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Le bateau n’est pas très solide, mais au moins, il flotte. Les feuilles encore vertes sont jointes comme en couture, les aiguilles d’un pin jouant le rôle d’épingles. Grand-mère m’avait montré comment fabriquer de petits paniers de feuilles. J’en avais fait des bateaux, et j’en étais pas peu fier. Il fallait encore passer l’épreuve suprême. Naviguer. Le ruisseau ferait l’affaire, et je suivais déjà depuis un bout de temps mon navire, au fil de l’eau, décoinçant lorsqu’il fallait décoincer entre les cailloux, guidant avec un bâton de peur qu’il n’aille dans un courant trop fort et se retourne. Il est vrai que souvent j’étais distrait par une chose nouvelle, comme la masse gélatineuse des œufs d’une salamandre, dans l’herbe au bord de l’eau, un héron qui s’envolait, une grenouille rousse frémissante qui sautait et que je m’efforçais de retrouver dans l’herbe. Mais je revenais bien vite vers mon petit panier de feuilles, pompeusement nommé « navire » voire « bâtiment » - j’apprenais de ces mots – qui allait. Qu’est-ce que j’ai pris au retour. Il faisait déjà nuit depuis un bout de temps. Et c’est vrai, je n’en menais pas large, m’étant perdu un bon moment avant de retrouver ma piste. Douces engueulades dans une pièce chaude à l’odeur de soupe.

Le soir je retrouvais mon frère, insatiable d’histoires toujours recommencées, mais les histoires ont une fin, ne peuvent pas tout, à un moment on ne peut pas, on ne peut plus raconter, alors il ne reste que l’action, les bateaux, l’océan.

« Raconte encore ! »

« Et bien tu vois, papa n’est pas mort. Il n’est pas mort du tout, même. Il a échappé aux flammes, à la noyade, aux kalashs « nicoffes ». Il vit loin d’ici, c’est tout. »

« Comment le sais-tu ? »

« On n’a jamais retrouvé papa. Juste un courrier à en-tête. Disparu. Voilà. C’est ça qui était écrit ! » Disparu.

Depuis quatre ans…

On s’est regardés, puis on a regardé le plafond. Depuis quelques temps, il n’y avait plus d’histoires à raconter. Toutes les histoires avaient déjà été racontées. Comment notre père vivait, prisonnier au Yémen. Comment il avait perdu la mémoire, dans une explosion qui l’aurait laissé en vie, mais invalide, en Afghanistan. Comment, pour leur bien, pour leur survie, il les ignorait, afin que la mafia russe, parfois colombienne, n’établisse pas de lien entre lui et sa famille. Comment… Mais voilà, tout était raconté, tout était inventé, au long des soirées, des nuits à chercher le sommeil, avec cette même question en tête. « Pourquoi papa n’est-il pas là ? »

Tu crois… qu’il a une « femme » ?

Depuis que les histoires n’arrivaient plus comme avant, et que nous avions l’âge de comprendre, cette question nous travaillait, surtout lui, Mathieu. D’où « la femme ».

« S’il est vivant, oui. »

Après cette évidence de l’homme vivant, la conversation s’arrêtait car il n’y avait plus rien à rajouter. Nous attendions comme chaque soir que Mère se lève - loin dans la nuit - pour enlever le verrou de la porte d’entrée.

Car ce n’est qu’alors, rassurés, qu’on s’endormait. Et les choses n’ont pas vraiment changées. Mainlieu, avec Elie, je lui raconte une histoire, c’est comme pour Matthieu en fait.

- Racontes-moi une histoire !

- Que dirais-tu du Petit Poucet ? Le petit Poucet est un petit garçon comme toi, mais bien plus malheureux. Il n’était pas plus grand que le pouce à sa naissance, alors ses parents l’appelèrent Poucet.

- Raconte !

- Alors voilà. Il était une fois, il y a bien longtemps, une famille très pauvre, un papa et une maman qui n’avaient pas assez d’argent pour nourrir tous leurs enfants. Ils vivaient tous au fond des bois. Le Petit Poucet était le dernier. Il faisait froid, c’était l’hiver, et les vivres vinrent à manquer. « Qu’allons nous faire ! » Disait la mère à la veillée, une fois les enfants couchés. « Je ne supporterai pas de voir mes enfants mourir de faim devant mes yeux, et je préfère bien mieux aller les perdre dans la forêt, que de les voir souffrir et mourir tous ici avec nous. » « Allons méchante femme, que dis-tu ? » Disait le père. « As-tu perdu la raison ? Nous trouverons bien un moyen. » Mais il eut beau raisonner, sa femme raisonnait aussi, et n’en voulait pas démordre. Le père aimait trop sa femme pour lui tenir tête, et puis, elle lui rompait le crâne, tant et plus qu’il céda. Aussi finirent-ils par décider que dès le lendemain, ils iraient chercher du bois au plus profond de la forêt, et que là, ils laisseraient leurs enfants.

