Chapitre 32 : Le secret de la maîtrise de l'air

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« Asseyons-nous, me dit l’Ancien. »

Il s’assit en tailleur et je fis de même. J’avais enfin l’occasion de lui parler seul à seul et si je voulais obtenir des réponses, hormis auprès d’Astérion, c’était vers le sage meneur de Thorlann que je devais me tourner. Et pour être honnête, je n’avais qu’une envie : conclure ma formation élémentaire et commencer celle de la magie divine. Je voulais éviter de reproduire le même phénomène qui s’était produit en combattant Kalya. Cependant, une fois installé, l’Elementaris ferma les yeux et rentra dans un profond silence. Sa respiration ralentit jusqu’à devenir aussi lente et régulière de celle d’un dormeur. Et soudain, il se mit à scintiller, comme si sa peau s’était constellée de pierres argentées reflétant la lumière du soleil.

Je savais que ce phénomène se produisait chez les Elementaris uniquement lorsqu’il rentrait dans leur forme astrale pour s’ouvrir de manière totale à l’environnement. Cette même faculté que j’avais développée et que Talane m’avait appris à utiliser pour m’ouvrir à la nature.

Dérouté, je n’osai pas interrompre l’Ancien pour autant. Essayer de réveiller quelqu’un dont l’esprit avait quitté intentionnellement le corps pouvait se révéler désastreux : le toucher pourrait affecter la connexion avec sa conscience et potentiellement la rompre. Et cela était irréparable. D’après ce que m’avait expliqué Astérion, l’âme et le corps d’un être vivant étaient si proches qu’en temps normal, il serait impossible de les séparer l’un de l’autre. Néanmoins, si la conscience venait à quitter son enveloppe corporelle, pour explorer son environnement comme moi-même je le faisais, cette liaison se fragiliserait et pourrait potentiellement se rompre en cas de désagrément extérieur.

Cela revenait en quelque sorte à réveiller un somnambule mais en pire.

Lors de mon séjour ici, en écoutant les récits des Elementaris les plus âgés avec Kalya et Elysion, j’avais appris que les Hommes d’autrefois possédaient eux-aussi la clairvoyance, possédant alors non pas cinq, mais bien six sens. Mais au fil du temps, en oubliant l’existence des Eternels, ils perdirent cette faculté à étendre leur esprit hors de leur corps.

Pour en revenir au moment présent, je n’avais d’autre choix que d’attendre que le Kalheni revienne à lui. Je scrutai un instant son visage détendu, si pâle, typique des Elementaris de l’air, et si peu ridé lorsque l’on prenait en considération qu’il avait déjà vécu quelques millénaires.

Tandis que je patientai, mon regard se perdit en observant les alentours. Tant de fois déjà je m’étais baladé dans cette immense forêt sans me lasser d’en explorer tous les recoins. Ici, une douce brise remuait les branches des arbres restés verts, immunisés contre les effets de l’automne. Le mélange parfait entre le ciel bleu, les diverses fleurs aux pétales de couleurs vives et la terre brune, imposait un cadre aux coloris clairs et chauds rendant ce paysage idyllique. Les piaillements des oiseaux et les grésillements des grillons, le ronronnement paisible de la rivière ou le bruissement rassurant des feuilles troublaient à peine le silence reposant. Et les embruns ! Ils semblaient murmurer les douceurs du printemps en partageant un mélange de parfums floraux né des senteurs d’ambres provoquées par la putréfaction du bois et du mucus humide de la terre.

Tout éveillait mes sens.

Emporté par la beauté des lieux, je fermai les yeux à mon tour et décidai d’imiter le Kalheni. Il m’arrivait de prendre cette forme astrale régulièrement désormais, afin d’apaiser mes songes et mettre de côté mes soucis pour un temps. Comme maintenant. J’abandonnai donc la réalité de l’instant et laissai ma conscience se disperser dans le sous-bois où elle pourrait toucher l’essence des êtres vivants, invisible en temps normal.

Un tout nouveau monde s’ouvrait à moi.

Rapidement, je repérai une chouette au plumage brun et blanc, endormie dans une cavité élevée d’un tronc voisin. En m’approchant d’elle, je sentis la forme confuse de son esprit ensommeillé où se distinguait un étrange désir : celui de se reproduire. Nous devions nous trouver en pleine période de reproduction, celle où les oiseaux exécutaient leurs danses nuptiales la nuit. Je notai cela dans un coin de ma tête afin de revenir une fois la nuit tombée, espérant les surprendre dans leur rituel. Qu’il était attendrissant de voir la respiration calme du chasseur nocturne. S’il avait senti ma présence, cela ne l’inquiétait en aucune mesure.

Après encore quelques instants, je délaissai le volatile pour reprendre mon exploration plus profondément. Sur mon chemin j’effleurai les multiples végétaux, arbres comme fleurs et buissons, qui parsemaient ce paysage et le rendaient si extraordinaire, jusqu’à croiser une horde de sangliers. Cette fois je m’arrêtai, intrigué. Deux d’entre eux se trouvaient en plein affrontement. Je les observai, fasciné, se percuter violemment, défenses contre défenses. Voir des animaux d’une telle corpulence se confronter était impressionnant. Je savais que le rut des sangliers se déroulait en décembre et que les phéromones des femelles les amenaient à s’affronter. Une guerre sans merci pour les beaux yeux d’une laie.

