, peut-être que depuis le départ, c’était Astérion qu’elle appelait et non pas moi ! De plus, dans l’hypothèse où j’arrivais à l’extraire de la roche, rien ne m’affirmait qu’elle m’obéirait ! Je m’imaginais très clairement la dégainer, ne pas réussir à contrôler sa puissance et raser tout un état par accident.

Je déglutis à cette idée.

« Stupide cerveau ! pestai-je intérieurement. Arrête de t’imaginer le pire pour une fois !

Tu ne risques rien, intervint Astérion d’un ton qu’il voulait rassurant.

Facile à dire, ce n’est pas ta peau qui se joue là !

Fais-moi donc confiance ! Je sais beaucoup plus de chose que toi : je suis un Immortel je te rappelle !

Et en quoi ça signifie que as toujours raison ? rétorquai-je. Lorsque tu t’es réveillé, tu as failli me tuer ! Tu l’avais prévu ça avec ton incroyable savoir ?

— Quelle idée de se trouver dans les escaliers à un tel moment…

— Je parlais de ma crise cardiaque !

Triple andouille ! Cesse de rabâcher les mêmes choses et saisis-toi de ce maudit pommeau ! »

L’avantage de cette dispute c’est qu’elle me fit oublier mon appréhension. Après avoir ravalé une remarque acerbe, je tendis la main vers le pommeau et le saisis d’un geste décidé. Lorsque ma paume entra en contact avec l’arme, le temps sembla se figer. Durant un quart de seconde, il ne se passa rien et je crus qu’Astérion avait raison.

Mais je criai victoire trop tôt.

Le pommeau commença à chauffer légèrement, engourdissant ma main. Je supposai que cela était normal et tirai sur le manche pour extraire l’épée qui, à ma stupéfaction, ne bougea pas d’un pouce. Je réitérai ma tentative par deux fois avant de sentir une étrange sensation dans tout mon avant-bras gauche, comme une crampe. D’un simple élancement, mes muscles étaient désormais bloqués et parcourus de tremblement. En parallèle, la chaleur, presque agréable du manche, augmentait de plus en plus.

Je tirai encore une fois avant de renoncer pour ne pas me brûler la main. Mais je ne parvins pas à relâcher l’arme. Avec stupeur, je découvris que mes doigts étaient paralysés. Je serrai les dents et tentai de les écarter avec ma main libre mais ils restaient indélogeables. Soudain, une multitude de pointes semblèrent transpercer ma peau pour pénétrer ma paume. Mes yeux s’écarquillèrent en sentant une chose informe, de l’énergie, se faufiler comme un feu mordant et remonter lentement le long mon membre. Mon bras gauche était attaqué de l’intérieur par quelque chose qui paraissait assaillir chacun de mes nerfs, déchirer mes muscles avec indifférence et réduire mes os en cendres.

Cette fois, la douleur était réelle.

Par réflexe je saisis mon bras avec ma main droite et le pressai comme un garrot pour empêcher la progression du mal. Mais c’était vain. Tel un venin, il atteignit mon épaule. En l’espace de quelques battements de cœur, il fit le tour de tous mes organes vitaux, embrasant tout mon corps.

Cela devint insupportable et je hurlai à m’en décrocher la mâchoire.

Mes jambes se dérobèrent. Trop grande et instable, cette énergie me rongeait de l’intérieur. Ma chair, mes entrailles… tout n’était plus que supplice. Les larmes coulaient sur mes joues. Je m’efforçai d’extirper ce mal de mon corps mais il était impossible d’échapper à cette torture dont chaque seconde semblait devenir des heures.

Lorsque mon corps ne lui suffit plus, ce pouvoir infiltra mon esprit. Et là, je sus que j’allais mourir. Il me devint impossible de réfléchir ou de penser de manière logique : mes défenses mentales furent submergées par cette puissance qui s’insinua dans ma tête pour la torturer jusqu’à me faire sombrer dans la folie. Cette fois la souffrance physique devint secondaire, seule celle que mon Amea subissait avait de l’importance.

« Peter Leroy, murmura alors une voix. »

Parmi ces ténèbres qui engloutissaient mon esprit, et mes cris qui déchiraient mes tympans, elle me parvint pourtant clairement. Tel un rayon de lumière dans l’enfer qu’était désormais mon âme, je m’y accrochai pour retrouver un semblant de clairvoyance. J’étais incapable d’affirmer que ce n’était pas une simple divagation de mon esprit mais cela permit de m’extraire de ma démence durant un instant.

