Chapitre 30 : La puissance de Thorn

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Thorn recula de quelques pas et commença à étirer ses bras musculeux.

« Pourquoi est-ce que je ne t’affronte pas ? demandai-je alors à Elysion.

— J’aurais sincèrement aimé t’offrir un combat de véritables épéistes, me répondit l’Elementaris du feu. Non pas comme Thorn et son énorme couteau de boucherie sans la moindre grâce. Malheureusement, j’ai autre chose de prévu qui me demande d’être en forme. Je ne peux donc pas prendre le risque d’être blessé face à toi.

— Donc… vous allez simplement me regarder ?

— Pas seulement nous, intervint Eonia. »

Je suivis son regard porté derrière moi et discernai plusieurs dizaines d’Elementaris qui avançaient dans notre direction. Si certains m’étaient familiers, bon nombre m’étaient totalement inconnus.

« Je parie qu’ils font tous partie des perplexes qui doutent de ma capacité à sauver notre monde, devinai-je. »

Elysion opina de la tête.

« S’il y a bien un point commun entre mon peuple et le tien, dit-il, c’est le scepticisme. S’il faut leur prouver que tu es devenu fort, alors nous nous sommes dit qu’il valait mieux qu’ils le voient de leurs propres yeux. En somme, donne le meilleur de toi-même et ne laisse pas Thorn gagner.

— Tu as peur que si j’échoue, ils perdent tous confiance en moi ? m’inquiétai-je aussitôt.

— Non, je ne veux tout simplement pas que ce sombre idiot ait une raison de se vanter de quoi que ce soit. Surtout après sa défaite lors de la finale de Dænami, il ne s’en privera pas. »

Il me donna une tape sur l’épaule et Eonia m’offrit un sourire d’encouragement avant de le suivre et se joindre au groupe de spectateurs. J’avisai Thorn à une quinzaine de mètres. Il croisa mon regard et un rictus se dessina sur son visage lorsqu’il dégaina son immense épée de Némélithe brune. Une épée à deux mains adaptée à sa redoutable carrure.

« Voici une lame imposante, remarqua Astérion.

N’est-ce pas justement toi qui m’avais assuré que la taille n’avait pas d’importance ?

— C’était uniquement pour te faire plaisir.

— C’est bien ce qu’il me semblait, répondis-je tout en grimaçant. »

À ses doigts tapotant le pommeau de sa large épée, je sentais que le colosse était pressé de se battre. Ce qui n’était pas spécialement mon cas.

« Prêt ? me cria-t-il, un large sourire aux lèvres. »

Ma main gauche crispée contre le pommeau de mon épée et mon bouclier dirigé vers l’avant, je le jaugeai du regard. Comme chaque fois où je le rencontrais, son large sourire et les roches éparses de son crâne me faisaient penser à un savant-fou. Et j’avais la désagréable impression qu’il pensait ce combat joué d’avance. Il avait plus d’expérience et plus d’assurance, mais je m’étais donné du mal pour être capable de l’égaler.

Les conseils d’Elysion me revinrent en tête : d’abord faire une liste de tout ce que je savais de mon adversaire afin de dénicher ses points forts et, surtout, ses points faibles. Malheureusement, je ne savais pas grand-chose de sa manière de se battre excepté que sa force brute était supérieure à celle de beaucoup de ses congénères. Je fus alors distrait par les mouvements de la foule qui s’amassait. Du coin de l’œil, je vis les spectateurs se rassembler en silence pour assister à notre face à face. Ils étaient si nombreux ! Ma gorge se noua à l’idée d’échouer lamentablement devant tant de monde… Non ! Je devais me ressaisir ! Cela faisait des semaines que je m’entraînais au côté de plusieurs d’entre eux et je m’étais révélé prometteur ! Je ne devais pas douter ! Pas maintenant !

Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration pour calmer les battements affolés de mon cœur. J’avais appris à me contrôler, je n’allais pas céder à la peur ! Je n’étais plus inexpérimenté, je savais me battre ! Kalya et Elysion s’en étaient assurés. Je resserrai finalement ma prise sur la hampe de mon arme, rouvris les yeux et lançai avec aplomb à mon rival :

« Prêt ! »

Le silence se fit à mon annonce et Thorn sourit encore plus, dévoilant ses dents blanches. L’instant d’après, avant que je me décide à attaquer, le sol se mit à trembler juste sous mes pieds. Je reculai aussitôt de deux pas : je m’étais attendu à une attaque élémentaire de ce genre pour tenter de me faire tomber dans une crevasse en ouvrant le sol. Pourtant, contrairement à ce que je pensais, aucune faille n’apparut. Non, la terre se modela en boue et se souleva pour me recouvrir de la tête aux pieds. Je luttai pour m’en débarrasser mais elle était trop visqueuse et s’agrippai à mon corps. Avant que je puisse trouver une solution, sous les ordres de Thorn, elle se mit à durcir pour se consolider en un cocon. Je me retrouvai enfermé à la manière d’une momie dans un sarcophage. Je savais que Thorn était doué dans sa maîtrise de la terre mais être capable de faire changer sa structure et sa consistance aussi rapidement restait remarquable. Immobilisé et dans le noir complet, mes oreilles captèrent un rire provenant de l’extérieur.

Thorn était apparemment fier de m’avoir pris au dépourvu.

Je serrai les dents, furieux. Non seulement je m’étais laissé surprendre, et il ne se privait pas pour se pavaner, mais je détestais être privé de mes mouvements. Une peur que je n’avais pas ressenti depuis bien longtemps. Je tentai désespérément d’utiliser toute la force de mes bras et mes jambes pour rompre cette prison mais rien n’y faisait : les parois étaient trop épaisses. Même avec toute la force que j’avais développé, je ne pouvais pas me libérer. Sans oublier que mon immobilité ne me facilitait pas la tâche. Mon cerveau travaillait à plein régime pour trouver une solution. Je savais que, bientôt, je viendrais à manquer d’oxygène et perdre connaissance. Il était hors de question que je perde de cette façon !

Je n’avais pas le choix : je devais invoquer les éléments.

Je réfléchis à mes options. Je pouvais utiliser mon pouvoir sur la terre et ordonner à la roche de se briser d’elle-même. Toutefois, cela revenait à opposer ma maîtriser de l’élément contre celle de Thorn, or je doutais de réussir à le surpasser dans son propre domaine. Je n’avais donc pas d’autre choix que d’utiliser le feu ou l’eau pour me tirer de là. L’eau semblait la meilleure option mais la rivière devait se trouver sur ma droite et, sans la voir, cela devenait plus difficile de l’utiliser. Surtout que, pour le moment, j’étais partagé entre un mélange de panique et de colère, ce qui n’allait pas me faciliter la tâche pour l’amener à m’obéir. Par élimination, le feu semblait le plus propice mais je n’avais aucune flamme à exploiter. Il fallait donc que j’en fasse naître et la perspective n’était pas particulièrement attrayante.

Pourquoi ? Car, même si Elysion m’avait expliqué comment faire apparaître une flamme, je ne m’y étais jamais risqué jusqu’ici. Comme Kacelia me l’avait expliqué à mon arrivée, c’était l’une des dernières choses que les Waléoæs apprenaient. C’était complexe et surtout coûteux en termes d’énergie : on ne puisait pas dans celle des éléments mais directement dans la nôtre. Malheureusement, je ne voyais pas d’autre solution pour le moment. Et chaque seconde que je perdais à réfléchir risquait d’être la dernière avant de suffoquer.

Paupières closes, je vidai mon esprit tout en me remémorant les paroles d’Elysion à ce propos :

« Tu dois te focaliser sur l’une des émotions connectée au Firren. Habituellement, un Elementaris du feu qui ressent l’une d’entre-elle suffisamment intensément est capable de faire obéir le feu. Cela, Anathone te l’a appris. Mais on peut l’utiliser dans le sens inverse et utiliser nos émotions comme d’un déclencheur pour faire naître l’élément ! Focalise-toi sur celle qui te semble la plus propice et puise dans tes forces pour l’appeler. Mais garde toujours en tête que ce n’est pas dans son énergie que tu tires la force de le maintenir, mais bien dans la tienne ! Lorsque tu cesseras de dépenser tes propres forces, ou encore si tu n’en as plus, les flammes disparaîtront aussitôt. »

Si j’y arrivais, je me promis de le remplacer à la traite des vaches pour toute une semaine. Je lui devrais bien cela. En premier lieu, je devais me concentrer sur l’un de mes sentiments le plus fort, le plus puissant en cet instant, et l’utiliser comme d’une étincelle. L’amitié, l’amour, le courage et la volonté… Le choix fut simple : la volonté engendrée par ma détresse était sans conteste la plus forte de toutes mes émotions actuelles.

