Chapitre 15 : L'appel de la forêt

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Après une vingtaine de minutes, j’atteignis une futaie assez dense où je devais me faufiler au risque de déchirer mon sac à dos. Le terrain était relativement plat. Peu à peu, le sous-bois s’éclaircit pour laisser place à des chênes immenses s’étendant à perte de vue. Leurs troncs trapus soutenaient des branches énormes qui s’élevaient majestueusement vers le ciel. La canopée interdisait à la majorité des rayons du soleil d’éclairer le trésor qu’elle renfermait. L’air ambiant dégageait un relent d’humus et d’herbes mouillées sans agresser les narines. Les mousses épaisses maintenaient la terre humide et favorisaient une végétation aux verts éclatants. Ce micro climat parsemait le sol d’une mitraille de fleurs multicolores. J’étais aux anges. Même dans les jardins et parcs de Paris, les hommes n’avaient pu égaler en beauté ce que la nature seule avait créé. C’était un enchantement pour les sens. Je ne savais pas pourquoi, mais toutes ces magnificences me touchaient profondément dans leur simplicité. Elles semblaient faire remonter tout ce qu’il y avait de meilleur en moi.

Je continuai ma route le cœur léger, ne sachant où arrêter mon regard. Chaque chêne que je croisais dans ma déambulation était plus que centenaire. Ils étaient là bien avant ma naissance et je les voyais comme de vieux sages aux gestes mesurés qui pourraient me raconter bien des récits s’ils pouvaient parler. Ils abritaient un nombre incalculable de créatures qui vivaient en parfaite harmonie. Cette pensée était venue spontanément dans mon esprit. Quand je pensais à cela, je m’imaginais qu’ils étaient les gardiens de ces lieux et qu’il me donnait, sans trop savoir pourquoi, le privilège d’y pénétrer. C’était idiot, mais j’appréciais de ne pas être détruit sur le champ pour avoir l’arrogance de les défier par ma simple présence.

« Ce lieu doit être magique, pensai-je. »

Ce qui ne serait pas étonnant si les Elementaris en avaient fait leur demeure. Cette simple pensée me donna davantage de détermination pour les retrouver. Lorsque le soleil fut haut dans le ciel, je m’adossai au fût d’un chêne qu’arrosait un ruisselet. Je bus quelques gorgées bienfaisantes et me reposai à l’ombre du géant. Le contact avec le bois me rassurait. Je me sentais protégé et appréciais dans toute sa plénitude, ces moments de détente et de sérénité, choses que je n’avais plus connues depuis longtemps. Aussi proche de la nature, je ressentis de légers à-coups à travers l’écorce, comme si l’arbre avait son propre pouls. Les battements de mon cœur s’alignèrent inconsciemment à ces pulsations silencieuses et apaisantes.

Confiant, je finis par m’endormir, bercé par le doux murmure de l’eau sur la roche.

Je me réveillai en sursaut. Mais tout était calme : le glissement de l’eau, les gazouillis des oiseaux et le frais parfum du sous-bois continuaient leur berceuse. J’aperçus à dix mètre un cerf aux bois majestueux qui me fixait. C’était sans doute ce regard persistant qui m’avait tiré instinctivement de mon assoupissement. Je me levai, en pleine forme, ne pouvant détacher mes yeux de cette magnifique créature. Cette forêt me régénérait, me transmettait de l’énergie et une détermination incroyable.

Était-ce vraiment l’effet de ces lieux ou simplement Astérion ? Peut-être les deux. Toute la journée, je marchais comme sur un nuage, mon imagination donnant vie aux chênes qui m’imprégnaient de leur sagesse centenaire. En fin d’après-midi, la végétation devint plus dense. Le regard ne portait plus aussi loin. Je m’aperçus alors que la nuit tombait, apportant la fraîcheur propice au sommeil. Je relevai ma capuche et nouai un foulard autour du cou. Il me fallait chercher un endroit sûr pour dormir.

Soudain, je me cognai à quelque chose de dur. C’était du bois, un mur d’une hauteur inimaginable. Je me déplaçai en tâtant la surface afin de le contourner. Je découvris une ouverture ou plutôt une grotte de plusieurs mètres de diamètre, le plafond étant trop haut pour je le distingue dans le noir. Je sortis une lampe de poche de mon sac et éclairai l’endroit. Ce que j’avais pris pour une grotte n’était autre que le tronc percé d’un arbre dont, malgré ma lumière, je ne percevais pas la cime. En fouillant le sol de ma lampe, je remarquai au sol de la mousse et des feuilles mortes que je rassemblai pour avoir une couche douillette.