Le plus gros des deux, un puissant mâle au pelage sombre, finit par faire fuir son rival. Son groin reniflait bruyamment tandis qu’il grognait à la recherche d’un nouvel opposant. C’était sous cette forme astrale que je réalisai l’étendue de tout ce à quoi les Hommes n’avaient pas accès au quotidien. À chaque exploration, je faisais de nouvelles découvertes qui me montraient que la Terre était loin de m’avoir livré tous ses secrets et qu’il n’était pas nécessaire d’aller bien loin pour en découvrir de nouveaux.

Pour être honnête, je plaignais profondément ceux qui n’auraient jamais l’opportunité de réellement voir au travers de l’âme et non pas des yeux.

Après encore quelques instants d’excursion, sachant que le temps passait plus vite sous cette forme omnisciente, je finis par résister à l’appel sylvestre et revenir dans mon propre corps. Comme à chaque fois, je ressentis ce pincement au cœur lorsque je dus revenir à mon simple… moi. C’était si frustrant de ne pouvoir poursuivre au-delà ! Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que le Kalheni était aussi revenu à lui. Il m’observait, amusé.

« Je suis désolé de t’avoir abandonné sans te prévenir mais je vois que tu as eu la même idée que moi, commença-t-il. J’avais besoin de mettre de l’ordre dans mes pensées, et peut-être aussi d’apaiser certains de mes tracas. À croire qu’ils s’accumulent avec l’âge ! soupira-t-il. Pour y remédier, il n’y a rien de telle que de s’enfuir à la découverte du monde, même pendant un bref instant. Je suis certain que tu t’accorderas à dire que c’est un précieux refuge, n’est-ce pas ? »

J’approuvai immédiatement de la tête et il rit :

« Talane ne m’avait donc pas menti : tu as l’apparence d’un homme mais agis et savoures la vie comme un Elementaris.

— Si je le pouvais, admis-je, je laisserais mon esprit dériver pour ne jamais revenir. Tout semble si pur quand on le voit de cette manière…

— Nous le ferions tous ! Mais la vie vaut la peine d’être vécue dans la réalité et le présent, pas dans l’omniscience et l’intemporalité. Il convient de laisser cela aux Eternels et de ne profiter de cette faculté que de temps à autre. Après tout, nous ne sommes que d’humbles mortels dotés d’un précieux don dont il ne faudrait pas trop abuser. »

Dubitatif sur ce point, je n’insistai pourtant pas.

« Je n’en reviens pas, repris-je en souhaitant revenir sur mon entraînement. J’y suis finalement arrivé ! Je me suis connecté et j’ai maîtrisé les trois premiers éléments. Désormais, il ne reste plus que le vôtre et je suis prêt à tout pour…

— Avant cela, m’interrompit-il, j’aimerais aborder un autre sujet. Cela ne nous prendra que quelques instants mais c’est capital.

— Quoi donc ? m’étonnai-je. »

Cela devait être une information importante pour qu’il décide de la faire passer avant ma formation.

« En ayant vécu parmi nous, dit-il, tu as découvert bon nombre de nos us et coutumes. Mais savais-tu que les Elementaris ne tombent amoureux qu'une seule et unique fois durant toute leur vie ?»

Dérouté, je ne répondis pas immédiatement. Sa question m’avait pris au dépourvu et ne paraissait avoir aucun lien avec la raison pour laquelle nous nous trouvions tous deux ici.

« Non, répondis-je finalement, sourcils froncés. Je ne le savais pas. »

Lorsqu’il poursuivit, son regard fixait un point invisible, perdu dans ses pensées.

« J’avais environ ton âge lorsque j’ai été choisi pour devenir un Elementaris par Astérion. À mon époque, les humains étaient différents. Moins cupides, moins tiraillés entre leurs choix et leurs désirs. Ils accomplissaient leurs devoirs et restaient loyaux. Loyaux envers leurs amis, bien sûr, mais surtout envers leurs familles et leur Amea Salye. »

« Âme sœur ? traduisis-je. »

Je savais que les Elementaris ressentaient les émotions d’une manière plus intense que les Hommes, un effet secondaire de leur transformation par Astérion peu avant la Grande Bataille. Depuis que ce dernier s’était réveillé, je ressentais les choses de la même manière qu’eux et je savais désormais que cette « hypersensibilité » était à double tranchant.

Pourtant les Elementaris avaient appris à vivre avec.

Le terme « Amea Salye » pour parler de leur compagne ou compagnon ne paraissait pas exagéré pour qui les connaissaient un tant soit peu. L’amour était quelque chose d’extrêmement précieux à leurs yeux, ce n’était donc pas surprenant d’apprendre qu’ils ne choisissaient qu’un compagnon pour toute la vie. Et il était impossible d’ignorer la puissance de ces deux mots : cela était irrémédiablement la preuve que, même pour les Immortels, créateurs de l’Esternal, tout ce qui se rapportait à l'amour était précieux. Moi qui croyais auparavant que ce n’était que pour rendre les films plus touchants, il semblerait que j’avais tort.

Je me surpris alors à me demander si lui, Eldaf, le plus ancien des Elementaris en vie, avait trouvé son âme sœur durant tous ces millénaires. La réponse était évidente : Kalya et Kacelia étaient ses descendantes de la septième génération. Et son ton empli de nostalgie ne laissait aucun doute possible. Néanmoins, s’il avait eu une compagne durant sa jeunesse, elle avait quitté notre monde depuis bien longtemps. Vivre autant d’années que lui, alors que la vie de ses semblables se comptait en siècles, devait être éprouvant. Je n’osais pas songer à la douleur qu’il avait dû supporter en assistant à la disparition de ses amis, et des membres de sa famille, les uns après les autres.