« Firren ! scandai-je dans ma tête, incapable de prononcer le mot. »

À mon grand soulagement, la réaction fut immédiate. Mes yeux captèrent la puissante lumière qui venait de répondre à mon appel et perçait même mes paupières closes. Toujours incapable de bouger, je sentis malgré tout les flammes embraser peu à peu la totalité de mon corps. Habituellement lorsque j’usais d’un élément, je sentais mes forces se décupler. Pourtant, cette fois c’était le contraire : au fur et à mesure que les flammes grandissaient, c’étaient mes forces qui se consumaient et la fatigue se ressentait. Une tension se forma au creux de mon estomac, intensifiant ma gêne. Mais je devais maintenir le feu encore quelques instants.

La température augmentait de plus en plus, mais ne m’impactait pas car j’ordonnai aux flammes de ne pas brûler. Néanmoins, ce n’était pas le cas de mon cocon. La terre qui m’enveloppait et me maintenait prisonnier s’effritait et s’affaiblissait. Lorsque je sentis la structure suffisamment fragile, dans un hurlement, je libérai une puissante déflagration. Mon sarcophage explosa, pulvérisé, me permettant de revoir la lumière du jour et respirer une profonde bouffée d’air. Toujours enveloppé par le torrent incandescent, je levai ma main en direction de Thorn dont le sourire s’était figé.

Ma boule de feu termina de l’effacer.

L’Elementaris ne se laissa pas surprendre et contra mon attaque avec l’un de ses fameux murs de roche. Profitant de cette seconde de répit, je jetai un coup d’œil à Elysion qui me félicita d’un signe de tête. Je n’en fus que plus motivé pour me venger. Je passai mon bras sur mon front pour essuyer la sueur qui y perlait, et ordonna :

« Naär Firren ! »

Les flammes s’évanouirent aussitôt et la tension au creux de mon estomac disparut. Mon énergie n’était plus consumée par l’élément. Tâchant d’oublier la foule d’observateurs aux regards braqués sur moi, je m’élançai et bondis sur la paroi de roche invoquée par Thorn. Ce dernier leva la tête vers moi et brandit son épée en essayant de m’atteindre, mais j’étais hors de sa portée. J’exécutai aussitôt un salto par-dessus sa tête et me retrouvai dans son dos. Pieds fermement ancrés dans le sol, je pivotai sur moi-même et frappai mon ennemi avec mon épée. Ma lame rencontra la sienne qui s’abattait déjà sur moi. À leur contact, des étincelles bleus furent libérées, typique du choc de Némélithe. Le poids de son arme frappant à la verticale m’enfonça littéralement dans le sol.

Sa force n’était donc pas un mythe, ce salopard possédait une puissance stupéfiante ! Il me fallait employer toutes les capacités des muscles de mes bras et mes jambes pour ne pas flancher. Sa taille et la manière dont il avait frappé lui donnait un avantage non négligeable qui ne me laissait aucune chance de prendre le dessus. Je croisai alors son regard. Sombres et animés par la soif du combat, ses yeux étaient entièrement focalisés sur moi. J’avais capté toute son attention et je compris qu’il venait de commettre une grossière erreur.

Tout en maintenant mes efforts pour lui faire face, dents serrées, j’invoquai le pouvoir de la terre. Je sentis l’énergie invisible fulminer tout autour de nous, juste sous nos pieds. L’élément répondit à mon ordre sans difficulté : le sol se souleva brusquement sous le pied gauche de l’Elementaris. Cela suffit à lui faire perdre l’équilibre ainsi que son appui. Saisissant cette opportunité, je repoussai sa lame de toute mes forces et frappai son ventre du plat de mon bouclier de Némélithe. Il s’encastra dans l’armure brune de l’Elementaris et l’envoya valser. Il s’écrasa de tout son poids contre son propre mur, toujours dans son dos, qui s’effondra sous l’impact et l’ensevelit.