À travers la sueur et les larmes qui m’aveuglaient, j’aperçus la peau de mon bras gauche, celui en contact avec l’épée, constellée de veines saillantes et dorées. Je ne ressentais même plus la brûlure du pommeau, surpassée et éclipsée par le pouvoir céleste qui avait désormais infiltré tout mon organisme. Alors que j’espérais réentendre, cette voix, une nouvelle vague de puissance fut libérée, faisant vibrer l’air autour de moi, à présent chargé d’arcs énergétiques. Je n’avais qu’une idée en tête : rompre le contact avec l’arme ou, je le savais, je n’allais pas y survivre.

Mais mes muscles ne m’obéissaient plus, tétanisés.

« Tu n’es pas encore prêt à me brandir, reprit alors la voix avec la même clarté. Je t’ai sondé et je sais qu’il te faut mûrir davantage avant d’obtenir ce privilège. Entends-moi bien, héritier de mon maître : lorsque ta vengeance deviendra doute, que tes croyances deviendront peurs et que ta vie n’aura plus la même valeur, prononce mon nom et seulement alors je serai tienne. »

C’en était trop. Mon cœur allait s’arrêter ou mon cerveau griller pour de bon. Personne ne pouvait supporter une telle torture aussi longtemps.

Mais le processus s’arrêta à ses mots.

Tout ce pouvoir qui m’avait submergé et avait menacé de me noyer fit alors chemin inverse. Les tentacules qui avaient agressé mon âme s’en extirpèrent et la douleur qui vrilla mon crâne fut au-delà des mots. Comme si une partie de mon esprit venait d’être arrachée. Puis ce fut à mon corps de se sentir écartelé lorsqu’elle s’extirpa de mes membres.

Et enfin le processus se termina, suivi d’une onde de choc. Ma main put enfin lâcher l’arme et je me retrouvais propulser en arrière pour m’écraser violemment sur le sol, six mètres plus bas. Lorsque ma tête percuta le sol, je ne ressentis rien. Mon armure avait-elle encaissé le choc ? Non, il me semblait que je ne ressentais plus rien du tout. Que mon corps n’était plus qu’un pantin sans vie. Tout devint sombre mais je savourais cet instant, peut-être provisoire, d’anesthésie.

Plus de brûlure, d’écartèlement ou de souffrance !

Suis-je mort ?

J’entendis pourtant des bruits de pas. L’idée me vint alors que si je pouvais entendre, peut-être avais-je survécu. Mais formuler cette simple pensée fut périlleux. Mon esprit était à peine conscient. Ce que je venais de vivre ne m’avait pas laissé intacte.

Peu à peu, il me parut pourtant évident que j’étais toujours en vie. Mon métabolisme finit par se purger et parvint à récupérer quelques forces. Mes idées se remirent dans l’ordre et les signaux de détresse envoyés par mon corps atteignirent finalement mon cerveau dont les connexions reprenaient vie.

Bon sang ! Que j’avais mal !

« Peter ? dit quelqu’un. »

Ma tête bascula vers la voix qui semblait lointaine. Mes yeux ne percevaient que des taches de couleur, mon cerveau encore incapable d’interpréter toutes les informations. Après avoir cligné des yeux plusieurs fois pour tenter d’y remédier, la cécité finit par cesser et, d’abord flou, Eldaf m’apparut. Penché au-dessus de moi, l’inquiétude brillait dans le regard du vieil Elementaris. Lorsqu’il vit que j’avais repris conscience, il m’aida à me redresser et me soutint le temps que je récupère. Je me rendis compte que mes membres convulsaient légèrement. Je n’aurais su dire si j’étais épuisé, ce ne semblait pas être le cas. Non, c’était plutôt comme si je venais de vivre un traumatisme. On avait cette impression d’être vidé de ses forces sans avoir produit le moindre effort.

Non sans difficulté, je réussis à entrouvrir les doigts de ma main gauche et vis ma paume noircie, profondément brûlée.

« Nous devons te la bander, dit le Kalheni. Que s’est-il passé ?

Qu’a dit Atalamos ? me demanda Astérion au même instant. »

Lorsque je l’entendis, la douleur irradia à nouveau de mon crâne. La respiration saccadée, je serrai les dents et essayai de l’encaisser mais après ce que je venais de vivre, c’était terriblement difficile.

« Peter, insista Eldaf. Je dois savoir.

— Je… »

Ma voix se brisa et je dus m’y prendre à plusieurs reprises pour articuler :

« Je ne suis… pas prêt. »

La gorge sèche, je toussai avant de réussir à ajouter :

« Elle m’a dit que… qu’il n’était pas… encore temps. »

Le Kalheni me dévisagea, sous le choc.

« Mais… »

Les modulations graves d’un cor retentirent alors.

Puis une clameur stridente et monstrueuse déchira la nuit.

Celui de plus de cinq mille créatures venues réclamer notre sang.

« Ils sont là, annonça sombrement Astérion. »

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