Je m’y allongeai, la tête sur mon sac à dos, le regard tourné vers l’entrée. J’y distinguais quelques étoiles à travers les sombres silhouettes des chênes en contre-bas que j’avais laissés derrière moi. J’éteignis ma lampe pour mieux profiter du spectacle. Je me sentais bien. Je n’avais aucune crainte, aucune peur. J’étais merveilleusement apaisé et ce fut sur cette sensation que je m’endormis avec, pour la première fois depuis longtemps, l’impression d’avoir accompli dans la journée quelque chose de grand qui dépassait ma petite personne. Quand j’émergeai du sommeil, un rayon chaud colorait de rouge orangé mon visage. Je clignais des yeux, ébloui par le soleil bien jaune au-dessus des sombres collines. Je sortis pour contempler le jour nouveau. La vallée était enveloppée dans une brume bleuâtre. Je m’étirai longuement avant de sursauter, le regard dirigé vers le ciel.

Je reculai d’une dizaine de mètres pour le voir dans son ampleur : un géant se dressait devant moi. Maintenant en plein jour, je voyais dans toute sa grandeur le colosse qui m’avait offert abri pour la nuit. Je devais lever la tête à la verticale pour apercevoir son sommet couronné d’une chevelure feuillée, bien au-dessus des premières branches : un sequoia géant. Quelle splendeur ! Une chose était d’en voir à la télé, une autre d’être à ses pieds. Il faisait bien dix mètres de diamètre et peut-être cent mètres de haut. Je me sentais tout petit à côté de ce titan. La forêt m’apprenait l’humilité, à quel point je n’étais qu’un grain de poussière comparé à elle. J’avais l’impression d’avoir violé son intimité en m’abritant pour la nuit dans le tronc protecteur de ce gardien. C’est avec un profond respect que je m’approchai avec circonspection de lui. Je levai une main hésitante puis promenai délicatement un doigt sur son écorce sinueuse, puis finalement toute la main. Je ressentis de nouveau un battement à travers son tronc. Calme et attendrissant, il me faisait penser au ronronnement d’un chat. Je finis par coller mon oreille contre son corps massif et fermai les yeux, profitant de longues minutes de cette plénitude, bercé par le rayonnement solaire.

Je découvris ensuite, dissimulé par le plus imposants des leurs, une forêt de sequoias. Il y en avait des centaines de toutes les tailles, des familles entières qui s’élançaient vers la lumière grimpant les collines, recouvrant les dolines monumentales et apportant de la douceur aux reliefs.

Je quittais à regret mon hôte de la nuit.

Après deux heures de marches, le terrain devint plus abrupt.

Astérion ne parlait que pour me guider mais je constatais que mes nouvelles capacités sensorielles me permettaient de déterminer en partie la direction à suivre. Le reste du temps, il demeurait silencieux et, moi-même, je n’étais pas d’humeur à parler. Cette partie de la forêt me paraissait moins chaleureuse que la précédente et je me mis à me demander ce qu’elle pouvait bien renfermer. Des ours ? Des pumas ? Dans les deux cas j’aurais été probablement mort. Alors, à chaque craquement je sursautais et m'apprêtais à grimper à l'arbre le plus proche ou à m’enfuir en espérant que mes jambes soient suffisamment rapides pour me mettre à l’abri du danger.

Peut-être pas très héroïque mais comme technique de survie, à mon avis, il n’y avait pas mieux.

J’avançais à pas feutrés sur ce terrain escarpé, m’agrippant aux troncs rugueux pour éviter la glissade. Parfois, mes pas rencontraient des mousses épaisses, s’appuyaient sur des effleurements de roches afin d’escalader une pente abrupte et parfois encore devaient lutter contre une terre lourde qui collait aux semelles. Je slalomai entre les fûts élancés, évitant les branches basses des sapins qui griffaient mes vêtements. Un mélange olfactif flattait mes narines, subtile association de sève, d'effluves de terres humides et de senteurs florales. Jamais je n’avais pénétré dans une forêt et tous ces parfums continuaient d’être un enchantement pour moi. Le soleil peinait à percer le couvert dense des pins parasol. La fraîcheur du sous-bois me permit d'apprécier la confortable épaisseur de mes vêtements.