Le souffle saccadé et les muscles douloureux, j’esquissai malgré tout un sourire, satisfait. Cependant, j’avais espéré que le coup l’assommerait et ainsi remporter ce combat rapidement, mais il ne tarda pas à repousser les débris.

« Ne jamais se focaliser sur une seule chose et toujours anticiper une possible réplique, récitai-je. N’est-ce pas là les premiers préceptes que l’on vous enseigne au combat, Thorn ? Tu te vantais de ton expérience mais tu n’aurais pas fait une telle erreur si tu avais suivi l’entraînement de Kalya. »

Je n’aimais pas provoquer mon adversaire mais je me sentais plus sûr de moi et serein maintenant que j’avais réussi à riposter. Je comptais montrer à ce grand balèze que je n’allais pas le laisser me malmener impunément.

Ce dernier ramassa son épée et se releva. Son visage était tendu par la colère et la honte. Il fit rouler ses larges épaules et répliqua, dents serrées :

« Tu te penses meilleur que moi parce que tu as su ruser, humain ? Je te l’accorde, tu m’as pris au dépourvu en invoquant le feu et en me distrayant mais… (Il dirigea sa main vers moi et je resserrai la prise sur mon épée, m’attendant au pire) Laisse-moi te prouver que ta maîtrise de la terre est loin d’égaler la mienne ! »

Un bras de terre géant jaillit alors du sol et bascula vers moi. Dans un réflexe, je dirigeai mon esprit vers l’énergie qui composait le bras et lui ordonnait de s’arrêter. Le membre se figea à moins de deux mètres de ma tête. Un peu plus et il m’aplatissait comme une mouche. La respiration bloquée et les muscles tendus à se rompre, je lâchai mon épée. Toutes mes forces étaient dirigées vers ma conscience qui s’efforçait de dompter l’élément. Partagée entre les ordres de Thorn et les miens, la terre attendait de savoir lequel de nous deux se révélerait le plus faible mentalement.

C’était une sensation des plus désagréables que de se livrer à un duel mental. D’un côté, l’esprit de Thorn luttait et répétait inlassablement à la main de m’écraser alors que, de mon côté, je m’attelais à ordonner le contraire. C’était comme participer à du tire à la corde : lui et moi étions à chaque extrémité et tirions de toutes nos forces jusqu’à ce que l’autre cède. Sauf qu’impliquer nos consciences dans un tel affrontement nous paralysait tous les deux et engendrait une pression et une douleur insoutenables qui croissaient à chaque seconde que notre combat perdurait.

Aucun de nous ne voulait abandonner.

Cependant, malgré tous mes efforts pour faire face, il devint vite évident que Thorn allait remporter ce combat : il était bien plus expérimenté que moi. Après quelques secondes à essayer de maintenir mes efforts, ma résistance céda et je sentis mon esprit vaciller. Je cessai aussitôt de m’opposer à sa volonté avant de perdre conscience.

Je tombai à genoux, harassé. Lorsque je vis la paume de terre s’abattre sur moi, j’eus tout juste le temps de me préparer à l’impact. La centaine de kilos de limon m’écrasa avec une violence inouïe. Pourtant je tins bon et encaissai tout le poids avec mes mains, mes jambes, mon dos et mes épaules. Pour me trouver dans la même position qu’Atlas qui soutenait le ciel, je devais admettre qu’il faisait sans aucun doute le pire métier du monde.

Mon cerveau travaillait à plein régime pour trouver une solution avant que mes muscles à l’agonie ne cèdent. Dieu que j’avais mal ! Le sol se fracturait sous mes pieds et le sang battait si fort à mes tempes que j’avais l’impression de n’entendre rien d’autre. C’était un miracle que je sois capable de soutenir un tel poids mais je n’allais pas le supporter plus de quelques secondes. Héritier d’un dieu ou pas, j’allais fini comme une crêpe si je ne réagissais pas vite.