Je me sentis honteux de ne pas m’être davantage intéressé au Kalheni qui avait dû traverser tant de choses durant sa longue et périlleuse vie.

« Pourquoi me dire cela ? demandai-je enfin, intrigué.

— Parce que les Elementaris, au travers des générations, ont gardé ces qualités des Hommes d’antan : ils sont fidèles envers ceux qu'ils aiment. Je pense même pouvoir me risquer à dire que c’est pour cette raison que Kalya, Eonia et Elysion te sont loyaux aujourd'hui. C’est visible à leur manière de se comporter avec toi, et toi avec eux. Tu leur as montré qui tu étais et ils t’apprécient, même si ma petite-fille préférerait se trancher un doigt plutôt que de l’avouer, s’esclaffa-t-il.

— La loyauté va dans les deux sens, répondis-je. J’ai confiance en eux et, même si je n’aurais jamais pensé dire ça un jour, je leur confierais ma vie.

— Et ils en feraient tout autant. Mais ce n'est pas ce point-là que je voulais aborder avec toi avant que nous reprenions ta formation. Je voulais te parler de ce que tu ressens pour Eonia. »

Il me fallut un bref instant pour comprendre ce dont il parlait.

« Vous voulez parler de… sentiment amoureux ? finis-je par rire.

— Oui, répondit-il simplement. »

Son visage impassible et le sérieux de sa voix ne m’échappèrent pas et firent s’effacer mon sourire.

« Attendez ! Vous parlez sérieusement ?

— Sache que je parle habituellement avec une certaine franchise, mon jeune ami, me répondit-il. Sauf lorsque je dois demander à Kilha de me ramener ces délicieux cookies aux pépites de chocolat que ton espèce produit. Elle déteste voler des biens, même s’ils appartiennent aux humains. Je dois donc me débrouiller pour être le plus diplomate et convaincant possible. »

Déconcerté, je ne savais plus s’il se moquait de moi.

« Vous aimez les cookies ? répétai-je.

— L’une de vos meilleures inventions après le basket-ball, la pizza et le jazz, sans le moindre doute. Mais là n’est pas la question : aimes-tu Eonia ? »

L’étonnement passé, je réfléchis sérieusement à la question. La réponse aurait dû être facile et, pourtant, moi-même j’en doutais. J’aimais passer du temps avec Eonia, c’était un fait. Elle était gentille, intelligente et nous partagions de nombreux intérêts communs. Et malgré nos physiques légèrement différents, cela n’enlevait rien au fait qu’elle était magnifique.

Cela signifiait-il donc que j’étais amoureux d’elle ?

Pourtant, je n’avais jamais pensé à Eonia de cette manière et, le faire, fit ressurgir un second visage de ma mémoire. Une personne qui, ces dernières semaines, avait hanté certaines de mes nuits : Emilie. Dans certains cauchemars, je revoyais son visage terrifié braqué sur moi lors de l’attaque du Xenos. Et dans mes rêves, c’étaient ses doux yeux azur qui me fixaient lorsque, gêné, je lui proposais de boire quelque chose en ma compagnie. Ou encore son sourire qui avait l’agaçante aptitude à me faire sourire et de provoquer une étrange sensation au creux de l’estomac.

Je secouai la tête pour chasser ses pensées. Bon sang, j'avais rencontré cette fille durant à peine cinq minutes et même à des centaines de kilomètres, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser à elle ! Ce qui était stupide ! Je ne pouvais aimer une inconnue en l’ayant rencontré une seule fois et en un temps si court ! Le coup de foudre, c’était pour les contes de fées, pas pour la vie réelle ! Et ma vie était suffisamment compliquée comme cela, ce n’était pas la peine de m’ajouter de nouveaux tracas.

En revanche, je savais ce que je ressentais pour Eonia.

« Écoutez, débutai-je avec honnêteté. J'aime énormément Eonia mais pas dans le sens dans lequel vous l’entendez. C'est une très bonne amie que je pourrais considérer comme une sœur avec le temps. On est très semblable et elle est sans aucun doute une personne géniale, mais ce n’est pas ma Amea Salye. J’en suis certain. »

Il me scruta de ses prunelles bleu azur si perçant.

« Parles-tu avec ton cœur ?

— Oui, répondis-je. Et avec ma tête aussi, je suppose.

— Bien, mais je te prierai de prendre garde à ne pas lui donner de faux espoirs pour une quelconque relation entre vous.

— Je n'ai jamais… m’exclamai-je.

— Je le sais, m’interrompit-il. Mais elle, elle ne le sait pas. Je puis t’assurer qu’elle commence à ressentir plus que de l'amitié pour toi. Si elle finit par s'éprendre de toi, et que tu la rejettes, tu dois comprendre qu’elle ne ressentira jamais d’amour pour quelqu’un d’autre, et bon nombre d’entre-nous ont mal tourné pour cette raison. Crois en mon expérience, les maux d'amour sont plus difficiles à guérir et plus dangereux qu'une blessure physique. Si tu ne me crois pas, demande donc à Astérion. Je suis certain qu’il s’est déjà fait un plaisir de sonder ses pensées. Les Immortels aiment les histoires mélodramatiques plus encore que les Hommes eux-mêmes.

— Il dit vrai, soupira Astérion, frustré d’avoir été démasqué. Je n'arrive pas à lire ses pensées clairement mais cette Eonia ressent sans le moindre doute des sentiments forts à ton égard. Si tu y faisais attention, toi aussi tu pourrais les ressentir. Tu devrais abaisser tes barrières mentales de temps en temps et laisser leurs émotions te permettre de mieux les comprendre.