Seul le bruissement de la bise dans les feuillages, l'élégant tintamarre d'une cascade lointaine et le pépiement des oiseaux troublaient harmonieusement la sérénité du lieu.

Je devais admettre que je me délectais de ces beautés sauvages qui réjouissaient tous mes sens.

« Tourne à droite, fit Astérion, rompant le charme »

J’obtempérai.

Vers le milieu de la matinée, la pente devint plus raide et je ne tardai pas à me retrouver sur un étroit sentier à flanc de falaise. Je préférai regarder ni vers le haut et encore moins vers le bas, étant sujet au vertige. Je fixai la paroi devant moi, mon sac à dos m’obligeant à faire face au rocher. Je pris sur moi pour ne pas flancher. L’énergie que j’avais emmagasinée le jour précédent fut d’une utilité vitale dans ce moment.

La nature faisait bien les choses.

Ainsi à découvert, le soleil, si bienveillant le matin, devint un supplice. Mais je devais tenir. Ma vie en dépendait et paraît-il l’avenir de l’humanité si j’en croyais Astérion qui restait mystérieusement silencieux. Peut-être ne voulait-il pas me distraire dans mes déplacements qui demandaient toute ma concentration ? En tout cas je le sentais prudents mais sans pour autant m’interrompre dans mon escapade.

Après une période interminable, le sentier s’élargit enfin et je pus reprendre une marche normale. Quel soulagement ! Et dire que je me plaignais du stress des examens ou de l’attente des résultats !

La falaise disparut sous le cône d’éboulis qui peu à peu se couvrit d’herbes grasses. Puis apparurent les sapins qui dessinaient leurs pyramides sur les roches grises. Je perçus le chuchotement d’un torrent. J’étais en sueur. La soif conduisit mes pas en direction du ruisseau. Je courus m’allonger sur ses rives, la tête dans l’eau fraîche. Je bus à longue gorgée le délicieux liquide. Ça valait largement une bonne bière ! Après m’être nourri en piochant sur mes réserves, et m’être ravitailler en eau pure, je repris la route après cette heure de repos bien mérité.

Je suivis le ruisseau dans son parcours sinueux, poursuivant ma piste. Par endroit il devenait tumultueux et parfois s’étalait. Je traversai plusieurs gués et je devais en emprunter un quatrième quand j’entendis le huissement de détresse d’un faon. Il était tombé dans un trou d’eau et essayait de remonter en s’aidant en vain de ses pattes avant. Une biche réait pour l’encourager mais rien n’y faisait. Le petit était épuisé et sur le point de se noyer. Je me souvins de ma peur du précipice et de la souffrance ensuivie sur la falaise. Je ne pouvais pas résister à ses propres cris désespérés.

Il fallait intervenir rapidement.

Je m’approchai lentement sans gestes brusques afin de ne pas effrayer la biche. Je contemplai ses yeux aux longs cils. Je comprenais mieux l’expression « avoir des yeux de biches », sauf que j’espérais que cette biche-là me laisserait approcher son petit et me ferait ses yeux de biche sans me faire goûter ses sabots.

Pour l’instant, elle me laissait approcher et semblait même quérir mon aide du regard, lâchant des cris de détresse. Sans doute n’avait-elle plus d’autre solution que de faire confiance à un être humain si elle voulait sauver sa progéniture. Je jetai mon sac sur la rive. Je m’allongeai dans l’eau et soulevai le faon mais ne réussit pas à le sortir du trou. Après plusieurs tentatives infructueuses et constatant qu’il n’avait plus de force pour réagir, je décidai de descendre dans le trou. J’eus de l’eau jusqu’au cou. Je pris ses pattes arrière et les libérai de l’étreinte du sol gadouilleux avant de le prendre dans mes bras et de le soulever en usant de ma force décuplée. Je le déposai délicatement sur le sable et m’éloignai aussitôt, grelottant. La biche le lécha pour le réconforter et, après quelques minutes, le petit put se tenir sur ses jambes à nouveau. La maman me jeta un dernier regard attendrissant et disparut avec son petit dans les fourrés.

Je restai cloué sur place, le regard toujours braqué vers l’endroit où ils venaient de disparaître. Ce fut une rencontre magique que je n’oublierai jamais. Je crois que l’Homme aurait tout à gagner à vivre en harmonie avec les animaux. Ils ont tant de choses à partager avec nous et à nous apprendre.