Avec l’énergie du désespoir, je me focalisai cette fois sur la terre qui se trouvait sous mes pieds et articulai avec difficulté :

« Galiena… Áspartes. »

Cinq piliers jaillirent du sol pour porter mon fardeau à ma place. Ils étaient frêles, ma concentration était trop vacillante pour obtenir de meilleurs résultats. Ils supportèrent le poids quelques instants, m’offrant le temps de rouler sur le côté, avant de céder sous le poids de la main. Mais j’avais réussi à m’en sortir, ce qui était un véritable exploit. Ignorant la douleur de mes jambes, je me relevai. Je vacillai un instant avant de retrouver l’équilibre.

Je vis alors que Thorn ne comptait pas me laisser me remettre de mes efforts : plusieurs rochers filaient déjà dans ma direction à vive allure pour me percuter violemment. Grâce à mes réflexes, j’esquivai le premier d’un mouvement sur le côté avant de fendre le second en le frappant violemment avec mon bouclier. Voyant celui que j’avais évité revenir à la charge, j’utilisais cette fois la télékinésie. Je me concentrai uniquement sur le caillou et ordonnai en Esternal :

« Brise-toi ! »

Ma conscience avait si bien enveloppé le projectile que lorsqu’elle se referma dessus, il explosa brutalement en vol. Je reportai ensuite mon attention sur Thorn qui semblait vraisemblablement agacé par mon refus d’abandon. Il fit rouler ses muscles et releva son épée avec ses deux mains, comme pour paraître impressionnant. Mais je n’allais pas me laisser abuser par une si piètre tentative de m’effrayer. J’avais encore suffisamment de ressource pour continuer. Et plusieurs idées germaient dans ma tête pour arriver à le vaincre et mettre fin à ce combat. Il fallait simplement que je choisisse celle qui avait le plus de chance de réussite.

Pensif, je levai négligemment ma main en direction des débris de ce qui avait été la main géante. Mon épée, que j’avais lâché, s’en extirpa et vint se poser dans ma paume. Je refermai aussitôt mes doigts autour de son pommeau familier à présent poussiéreux. Je devais me battre de la manière dont j’étais le plus doué, c’est-à-dire à l’épée.

Déterminé et arme au poing, je me ruai sur mon adversaire.

Thorn n’attendait que cela. Il fit un pas en avant et abattit son immense épée sur moi. Mais son envergure était à double tranchant : elle lui offrait une meilleure portée et une plus grande puissance, mais le ralentissait et la rendait beaucoup plus difficile à manier. D’un mouvement du bassin, j’esquivai sa lame qui frappa le sol à seulement une dizaine de centimètres de mon pied gauche. Sa garde ouverte, je le frappai avec l’anse de mon épée en plein estomac avant d’ajouter un puissant coup de coude dans son thorax. Grâce à mes cours d’anatomie, bien que fastidieux, je savais où frapper pour faire le plus mal possible. Mon adversaire, souffle coupé par ma seconde attaque, riposta tout de même en me frappant de son poing. Il était impressionnant qu’il encaisse un tel coup et soit capable de riposter aussitôt. Toutefois, j’aurais presque entendu Kalya rire devant la lenteur de cette riposte. Mon mentor ne possédait peut-être pas la puissance de Thorn, mais elle était infiniment plus vive que lui.

Sans difficulté, je me courbai pour l’esquiver. Je passai ensuite dans son dos et, sans perdre un instant, frappais du plat de mon bouclier juste derrière l'articulation du genou. Sa jambe flancha. Aussitôt, je coinçai son bras dans son dos pour l’immobiliser et le maîtriser avant de placer ma lame devant sa gorge nue.

« Tu abandonnes ? demandai-je avec autorité. »

Nous restâmes dans cette position un long instant. Nos deux souffles saccadés expulsaient l’air en rythme et la chaleur du soleil pesait lourdement sur nos épaules. Finalement, le silence qui dominait les lieux fut rompu lorsque son épée tomba bruyamment sur le sol.