— Je ne voulais pas ça… répondis-je avec culpabilité. Je veux dire je ne voulais pas lui donner de faux espoirs ou quoi que ce soit.

— Et c'est tout à ton honneur mais, que tu le veuilles ou non, l'aura divine te rend plus charismatique, plus attirant. Cela deviendra indéniable au contact des humains, ils sentiront ta nouvelle puissance. Et je suis désolé de te dire que, grâce à moi, tu as sans aucun doute hérité d’une certaine beauté naturelle. » J’esquissai un sourire tandis qu’il poursuivait : « Tu devras simplement expliquer à Eonia ce que tu ressens pour elle, ainsi elle ne vivra pas le reste de ses jours avec l'impression que tu lui as brisé le cœur. »

Il resta silencieux quelques instants avant d’ajouter :

« C'est en partie de ma faute. En transformant les Hommes en Elementaris, l'énergie des éléments les a rendus plus… sensibles. Ils ressentent les sentiments avec plus d'ampleur que les Hommes, ce qui est à double tranchant lorsqu'ils ressentent une grande joie ou une grande peine, ou, dans ce cas, de l'amour. C'est un effet secondaire que je n'avais pas prévu et qui, bien entendu, me paraissait insignifiant à l’époque. Nous allions entrer en guerre et seule la victoire m’importait.

— Tu peux être fier de ton peuple. Cet aspect les rend meilleurs que les Hommes qui, pour certains, manquent cruellement de sentiment. »

Après ce bref échange, je reportai mon attention sur Eldaf.

« Je lui en parlerai à son retour, lui promis-je. Je n’avais en aucun cas l’intention de la blesser ou de lui faire croire des choses… En tout cas, merci de m’avoir prévenu. »

Il acquiesça, satisfait, se releva et épousseta la terre de ses vêtements.

« Je fais attention à tout ce qui se passe à Thorlann et, chez nous, trouver un compagnon est quelque chose qui ne se prend pas à la légère. Maintenant, il est temps de nous mettre au travail ! »

Je me relevai à mon tour, déterminé.

« Je vous écoute, Kalheni. Dites-moi tout ce que je dois savoir pour maîtriser l’air.

— Tu dois tout d’abord réaliser que contrairement aux trois autres éléments, il est présent partout. Peu importe la situation, en théorie, tu pourras toujours y recourir. Sa forme immatérielle fait aussi de lui le plus puissant des quatre éléments primordiaux. Bien entendu, ils ont tous leurs avantages et leurs faiblesses, mais l’air est réputé pour dominer les trois autres. Et, si tu veux tout savoir, je suis certain que la clef de sa maîtrise t’a déjà été révélée durant ta Ternaíre. Quelle sensation as-tu ressentie lorsque le don de l’air t’a été offert ? »

Je me remémorai ma rencontre avec l’esprit élémentaire. Je me m’étais alors réveillé haut et figé dans le ciel, malmené par de violentes bourrasques, certaines glacées et d’autres chaudes. En me souvenant bien, même si j’étais privé de tout mouvement, je n’avais ressenti aucune peur. En réalité, même si j’avais été inquiet de rencontrer l’être élémentaire, je n’avais rien ressenti d’autres qu’une sensation de légèreté et de soulagement d’arriver à la fin de la cérémonie.

« Un sentiment de liberté, je dirais, répondis-je après un instant.

— Bien ! s’exclama le Kalheni. Car c'est justement ce qu'il faut pour maîtriser l'air : se sentir libre. Libre dans chaque décision que l’on prend et chaque action que l’on entreprend. La maîtrise de l’air chez les Elementaris est généralement aisée car rares sont les Elementaris qui se sentent emprisonnés à Thorlann : peu de choses sont imposées ici et bon nombre de ces choses sont faites de bon cœur par mes congénères. Pour autant, pour une raison que nous ignorons, ceux qui reçoivent le rêve de leur Ternaíre sont moins fréquents.

— Il faut se sentir libre ? répétai-je, hésitant. »

Cela semblait si simple et pourtant…

« Ton cas est toutefois différent, poursuivit l’Ancien. Tu dois accepter ton destin, ainsi chacun de tes choix sera pris en ton âme et conscience. Alors seulement tu seras le seul maître de ton destin et donc libre. Comprends-tu ce que je veux dire ?

Je secouai la tête, las. Il disait cela comme si c’était évident ! Même si je m’y étais habitué, depuis qu’Astérion s’était réveillé, je n’avais pas vraiment eu mon mot à dire dans toute cette histoire. Je m’étais même fait à l’idée qu’à la fin, quoi que j’entreprenne, soit j’empêcherais la réincarnation d’Hepiryon, soit je l’affronterais et très probablement, mourrais. Même si j’espérais de tout cœur empêcher son retour parmi les vivants, et donc éviter de mourir à seulement vingt-deux ans, je devais admettre une chose : je n’avais souhaité aucun de ces dénouements.

Comment pourrais-je me sentir libre en cet instant alors que, si rien de tout cela ne s’était passé, je devrais être en train de réviser mes examens avant les vacances de noël ? Antoine m’aurait sermonné pour ne pas travailler assez alors que Florian passerait la moitié de sa journée à dormir et Matt à organiser notre nouvel an. Voilà ce qu’aurait dû être mon quotidien. Pourtant je me retrouvais en Californie à apprendre à me battre à l’épée ! Réviser était certes ennuyeux, mais mes bouquins ne me recouvraient pas d’hématomes !