Avec ce beau souvenir gravé dans un coin de ma mémoire, je continuai ma marche. La vallée s’élargissait de plus en plus et des petits lacs s’étaient formés où se reflétaient des bosquets de sapins élancés.

Je levais les yeux et une immense crique se dressait devant moi : une muraille circulaire au pied duquel dormait un lac qu’alimentait une gigantesque cascade. La végétation grimpait à l’assaut de cette forteresse de pierre jusqu’à son sommet. Les flots retombaient en un long voile de mariée dans lequel le soleil étincelait. En bas, l’eau bouillonnait en écume immaculée enveloppée dans une vapeur permanente. La roche, parfois recouverte de mousse luisait d’humidité.

Au-delà de cette muraille, à une trentaine de mètres, la forêt se poursuivait et mon chemin aussi. Je devais franchir cet obstacle pour atteindre mon but. Je le sentais : j’étais proche de la source de lumière qui m’attirait tel un papillon dans la nuit et qui me motivait à poursuivre. Je détaillai la falaise : des feuilles et des lianes y pendaient, profondément agrippées. Sinueuse, lisse et humide, cette barrière naturelle ne semblait offrir aucun moyen de l’escalader.

Je jetai un regard dans l’espoir de voir le bout de cette muraille mais rien n’annonçait qu’elle s’arrêtait. En réalité, elle semblait s’étendre indéfiniment. Faire un détour de peut-être plusieurs kilomètres me ferait m'éloigner de mon chemin et occasionnerait une perte de temps non négligeable que je souhaitais éviter. La meilleure solution était, soit de gravir cet obstacle, soit de me translater directement au-dessus. Mais d’en bas, il était difficile de me visualiser en haut et donc d’y translater.

L’escalader semblait donc la meilleure option.

Un craquement sinistre me sortit brusquement de ma rêverie. Les sourcils froncés, mon regard se porta immédiatement sur ma droite, là d’où le son provenait, sans pour autant dénicher quoi que ce soit. La végétation n’était pourtant pas assez épaisse pour offrir une véritable cachette à un animal trop imposant. Malgré tout, le bruit me laissait deviner que ce ne n’était pas un simple écureuil. Sur mes gardes, muscles tendus, je repérai un gros arbre et me préparai à y bondir si le moindre danger se présentait.

J'attendis plusieurs minutes, concentré et aux aguets. Mes mains étaient moites et je restais cloué sur place, m’imaginant déjà le pire. Si mon instinct neuf m’assurait ne pas me trouver en danger malgré tout, mon instinct de survie me disait le contraire. Finalement aucun autre son inquiétant ne vint perturber le calme de la forêt. Soulagé, je soupirai de soulagement tandis que mes muscles se décontractaient. Je devenais quelque peu parano depuis l’attaque du Xenos : il fallait dire que cette expérience avait été particulièrement traumatisante.

Je reportai mon attention sur l’eau dont la couleur avoisinait celle de la boue de par les saletés qu’elle contenait. Je me répugnais à y mettre le moindre pied. Sauf que la distance entre la paroi de roche et moi-même devait être d’aux moins quinze mètres minimum. Étais-je capable de parcourir cette distance en un saut et de m’accrocher à la paroi ? Et même si j’y arrivais, la roche n’offrirait quasiment aucune prise. Comment pourrais-je y grimper alors que j’avais eu neuf à mon évaluation d’escalade au lycée ?

« Une idée Astérion ? questionnai-je mon partenaire à haute voix.

L’atteindre par un saut me semble faisable si tu prends de l’élan. Mais y grimper me semble compliqué : la paroi est trop trempée et instable.

Tu as une autre idée dans ce cas ?

Oui : tu utilises la végétation comme prise. »

J’observai avec perplexité les lianes et les plantes grimpantes les plus proche. Certaines étaient plutôt basse en effet.

« Tu penses qu’elles supporteront mon poids ? J’ai un sac plutôt lourd sur le dos je te rappelle.

Elles sont enracinées dans la roche depuis des années, je suis certain qu’elles tiendront bon.

De toute manière je n’ai pas d’autre idée, et dans le pire des cas je retombe dans l’eau où je risque de mourir d’hypothermie. Cette initiative me plaît énormément. »

Je reculai d’une dizaine de pas et vérifiai que les sangles de mon sac étaient bien attachées. Une fois fait, je prenais deux grosses inspirations en comptant à rebours dans ma tête.