« Kalya t’a bien formé, marmonna-t-il enfin. »

Je le relâchai avant de l'aider à se relever. Tout en massant son bras, il me dévisagea un instant. Il parut sur le point de rajouter quelque chose avant de se raviser et rejoindre le groupe d’Elementaris. Alors que je m’étais efforcé de les ignorer tout le long du combat, j’osai enfin leur porter un regard. Bon nombre d’entre eux échangeaient des regards déconcertés.

Le combat avait donc eu l’effet escompté.

Je vis Eonia me sourire, ravie, tandis qu’Elysion soufflait quelque chose à l’oreille de Kalya. Celle-ci hocha la tête et s’avança vers moi, l’air résolu. Elle me lança une gourde que je saisis au vol avant d’enlever le goulot et boire tout mon soûl. Ma gorge sèche cessa enfin de me brûler.

« Tu te sens apte à poursuivre ? me questionna mon amie. »

J’aurais aimé lui dire que je n’étais même pas essoufflé mais cela aurait semblé présomptueux. Et entièrement faux. Thorn avait beau ne pas avoir la technique de Kalya, ni l’adresse d’Elysion, il m’en avait fait baver. Il était puissant et robuste, et utilisait son élément avec la même aisance que mes deux mentors. Je comprenais pourquoi Kalya lui avait demandé de m’affronter : il m’avait contraint à utiliser toute la force de mes muscles, ainsi que ma tête. Néanmoins, toutes ces journées à m’entraîner m’avaient également rendu âpre à l’effort et robuste.

J’essuyai mes lèvres humides du revers de la main et dit :

« Je comprends pourquoi tu l’as choisi pour me faire face, ce combat m’a montré que je sais m’adapter à mon adversaire. Mais après avoir passé autant de temps à subir les pires traitements que tu pouvais m’infliger, tu ne penses tout de même pas que je vais m’arrêter maintenant ? En France, on a un proverbe : la vengeance est un plat qui se mange froid. Si tu penses que je vais m’arrêter après un seul combat et ne pas me venger pour tous les maudits entraînements que tu m’as fait subir depuis mon arrivée, tu rêves ! »

Elle dégaina sa lance d’un geste vif et ricana :

« C’est exactement la réponse que j’attendais ! Ne pas te botter les fesses aujourd’hui aurait rendu ma journée beaucoup moins agréable. Cependant, j’espère que tu n’as pas tout donné contre l’autre crétin car je suis d’un tout autre niveau et je m’en voudrais de gagner contre une larve exténuée.

— C’est moi que tu traites de larves ? répliquai-je en prenant ma position de combat. Tu te surestimes beaucoup trop, ma chère amie !

— Oh ! Aurais-tu finalement développé de la répartie ? Comme quoi, j’aurais au moins réussi à t’inculquer certaines choses ! »

Je souris et elle fit de même.

Nous étions enfin sur la même longueur d’onde.

Le soleil était à présent haut dans le ciel sans nuage. Mes pupilles s’étaient accoutumées à être constamment éblouies. Même mon corps avait appris à supporter la chaleur qui pouvait dépasser les trente-cinq degrés, même en hiver. Pourtant, au départ, cela fut insupportable pour un parisien comme moi. Surtout lorsque je savais que j’allais me battre toute la matinée sous une telle canicule, cela relevait du supplice.

À bonne distance de moi, Kalya attendait que je sois prêt à reprendre le combat. Pour ma part, je massais mon épaule gauche douloureuse. Mon épée était plantée dans le sol et mon bouclier, posé à côté, reposait sur mon plastron. Je ne rêvais que d’une chose : plonger dans la rivière à quelques pas de moi. À mon grand soulagement, une douce brise s’était levée et soufflait sur mon visage en nage. Je jetai un regard en direction de la foule de spectateurs qui avait encore grossi. Il n’y avait bien sûr pas tout le peuple Elementarien, mais j’étais certain que d’ici ce soir, tous auraient partagé à leurs semblables ce qu’ils avaient vu.

Avoir vaincu Thorn était déjà un soulagement : j’avais prouvé avoir suffisamment de force pour battre l’un des leurs. Il était certes l’un des plus jeunes de la cité mais ici, les plus jeunes sortis tout juste de l’école faisaient partie de ceux qui savaient le mieux se battre. Les plus vieux qui s’établissaient à Thorlann et travaillaient dans les étables ou les forges, par exemple, cessaient de s’entraîner et finissaient par oublier comment manier une épée, contrairement aux gardes ou aux explorateurs qui continuaient de pratiquer.