« À Thorlann, poursuivit l’Ancien en faisant les cent pas, nous, Elementaris, pensons que peu de choses est dû aux hasards. Pour ma part, j’irai même jusqu’à dire que la plupart des êtres vivants présents sur cette planète sont destinés à vivre une vie fortuite, longue ou brève, dont ils seront les maîtres. Une vie classique en somme. Néanmoins, pour quelques rares exceptions au gré du temps, l’univers en aura décidé autrement et, quoi qu’ils tentent, leur vie mènera irrémédiablement à un instant précis. Un moment clé, unique, par lequel ces personnes devront inévitablement passer si leur vie s’éternise et dont l’importance sera telle qu’il impactera l’existence d’un grand nombre de personnes. Pourquoi eux ? Je n’en sais rien mais comme je te l’ai dit, je ne crois pas au hasard. Le fait est que, d’après moi, tu fais partie de ces personnes.

— Alors vous sous-entendez que je n’ai pas eu de chance ? soufflai-je en fronçant les sourcils. Que j’ai tiré la mauvaise boule dans la roulette du destin ? Si vous pensez me remonter le moral, je dois avouer que ce n’est pas réussi…

— En réalité, poursuivit-il, mon hypothèse ne s’arrête pas. Ce que j’aimerais te faire comprendre c’est que, comme je l’ai dit, ton existence finira par te mener à un moment précis, peu importe les choix que tu feras. Sauf si tu venais à mourir demain, bien sûr, ce que je ne compte pas laisser arriver.

— Je crains de ne pas vous suivre, intervins-je. Ni de voir le rapport avec ma formation élémentaire. »

Le Kalheni cessa de faire ses allers-retours et me fixa avec une expression indéchiffrable :

« D’après moi, quoi que tu tentes, tu finiras par affronter Hepiryon. »

La gravité de ses paroles me frappa. La forêt elle-même sembla se taire à cette annonce. Abasourdi, il me fallut plusieurs secondes pour finalement balbutier :

« Quoi ? Non ! Astérion affirme que je peux empêcher sa réincarnation !

— Tu le penses vraiment ? me questionna avec douceur l’Elementaris. Réfléchis à ce que cela signifierait, Peter. »

Je digérai difficilement ses paroles. Si je ne pouvais même pas espérer empêcher la réincarnation de l’Eternel du Chaos, que pouvais-je espérer d’autre ? L’affronter et le vaincre relevait de la folie !

« Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que ce moment précis de ma destinée correspond à un affrontement avec Hepiryon ? Vous êtes devin ? Cela pourrait être simplement de trouver un remède contre le cancer, ça impacterait aussi de nombreuses vies sans pour autant mettre le monde en danger. »

Après une brève hésitation, il admit :

« Malheureusement, je ne possède aucune certitude. Et tu as raison, je peux être dans l’erreur. Néanmoins, si nous imaginions que je dise vrai, alors j’aimerais te faire comprendre que si tu étais amené à l’affronter, et je dis bien « si », l’issue de ce combat ne serait pas déjà jouée. Tes choix et tes actions peuvent l’influencer ! En étant ici plutôt qu’en France, par exemple. Apprendre à te battre et à employer tes pouvoirs plutôt que conserver ce quotidien que tu affectionnais tant… Tous ces efforts ont un prix que tu as accepté de payer et ils seront récompensés ! Tu affectes ce futur qui t’est destiné aujourd’hui même et…

— Arrêtez ! m’écriai-je. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous êtes en train de dire ? Affirmer que je garde mon libre-arbitre alors que, quoi que je fasse, je ne pourrais pas fuir mon destin est entièrement faux. J’ai accepté que je devrais m’opposer à Hepiryon, non pas par envie mais par nécessité. Je sais qu’il est réel et si je veux protéger ceux que j’aime, je n’ai pas d’autres choix que de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais mon libre-arbitre, je l’ai perdu depuis longtemps !

— Tu le penses peut-être mais c’est faux. Seul un instant dans ta vie t’est inévitable mais pas le reste. Aujourd’hui, tu es libre. Tu pourrais quitter Thorlann dès à présent si tu le souhaitais, retourner à ton ancienne vie. D’ailleurs, tu aurais pu le faire des semaines plus tôt lorsque Kalya t’a montré que ce qui t’attendait ici n’allait pas être paisible. Pourtant tu es resté et tu as encaissé tout ce qu’elle a pu te faire subir pour faire de toi le brave et puissant combattant que tu es devenu et cela, c’est toi qui l’as choisi. Un instant de ta vie est peut-être condamné à se réaliser sans que tu puisses en décider autrement, mais le reste de ton existence t’appartient ! »

Je réfléchis à ses paroles, l’esprit embrouillé.

« Peter, reprit-il finalement avec insistance, tu dois comprendre que le Chaos et la Création ne peuvent cohabiter éternellement ensemble, même s'ils sont omniprésents. Regarde, l'Homme lui-même, parmi tant d’autres créatures, est l'enfant de la Création et du Chaos. Et c’est une espèce instable ! Cela s’observe dans leur société : ils unissent en eux deux entités qui ne devraient pas cohabiter et qui finiront inévitablement par engendrer leur extinction un jour même s’ils se démènent pour l’éviter. C’est pour cette raison que je crains qu’Hepiryon parvienne à revenir peu importe la volonté que tu mettras à l’en empêcher. »

Il prit une profonde inspiration et ajouta :

« Entre les deux frères immortels, l'un devra prendre le dessus sur l'autre, ce qui scellera et déterminera notre futur à tous. Empêcher la réincarnation d’Hepiryon ne serait qu’un sursis : il essayera de revenir, encore et encore, et ce pour l’éternité. »

Ma tête se mit à tourner.