Un

Je reculai mon pied gauche.

Deux

J’inspirai doucement pour calmer mon appréhension tout en me disant que j’étais vraiment cinglé.

« Trois ! s’exclama Astérion. »

Je fonçai tête baissée sans la moindre hésitation. Sans ralentir, à une vingtaine de centimètre de l’eau, je sautai de toute mes forces, le regard braqué vers cette paroi de roche qui semblait me mettre à l’épreuve. Mon saut fut vertigineux, plus haut et plus loin que n’importe lequel de mes précédents bonds. Je saisis un amas de liane tandis que je percutais la falaise brutalement. Mais je tins bon et encaissai le coup les dents serrés.

Quelque peu sonné, je regardai autour de moi.

Une dizaine de mètres sous mes pieds, la rivière continuait de suivre son chemin. Plusieurs mètres sur ma gauche, assourdissante, la cascade m’arrosait de ses effluves humides. J’aurais aimé me réjouir mais le plus dur restait à venir, je le savais : escalader cette muraille de pierre. C’était les muscles contractés que je m’affairai à cette tâche. Je remontai le long des épaisses lianes qui me maintenaient au-dessus du vide avant de m’accrocher à ce qui ressemblait à du lierre, en plus épais, et poursuivais mon ascension. Au bout d’une quinzaine de minutes d’effort, j’étais en sueur et je n’en avais parcouru que la moitié. J’avais réussi à trouver une petite crevasse afin d’y poser mon pied et de me reposer un temps avant de reprendre ma montée. Par deux fois je glissai mais à chaque fois, je réussis à trouver une prise suffisamment solide pour m’assurer. Lors de l’une de mes glissades, je me coupais l’avant-bras mais je réprimai ma douleur et poursuivis.

Et finalement ma main parvint au sommet.

Je me hissai sur les coudes et au prix d’un ultime effort, je m’accrochai désespérément, le corps collé à la roche. Je roulai ensuite sur moi-même et restai allongé, à bout de souffle. J’étais en sueur, épuisé et les muscles endoloris. Un rire nerveux me prit, tout à la joie d’avoir vaincu cette muraille et surtout d’être allé au-delà de mes limites. Un éclat de rire que l’eau qui se déversait plus de trente mètres plus bas rendait inaudible.

L’effort intense que je venais de consentir déversait les hormones de bien-être qui me berçaient sur un petit nuage. Un grognement me ramena aussitôt à la réalité. Je me redressai dans un sursaut et découvris un énorme ours brun qui se dirigeait vers moi d’un pas assuré. Une forte dose d’adrénaline envahit mon système nerveux et me prépara à l’action. Il était à présent à quarante mètres de moi, se redressa sur ses pattes arrière et émit un grognement extraordinaire qui se répercuta en échos à travers la forêt. La panique me prit. Mon cœur accéléra dans ma poitrine. L’animal avait atteint son but : m’impressionner. La peur avait investi chaque cellule de mon corps et devenait viscérale. C’était un mâle, colossal, puissant, sûr de lui. Il me défia à nouveau et je reçus une seconde fois son grognement rauque, obnubilant et paralysant. Jamais je ne m’étais retrouvé nez à nez avec une telle force de la nature en liberté.

Une force de la nature qui me tenait en joute entre lui et le vide.

Je tâchais de me relever avec lenteur tout en m’efforçant de ne faire aucun geste brusque qui puisse éveiller son agressivité. L’animal émit un grondement prolongé qui hérissa les poils de mes bras et de ma nuque. Je n’avais pas encore récupéré de mon ascension et c’était du suicide que de l’affronter.

Qu’est-ce que je savais sur les moyens de survivre face à un ours ? Je réfléchissais aussi rapidement que possible et la seule solution qui me venait était de faire preuve d’humilité et de de ne surtout montrer aucun signe d’hostilité. Ni de fuir. De toute manière je n’avais aucune possibilité de lui échapper. Je restais donc là, immobile, à observer l’animal qui demeurait dans sa posture d’intimidation, sur ses deux pattes et me dominant de toute sa hauteur.

Puis, sans signe annonciateur, il retomba sur ses pattes avant et se mit à me charger. Ses poils ondulaient au soleil sous la tension de ses muscles puissants. Ma respiration devint bruyante tandis que mon cerveau peinait à réagir. J’étais comme hypnotisé face à ce déferlement de puissance qui se précipitait sur moi.