La foule s’écarta alors pour laisser passer un grand Elementaris à la peau rouge, suivi d’un autre beaucoup plus petit, le dos voûté et appuyé sur une canne de Némélithe. Anathone et Leucaryos, les Kalhns du feu et de l’eau, étaient venus assister à mon combat contre la petite-fille du Kalheni. Cela ne faisait qu’une pression supplémentaire. Je reportai mon regard sur cette dernière. Ses yeux sombres brillaient d’excitation. Tout comme Thorn, Kalya aimait combattre et attendait avec impatience de m’affronter. Néanmoins, ce qui la motivait était différent. Thorn avait simplement voulu asseoir sa supériorité sur moi, mais sa suffisance s’était finalement retournée contre lui. Kalya ne ferait jamais cette erreur : elle m’entraînait depuis le départ et connaissait mes capacités, ainsi que mes limites. Thorn les ignorait et m’avait pris pour un adversaire inoffensif et cela avait été son erreur.

Kalya ne la ferait pas et n’en serait donc que plus dangereuse.

Je l’avais affronté tant de fois que je savais comment elle se battait. Néanmoins, mon propre style découlait aussi directement du sien. Bien entendu, tous les Elementaris apprenaient à se battre de la même manière, mais leur style final leur était propre. Il pouvait différer selon leur caractère, leur physique ou encore selon leur maître. Comme je venais de le découvrir, Thorn avait développé un style de combat plus lent mais plus féroce, tandis que Kalya usait de patience, de vitesse et de précision. De son côté, Elysion alliait un style qui regroupait toutes ces qualités, même s’il n’était pas aussi rapide que Kalya, ni aussi fort que Thorn.

Avoir été entraîné par deux Elementaris aux signatures martiales différentes comme Elysion et Kalya m’avait non seulement permis de développer mes aptitudes, mais aussi de calquer sur eux la manière de combattre qui me convenait le mieux. Néanmoins, si face à n’importe quel autre adversaire cela se révélait un avantage, face à Kalya, ce n’était pas la même chose. Elle me connaissait par cœur et pouvait anticiper la plupart de mes assauts avant même qu’ils ne me viennent en tête. Bien entendu, je pouvais faire de même pour elle mais sa capacité d’analyse restait bien supérieure à la mienne et cela risquait de se révéler décisif durant ce duel.

Mon amie tapait le bout de la hampe de sa lance contre le sol, impatiente.

« Je dois changer ma façon de me battre, songeai-je. Elle ne peut pas anticiper si j’agis différemment…

— Tu le penses vraiment ? intervint alors Astérion.

— Pas toi ?

— Il est très dur de changer du tout au tout sa manière de combattre. Lorsque l’on s’accapare un style de combat, on le garde généralement toute sa vie. Tu pourras toujours l’améliorer, le parfaire, mais le remplacer par un autre ne se fait pas en un jour.

— Alors que devrais-je faire ?

— Innover, suggéra-t-il. Tu dois tenter des attaques qu’elle ne t’a pas enseigné. Aujourd’hui, ton esprit est parfaitement rôdé pour le combat. Tu dois laisser libre court à ton instinct et la surprendre. En pensant qu’elle ne peut pas anticiper ce qu’elle ne t’a pas jamais vu faire, tu as raison, mais tu n’as pas besoin de tout changer pour cela ! Une simple banderole sur son bras arrière au moment où tu aurais normalement réalisé une estoc en direction de sa cuisse, par exemple, pourrait la déstabiliser. Le meilleur des guerriers n’est pas celui qui connaît toutes les combinaisons existantes, mais celui capable d’en inventer de nouvelles dans les moments les plus périlleux.

— Dans ce cas, allons vérifier si tu dis vrai, répondis-je avant d’ajouter : Et merci pour tes conseils.

— Avant de me remercier, attendons de voir si tu sauras les utiliser. »

Je hochai la tête et arrachai mon épée du sol.

Il était temps de savoir si l’élève avait dépassé le maître.

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