Je me doutais qu’empêcher sa réincarnation une fois n’empêcherait pas Hepiryon de recommencer, mais imaginer une vie sans fin à déjouer ses tentatives me paraissait inimaginable. J’avais supposé qu’en l’empêchant une fois, il retournerait dans un sommeil durant quelques millénaires comme il l’avait fait jusqu’ici. Pourtant, maintenant que j’y pensais, s’il avait été aussi longtemps endormi c’était uniquement grâce à Astérion. Ce dernier avait détruit son véritable corps et l’avait affronté sans répit jour et nuit ! Cela signifiait-il qu’il fallait que je le laisse récupérer un corps et réitérer cet exploit pour espérer le renvoyer sommeiller sous forme spectrale ? Prendre un tel risque était inconcevable ! Pour autant, tuer tous les Xenos qui essaieraient de corrompre un humain de devenir son hôte n’était pas plus attrayant.

Que faire ?

Pour une fois, Astérion ne vint pas me conseiller et je savais pourquoi. La meilleure solution à prendre était de lui laisser ma place, le contrôle total de mon corps, afin qu’il s’occupe de son frère lui-même. Qui sait ? Peut-être que d’un simple claquement de doigt, il serait capable d’éradiquer tous les Xenos cachés dans notre monde. Malgré tout, je m’opposais depuis le départ à abandonner ma vie. Sinon à quoi m’auraient servi tous ces entraînements mêlés de sang et de sueur ?

Je reculai de quelques pas et m’adossai à l’arbre le plus proche.

« Quand allez-vous cesser de me traiter comme un enfant et arrêter de me donner de faux espoirs, murmurai-je, la tête entre les mains. »

Tant d’idées, de pensées, se bousculaient dans ma tête et me donnaient la nausée. Affronter Hepiryon était impossible, il me vaincrait sans le moindre doute. Il fallait donc l’empêcher de se réincarner, c’était le plan initial. Mais je n’avais pas réalisé que cela signifierait que ma vie n’aurait que cet unique but pour l’éternité, en admettant que je vive assez longtemps. Sans omettre que d’après Eldaf dont, je le savais, les connaissances dépassaient celles de bon nombre de personnes sur Terre, lutter contre la réincarnation de l’Eternel était vain. L’autre choix qui s’offrait à moi était de laisser mon corps à Astérion et choisir de cesser d’exister à son profit, ce qui me terrifiait.

J’étais destiné à échouer au bout du compte, c’est tout ce que je retenais.

« Peter, insista-t-il. Crois-moi, je te le dirais si nous n’avions aucun espoir. Mais n’oublie pas que même s’il arrivait à revenir, son corps ne lui offrirait jamais sa puissance d’antan. Maîtriser l’air serait un atout inestimable pour l’en empêcher et, pour cela, tu dois simplement accepter que les choix que tu as faits depuis le réveil d’Astérion, et que tu prendras dès à présent, seront ceux que tu as souhaités. Tu as juste à me dire que c’est le cas et nous pourrons débuter ton apprentissage de l’air…

— Mais c’est faux… murmurai-je, dents serrées. »

Un silence suivit mes paroles. Ma respiration était devenue bruyante tandis qu’une profonde rage se répandait dans mes veines. Un sentiment d’injustice présent depuis bien trop longtemps et qui n’attendait que cet instant pour s’exprimer.

« Pardon ? répéta le Kalheni.

— C’EST FAUX ! hurlai-je. »

Il me dévisagea tandis que je vociférais d’une voix tremblante :

« Vous ne comprenez donc pas que jamais je n’avais envisagé de venir vous trouver pour apprendre à me battre ? Quand Astérion s’est réveillé, la seule chose que j’ai vue c’était l’opportunité d’avoir des capacités hors normes, c’est tout ! Mais le Xenos a tout bousculé ! Ma famille, mes amis… Ma vie tout entière est partie en fumée à l’instant où il a surgi pour me tuer… À partir de là, je n’ai pas eu d’autres choix que d’écouter Astérion et de vous trouver pour espérer protéger ceux que j’aimais de ces monstres ! Mais vous pensez que c’était mon bon vouloir de tout quitter pour vous retrouver ? Que m’affirmer que rien n’est perdu et que je peux battre un immortel renforcerait ma détermination ? Je vous prenais pour quelqu’un d’intelligent mais il semble que j’avais tort ! »

Il resta impassible face à ma colère, écoutant mes propos avec calme.

« Chaque décision que j’ai prise : vous rejoindre, apprendre à me battre, réaliser la Ternaíre, maîtriser les éléments… Tout ça, je le voulais pour de mauvaises raisons. Maintenant, je le fais parce que je n’ai rien d’autre. Je ne peux pas retourner dans mon pays après tout ce que je sais et savoir que je n’ai rien tenté pour l’empêcher. Je ne peux plus vous tourner le dos et refuser tout ça, les esprits élémentaires me l’ont bien fait comprendre. Ils m’ont peut-être inculqué des principes et une morale qui font que je reste ici pour me battre, mais dire que j’ai choisi cette vie, de me battre contre Hepiryon, c’est un mensonge ! Et vous osez dire que je suis libre de faire ce que je veux ?