Et moi je ne bougeais toujours pas.

« Peter ! s’exclama Astérion, paniqué. Cours ! »

Courir ! Mais où ? J’avais nulle part où m’échapper. Il était puissant et massif alors que moi j’étais léger et vulnérable ! Un déclic me vint : mais j’avais un avantage sur lui, j’étais souple et rapide.

Alors je décidai d’adopter la seule solution, l’unique alternative qui me restait et qui pouvait me sauver la vie. Me ressaisissant, je l’attendais de pieds fermes, les muscles tendus et l’esprit concentré. Je le laissais foncer sur moi et projetais de l’esquiver au dernier moment, comptant sur son incapacité à changer de direction rapidement. J’espérais ainsi le vaincre, tel David contre Goliath.

Il continua de s’élancer sur moi et, au moment où j’allais rouler sur le côté, un cri le stoppa net dans son élan, à peine trois mètres devant moi. Son souffle rauque m’arrivait presque au visage tandis que je le regardais, yeux écarquillés. Surgissant de nulle part dans un saut remarquable, une silhouette bondit et atterrit gracieusement à côté de l’animal. Une main gantée sortit doucement de la longue cape sombre et caressa la tête de l’ours qui émit un grognement de plaisir, puis le renifla bruyamment. Je restais là, ébahi devant ce spectacle extraordinaire qui s’offrait à moi.

L’individu approcha lentement son visage de l’animal, murmurant à son oreille quelques mots. L’ours se calma aussitôt, recula avec lenteur et fit demi-tour pour s’enfoncer dans la forêt et disparaître de ma vue. Je le regardai faire, désemparé. Comment était-ce possible ?

La personne qui venait de me sauver me tournait le dos. Il pivota en partie vers moi et j’entrevis le visage d’un jeune homme à la peau écarlate et aux yeux ambrés. Il me dévisagea un moment avant de s’élancer dans la forêt à son tour.

Cette fois mes jambes se délièrent et je m’élançai à sa poursuite, oubliant ma fatigue. Je ne pouvais pas avoir halluciné !

« Attend ! m’écriai-je, haletant. »

L’individu était rapide, très rapide. Une fois dans la forêt, il disparut derrière un arbre sans un bruit. Je m’arrêtai hors d’haleine, mains sur mes cuisses, le regard levé vers toutes les directions mais il avait disparu.

« Reviens ! Je t’en supplie ! hurlai-je de toute mes forces. »

Aucune réponse ne me parvint mais je poursuivis :

« J’ai vu ce que tu étais ! Tu es un Elementaris ! J’ai besoin de ton aide ! »

Le silence persistait tandis que je murmurai, à bout :

« S’il te plaît… »

Un bruissement se fit entendre dans mon dos. Je me retournai aussitôt, faisant face de nouveau à mon sauveur. Son visage restait dans l’ombre de sa cape mais je savais qu’il me fixait.

« Comment peux-tu me voir ? dit-il d’une voix jeune mais grave. Et comment m’as-tu appelé ? »

Je déglutis. Il y a une minute, je voulais lui parler et maintenant qu’il se présentait à moi dans sa tenue de Jedi, je perdais tous mes moyens.

« Tu es un Elementaris, n’est-ce pas ? répétai-je, encore essoufflé. »

Je le sentis déconcerté tandis que ses mains gantées abaissèrent sa capuche sur ses épaules. Je me doutais déjà de ce qui se cachait sous cette capuche. Son énergie lumineuse comparable à celle d'Astérion et son apparence atypique m'enlevaient tout doute. J'en avais la pleine certitude à présent : face à moi se trouvait bel et bien un Elementaris.

Je ne pus m’empêcher de le scruter du regard.

Son visage était sans conteste celui d'un humain. Mais certains détails que je n'avais pas remarqués sur les Elementaris vus dans les souvenirs d'Astérion s'imposaient à moi maintenant que j'en voyais un en chair et en os. Sa peau, d’un rouge écarlate, était le plus flagrant. Suivaient ses iris, ambrés comme celles de certains chats, qui me fixaient avec attention à la manière d’un rapace guettant une proie.

Je m’étonnai de l’absence de cheveux remplacés par des pics de roche blanche qui avaient ''poussé'', si j'ose dire, sur le haut de son crâne. C'était étrange car leur disposition courbée, leurs formes et leurs tailles donnaient l'impression de lui offrir une véritable coiffure. Ses oreilles étaient pointues aux deux extrémités et non pas arrondis comme celle d’un être humain.