- Donc ils se couchèrent en ayant pris cette grave décision. Mais le petit Poucet, s’il était petit, était aussi très malin. Et à vrai dire le plus malin de tous ses frères. Car il faut que je te dise, il n’y avait que des garçons.

- C’est pour ça que la maman veut les perdre dans la forêt ! Elle en a trop, elle aurait voulu des filles, pour changer un peu. En fait, elle n’aime pas les garçons. Elle a été très déçue avec le petit Poucet.

- C’est possible. Mais si tu continues, je n’arriverai pas à terminer l’histoire.

- J’écoute.

- Bon. Donc je disais que le Petit Poucet était très malin. Il s’était caché sous la table pour écouter ce que disaient ses parents, et il avait tout entendu. Avant d’aller se coucher, il était sorti de la maison, et avait ramassé de petits cailloux blancs au bord de la rivière, puis les avaient mis dans sa poche. Le lendemain, les parents partirent avec leurs enfants, afin de refaire la provision de bois. Sur le chemin, le Petit Poucet faisait tomber un petit caillou blanc de temps en temps. Arrivés au milieu des bois, les parents trouvèrent un moyen de s’en aller sans faire de bruit, et les enfants se retrouvèrent seuls. Les moins courageux commençaient déjà à pleurer.

Le pays est très grand, très vide, à part une immense forêt peuplée de renards et de loups, il n’y a personne.

« Ne pleurez pas mes frères », leur dit le Petit Poucet, « car je connais le moyen de rentrer à la maison. » Et aussitôt, il reprit le chemin en suivant les petits cailloux blancs, et ils revinrent en effet à leur maison, au grand soulagement de tous ses frères. Les parents les reçurent avec joie, car ils avaient du remord et avaient reçu un peu d’argent.

La mère surtout n’arrêtait pas de pleurer, et elle reprochait amèrement à son mari la perte de tous ses enfants.

« C’est toi qui a voulu les abandonner, et voilà que je n’ai plus d’enfants. »

- Mais ce n’est pas vrai ! C’est elle qui voulait !

- Oui, mais c’est le mari qui a pris la décision. Alors, elle le lui reproche maintenant. Bon, on continue ?

- On continue.

Quelques semaines passèrent, mais bien vite les sous vinrent à manquer. Le papa et la maman redevinrent très soucieux, tant et si bien qu’ils décidèrent de perdre à nouveau leurs enfants dans la forêt. Mais cette fois-ci, lorsque le Petit Poucet voulut allez chercher des cailloux blancs à la rivière, il trouva la porte de la maison fermée. Aussi au petit-déjeuner, prit-il son morceau de pain, et il laissa tomber des morceaux tout au long de la route. Hélas, les oiseaux et autres animaux de la forêt eurent vite fait de tout manger et le retour fut cette fois impossible. La nuit tombait, et l’on entendait les loups hurler au loin. « Ne pleurez pas mes frères » dit le Petit Poucet, « ’ai une idée ». Et aussitôt il monta tout en haut du plus grand arbre…

- Je le savais ! On peut être petit, mais si on est malin, c’est pas très grave.

- En effet.

Donc il monta tout en haut du grand arbre, et là, il vit une petite lumière au loin, par delà les feuilles. « Une maison ! Allons-y. » Une fois arrivés, ils frappèrent à la porte, qui s’ouvrit. Une femme était là, qui leur dit, « Malheureux ! Que faites vous là ? Ne savez vous pas que c’est ici la maison de l’ogre, et que les ogres mangent les petits enfants ? Le petit Poucet répondit « Madame, laissez-nous entrer ! Car si vous ne nous ouvrez, pour sûr, les loups arriveront et nous mangeront ! Vous ferez bien entendre raison à votre mari. »

Mais la Mère ne pouvait rien faire contre l’Ogre et c’était au Petit Poucet de prendre les choses en main, même s’il était le plus petit, et d’affronter l’Ogre. C’était ça, la fin de l’histoire. Après, il met les bonnets des garçons sur les têtes des filles, et l’Ogre mange ses petites filles. Alors c’est ça, le plus petit est le plus fort, mais il est seul. Et les filles se font manger, à la fin.

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