— Peter…

— Non ! l’interrompis-je. Il n’y a pas de Peter qui tienne. Quand est-ce que tout ça cessera enfin ? Au lieu de tout me dire d’emblée, d’arracher le pansement d’un coup, vous ne cessez d’y aller doucement en pensant que je ne supporterais pas l’atroce réalité. Astérion m’a d’abord caché notre lien de parenté, la raison pour laquelle il m’avait choisi, et maintenant même vous, vous me dissimulez des choses. Pourquoi ne pas m’avoir annoncé bien plus tôt que vous soupçonniez mon existence destinée à affronter Hepiryon au lieu de me laisser espérer que j’avais mes chances d’empêcher son retour et de retrouver une vie normale ? Ai-je l’air si faible et pathétique pour que vous ne cessiez de me bercer d’illusions ? »

La terre se fracturait à mes pieds au fur et à mesure de mes paroles.

« À chaque pas en avant que je fais, j’apprends quelque chose qui me fait revenir en arrière. Vous deviez m’apprendre à contrôler le dernier des éléments. Celui qui m’aurait rendu suffisamment fort pour m’opposer aux créatures du Chaos. Mais au lieu de ça, vous avez brisé toutes mes espérances de retrouver une vie normale. Et inutile de me mentir, je sais que vous savez. Je ne sais pas comment, mais vous savez que mon destin est d’affronter Hepiryon. Que je ne pourrai le fuir éternellement. Mais vous refusez de l’admettre et préférez encore me traiter comme un enfant en m’assurant que ce ne sont que des « hypothèses ». Des théories de votre brillant esprit ! »

Une faille s’ouvrit dans le sol, déracinant un arbre. Une nuée d’oiseaux piaillèrent en s’envolant de ses hautes branches avant qu’il ne s’écrase dans un bruit sourd. Mais je n’y prêtai pas attention, enivré par la colère que m’inspirait le Kalheni en cet instant précis.

« Plus que n’importe qui, poursuivis-je, je pensais que vous comprendriez que j’en avais marre que l’on me ménage. Tous les espoirs que j’avais d’empêcher sa réincarnation étaient vains depuis le départ mais vous avez attendu plus d’un mois pour me le dire. Vous craigniez que je délaisse mes responsabilités en me l’avouant plus tôt ? Mais cela n’aurait rien changé car, comme je vous l’ai dit, je n’avais pas d’autre choix que venir à Thorlann. Chaque décision que j’ai dû prendre pour en arriver là… C’était uniquement par nécessité et non par envie. En réalité, je ne suis même pas certain de détester Hepiryon. Il ne m’aurait rien fait si Astérion ne m’avait pas choisi. C’est l’infortune qui est à l’origine de ce calvaire ! »

Je ne m’étais pas rendu compte de l’existence de ce ressentiment. Je l’ignorai jusqu’à ce que le vieil Elementaris m’annonce que maîtriser l’air revenait à dire que les décisions prises jusqu’ici étaient intentionnelles et souhaitées. Intentionnelles, peut-être, mais souhaitées ? Certainement pas ! Elles n’avaient pour but que ma survie et rien d’autre ! Quel genre d’homme souhaiterait prendre de telles décisions à seulement vingt-deux ans pour rester en vie ?

« Vous pouvez penser ce que vous voulez, finis-je par articuler, les poings serrés. Que je suis un sale lâche qui ne rend pas compte de la chance qu’il a d’être l’héritier d’un Immortel. Ou encore que je devrais être honoré de réaliser cette tâche qui m’incombe pour protéger mon peuple. Le baratin que me servirait n’importe lequel de vos congénères. Mais la vérité c’est qu’Hepiryon n’en a après moi que parce qu’Astérion a décidé que j’étais l’hôte idéal pour lui. Et c’est ça qui m’a forcé à faire ces choix.

— Je ne pense pas que tu es un lâche, dit le Kalheni avec calme.

— Ah ! Vraiment ? ricanai-je en détournant le regard. Alors vous êtes bien naïf. Parce que ce n’est pas faux si on y réfléchit bien. Je suis un gamin qui a peur de toutes ces obligations et qui ferait n’importe quoi pour les laisser à quelqu’un d’autre. J’aime vivre ici mais la raison qui m’a poussé à venir… Je n’ai pas eu mon mot à dire. Alors n’espérez pas que je vous affirme être venu par pur plaisir et que mon rêve a toujours été de décapiter un dieu. Ce serait vous mentir, un peu comme vous l’avez fait en somme.

— Contrairement aux miens, répondit-il avec douceur, je comprends que ces responsabilités ne sont rien d’autre qu’un fardeau. J’en ai conscience, m’assura-t-il lorsque je reportai mon regard sur lui. N’oublie pas que, comme toi, j’ai été choisi pour une mission semblable : défendre les Hommes. Mais contrairement à toi, j’aurais pu refuser de devenir un Elementaris. Toi, tu n’as pas eu la possibilité de dire non et c’est une chose que je regrette. Personne ne devrait être contraint à de tels sacrifices. C’est pour cette raison que, à tort peut-être, j’ai tenté de te protéger. Je pensais qu’en te ménageant, tu accepterais plus facilement ta vie parmi nous. Je te prie de me pardonner et je te promets de te traiter tel que tu es : un homme. »

Il porta un regard vers l’arbre abattu avant de me fixer à nouveau :

« Néanmoins, tu dois cesser de regretter le passé. Tu as été choisi et tu ne peux rien contre ça. Accepte ton destin. Peu importe le temps qu’il te faudra, j’attendrai que tu décides toi-même de te confronter à Hepiryon, non pas parce que tu penses que l’on t’y contraint. »

Je l’observai en silence tandis qu’il me renvoyait mon regard. Encore une fois, j’avais déversé ma colère sur ce vieux sage et il avait tout encaissé sans sourciller. Il avait su m’écouter, comprendre mon opinion et m’offrir les solutions qui s’offraient à moi sans me contraindre à en choisir une dans l’instant. Même le ressentiment qu’il me faisait éprouver pour m’avoir caché la vérité s’estompait. Il n’existait pas une autre personne que lui dans ce bas monde qui possédaient la même empathie et la même sagesse.