Il portait une tunique rustique composé de couleurs sombres qui laissait deviner une musculature travaillée avec le temps. Ses manches ne laissaient apparaître que ses longs doigts fins enveloppé de gant de cuir qui s’étaient posés par réflexe sur les pommeaux des épées courbées, dissimulées dans des étuis légèrement cambrés et qui pendaient à son côté. De ses larges épaules à son regard de braise, tout chez cette créature mythique incarnait la force, la prestance et le respect.

« Qui es-tu ? répéta-t-il. Et comment peux-tu me voir ? »

J’essayais de paraître le plus inoffensif et serein possible. Mais quelque chose m’avait intrigué au point d’en oublier presque mon appréhension : son langage. Si je l’avais entendu parler français, l’intonation avait sonné comme faux à mes oreilles. Comme le son d’un CD rayé ou d’une radio réglée sur la mauvaise fréquence.

« Je m’appelle Peter Leroy et si je suis ici c’est parce que j’ai besoin de l’aide de ton peuple. »

À présent je m’en rendais compte : ma voix aussi était devenue étrange. Même si je m'entendais parler français, mon timbre sonnait tout aussi différemment. C'était difficile à décrire, comme si mon cerveau et mes oreilles étaient en désaccord. Je n’eus pas le loisir de m'attarder davantage que je perçus des signes d’agitations de la part de mon interlocuteur.

« Comment connais-tu notre existence ? C’est impossible…

— Je la connais par le biais de votre créateur, Astérion. Il s’est réveillé et se trouve dans ma tête. »

L’incrédulité se lut sur le visage de l’Elementaris avant qu’il ne fronce les sourcils :

« Comment oses-tu proférer de telles choses ?! »

Cette fois ce fut à mon tour d’être pris au dépourvu.

« Comment ça ? dis-je, la voix incertaine.

— Je crois qu'il ne te prend pas au sérieux, suggéra Astérion. »

Besoin d'une remarque pertinente et profonde ? Appelez SOS-Astérion et soyez sûr d'être insatisfait !

Tous les muscles de l’Elementaris étaient maintenant tendus à rompre, comme s’il se retenait difficilement de me bondir dessus. Je ne pensais pas avoir été grossier mais apparemment, je venais de commettre un affront. Mon instinct confiant commença enfin à m’envoyer des signaux de danger face à la créature qui commençait à devenir menaçante.

« Tu dois m’écouter…

— Silence ! Peu m’importe tes délires, nous le saurions si le puissant Astérion était réveillé ! Et ce serait à lui que je parlerais, non pas à toi. Ton esprit serait bien trop faible pour le dominer et le contenir ! (Il resta silencieux un instant avant de reprendre :) Je me dois d’éliminer toute menace qui pèserait sur l’existence de mon peuple et si les humains ont eu vent de notre existence, alors nous sommes en danger. Les Hommes ne doivent pas nous retrouver ! »

Je restai sans voix devant sa réaction.

« Si tu crains que nous découvrions votre existence, pourquoi m’avoir sauvé dans ce cas ? demandai-je. »

Il resta silencieux un instant avant de répondre :

« Je t’ai vu sauvé ce faon plus tôt. Je m’apprêtais à le faire mais tu es apparu et tu l’as sauvé alors que rien ne t’y contraignait. Je ressens quelque chose en toi de lumineux et de louable qui a forcé mon respect. (Il se ressaisit en ajoutant :) Mais cela n’avait rien de comparable avec la puissance d’un Eternel. Et de toute manière, je ne pensais pas que tu aurais pu me voir et percer la magie céleste qui m’entoure.

— Écoute, murmurai-je en me massant le bras là où je m’étais coupé sur la falaise, je ne sais pas de quelle magie tu parles mais tu dois me croire : Hepiryon va revenir et j’ai besoin de votre aide. À toi et celle de tout ton peuple. »

Cette simple phrase changea entièrement l’issue de la conversation. Son regard s’écarquilla et il recula d’un pas.

« Comment connais-tu le nom de l’Eternel du Chaos ? Comment…

— J’expliquerai tout à ton peuple mais tu dois m’y mener, je suis à bout de… »

Sans que je ne m’y attende, mes jambes cédèrent.

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