Alors que j’ouvrais la bouche pour lui répondre, un frisson me parcourut.

Ce fut si bref et, pourtant, mes yeux se portèrent d’instinct sur les poils hérissés de mes avant-bras. Une nouvelle sueur froide me parcourut la seconde d’après. Cette sensation… Je relevai la tête, affolé, en direction du Kalheni qui semblait avoir perçu la même chose que moi. Avant que l’un de nous ne puisse le dire à voix haute, la présence d’Astérion se fit ressentir dans mes pensées, alerté.

« Des Xenos ! s’alarma-t-il. »

Un hurlement suivit ses paroles. Le cri d’effroi d’une femme.

Une terreur sans nom s’empara alors de moi.

« Eonia, balbutiai-je en me redressant d’un bond. »

Le cœur battant, je fermai les yeux et me concentrai afin de capter un autre cri et d’en trouver son origine. Je sentis le Kalheni me rejoindre, tout aussi attentif et silencieux que moi. Un nouveau malaise me parcourut, juste avant qu’un second hurlement ne retentisse. Cette fois, malgré la difficulté de l’affirmer sur la base d’un simple son, j’étais certain qu’Eonia en était l’auteure.

« Peter ! Attends ! s’exclama le Kalheni. »

Mais c’était trop tard. Rien d’autre ne m’importait que de la secourir.

Je me mis à courir en direction du nord, aussi vite que mes jambes me le permettaient. Le Kalheni s’élança à mes côtés mais je le distançai rapidement, incapable de me concentrer sur autre chose que cette horrible sensation qui emplissait ma poitrine. Les créatures du Chaos m’avaient retrouvé ! Moi et les Elementaris ! Je ralliai le pont nord de Thorlann à une vitesse stupéfiante, porté par une énergie et une volonté immuable. Les Elementaris qui gardaient le pont me virent arriver, les yeux écarquillés.

Avant qu’ils ne puissent prononcer le moindre mot, je bondis. Un saut prodigieux qui me porta plus haut et loin que ceux que j’avais réalisés jusqu’ici. Il me porta quasiment en haut du cratère. J’atterris violemment contre la roche et éraflai mes genoux. Mais je m’en moquai. Je repris ma course sans attendre, ne me fiant qu’à mon instinct et gravissant les mètres qui me séparaient du haut de la paroi. Lorsque j’en sortis enfin, je me trouvai hors du dôme protecteur et Enelsta Lardosa, ou Los Padres National Forest pour les humains, s’étendait devant moi, froide et défeuillée. Je fis deux pas avant de m’arrêter, incapable de savoir quelle direction prendre. Aucun autre cri ne vint rompre le silence, et je ne pouvais dire si c’était de bon augure.

La gorge nouée, je parvins à hurler :

« EONIA ! ELYSION ! »

Pétrifié, j’attendis. Aucune réponse.

« Astérion ! J'ai besoin de ton aide ! le suppliai-je.

On va les retrouver, répondit-il immédiatement. Calme-toi ! Tu sais reconnaître l’aura des Elementaris, tu l’as suivi pour trouver Thorlann à notre arrivée ! Ferme les yeux et tente de t’en servir pour les trouver. »

J’obéis mais le sang battait à mes tempes et mon cœur, affolé, frôlait l’infarctus à chaque battement. Jamais je n’avais ressenti une telle angoisse. Était-ce donc cela que l’on ressentait lorsque l’on savait ses proches en danger de mort imminent ? Jamais je n’avais ressenti quoi que ce soit de semblable ! Tout cela était ma faute ! Je savais que les laisser partir était une erreur, je l’avais senti ! Jamais je ne pourrais me pardonner d’avoir étouffé ce mauvais pressentiment s’il arrivait quoi que ce soit à Eonia ou Elysion !

Mes pensées tourmentées m’empêchèrent de les retrouver.

« Je n’y arrive pas ! vociférai-je, partagé entre l’effroi et la colère.

Contrôle tes émotions, Peter ! Mes chaînes m’empêchent d’agir, tu es le seul capable de les localiser ! »

Son esprit s’accola au mien, renforçant notre connexion pendant un temps. Uni dans l’adversité, sa conscience me rassura et m’apaisa suffisamment longtemps pour obtenir une réponse.

« À gauche ! nous exclamèrent Astérion et moi d’une voix. »

Il se détacha de mon esprit mais je savais qu’il restait à mes côtés. Sa présence me permit de m’élancer vers les ennemis, non plus contrôlé par la peur mais guidé par l’envie de protéger les miens. L’angoisse était présente mais rapidement éclipsée par une rage indescriptible qui surpassait tout ce que j’avais pu ressentir jusqu’ici. J’arrachai le bandage autour de mon bras et le jetai.

S’ils avaient osé faire du mal à mes amis, ils le paieraient dans le sang.

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