5 Le carnet

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La Plaine

20 février 2007, après-midi

Julien m’emmerde. Il ne fait que parler de sa femme. De ses gosses. De ses plans. Ce matin. « Alors tu vois tu achètes un local et tu le divises en box t’enlèves les circulations tout de même faut pouvoir passer attention faut aussi de la hauteur de plafond c’est valorisé tu peux doubler l’espace de rangement avec des passerelles tout le monde cherche de la place les gens ils achètent la maison et se voient déjà fumant la pipe devant le porche avec bobonne faisant sauter leurs petits enfants sur les genoux alors tu leur dit rien évidemment mais toi tu sais que sa boîte au mec elle a une chance sur dix de fermer dans l’année et que bobonne a une chance sur trois de partir si c’est pas lui je sais pas si c’est de la chance c’est une question de point de vue sans compter les héritages faut vider la maison avant de la vendre et tout vendre mais tout se vend pas sans compter les vieux qui claquepartent en croisière aussi alors mon gars t’investis dans quoi ? Le rendement mon gars. Dans des box. »

Je ne sais pas si je dois écrire ça (pour mémoire) Julien pauvre con (tant pis). Ou tant mieux. Dans quelques jours, c’est la fermeture de la chasse.

Mainlieu

8 juin 2007, le matin tôt avant à l’aube

J’ai repris mon fusil.

C’est l’ouverture de la chasse. Depuis quelques jours, déjà, que ça me travaille. Il faut partir. Bientôt le soleil se lèvera. Une belle journée. Mais je ne chasserai pas. Aujourd’hui, c’est autre chose. Aujourd’hui, je m’en vais en balade, humer l’air du printemps. Je veux être seul et surtout pas de Julien. Il me faut penser. Que faire. Penser à la bête, à la chasse, au ciel et au temps qu’il fera. Alors, tuer aujourd’hui, non. Pas aujourd’hui. Tout peut changer d’ici demain. Le temps peut changer, la bête peut changer. Ça c’est certain. La bête, elle va où elle veut.

Je ne vais pas la réveiller. Elle ne comprendrait pas. Elle ne comprend pas. Pour comprendre, il faut avoir l’oeil. Elle ne comprend pas. Une fois, l’an dernier, nous sommes montés là haut. Sans rien. Nous.

« Quelle heure est-il amour, quel heure est-il ? »

Elle dormait sous les couvertures. Ça flottait mollement, comme en apesanteur, comme une fumée, une brume montant au dessus de la forêt. Canopée. La forêt. Hélène et Kevin étaient chez les Thomas. Cela faisait deux jours avec elle, là, devant le chalet planté à flanc de montagne sur un replat. Immenses, moutonnantes, par delà d’autres montagnes, toutes les montagnes partaient comme les vagues d’une mer en suspens balayée de brumes. On était assez haut. Pas encore tout en haut.

« Quelle heure est-il, amour ? »

« Je ne sais pas, c’est le matin. »

Il y avait eu un incident. Tout avait pris l’eau. Elle s’est énervée, en colère, puis elle s’est endormie. L’aube avançait, la brume montait dans les rayons du soleil. Une lutte s’engageait. Je regardais la beauté d’avant le monde. Elle ne comprendrait pas.

Il est 5 heures du matin. Je dois y aller.

Forêt de la Plaine, sur la crête

25 juin 2007, 1 heure après l’aube

Deux jours, je lui avais dit. Deux jours. J’ai pris mon fusil et des cartouches. Tout l’attirail. A l’agence, les gars y m’ont dit, « Tu chasses seul ? » « Oui » Je réponds. Eux, ils comprennent la chasse. L’oeil, ça non. Comme pour la machine à café, au bureau. Le café n’est pas bon.

Forêt de la Plaine, sur la crête

2 juillet 2007, je reprends mon carnet, il faut raconter ça. Comme par hasard, je suis revenu au même endroit. Mais il n’y a pas de hasard.

C’était un jour, pas depuis longtemps. Tout a commencé là. Sur la pente d’en face je l’ai vue dévaler, dans la poussière, la bête. Mais je n’en parle pas. Je préfère pas. Si j’en parle, on se méfiera. Une bête comme ça, on croirait pas. Pas ici. Mais moi, je sais. Grand-Père m’a raconté la bête. Grand-père, il allait à la chasse. Alors je sais que c’est possible. Dans les 150 kilos. Plein de poils, des muscles à plus savoir. Mort.

« Tiens Pierrot, t’as vu la bête qu’on a tuée ! » L’était fier le vieux. Moi je regardais.

Mais y a pas longtemps, je l’ai vue. Bien vivante. Frémissante.

« Blam, Blam ! Tshsh… » Qu’elle faisait en dévalant les fourrés, dans la poussière. Puis elle a passé l’eau, et l’est remontée dans la montagne, la forêt, de l’autre côté. Je l’ai rêvée, elle, ça, je l’ai rêvé. Voilà. Et maintenant, c’est là, devant moi.

On était allés tout au bout de la piste, en voiture. Tout au bout, on n’avait jamais voulu aller. Mais on y était. C’était ordinaire, pas vraiment comme si on était ailleurs. Le chemin s’arrêtait au bord d’une rivière assez large, peu profonde, au cours pas bien nerveux mais régulier. Ça coulait doucement. D’une eau transparente, et ça brillait sur le fond. De l’autre côté, c’était la grande forêt, la montagne. Elle, elle était sur le bord du ruisseau, un peu en hauteur sur la rive. Moi j’étais au bord. Elle me dit, « Regarde ! » Je regarde. Et là je vois la bête, un sanglier, magnifique, qui galope dans la rivière, par le milieu du courant, et qui remonte dans une gerbe d’étincelles au soleil. Fier, droit, tout droit. Sans se poser de question. L’oeil. Ni à droite ni à gauche. Devant.

« Splash, splitch ! »

Je le suis du regard. Il file par le milieu du courant. Mais au milieu, y a un cheval. Personne ne l’avait vu, parce qu’on regardait la bête. Mais on le voyait maintenant. Un cheval de là-haut. Sauvage. Sombre. Sombre comme l’autre. Lui ne voyait rien, il traversait la rivière, posant son sabot avec soin sur les cailloux du fond. Il allait de l’autre côté, tranquillement, béat et content de lui, comme s’il avait l’éternité. Mais sur sa gauche,

« Splash, splitch ! »

La bête arrivait en plein. La bête, elle s’en foutait du cheval, elle regardait sans voir, elle était chez elle à passer là au milieu de l’eau. Ç’a été un grand « Bam ! » dans l’arrière-train. La bête, elle est partout chez elle dans le monde. Le cheval est parti en travers, déporté par le choc et renâclant, ruant, se dressant, puis s’ébrouant en secouant la tête. Là, je me suis réveillé. Je ne sais pas si le cheval a pu continuer sa route vers l’autre côté.

Qu’importe. C’était peut-être un rêve après tout. Un rêve seulement. Mais je sais qu’elle, la bête, elle continue. Elle laboure le monde par le milieu. C’est elle que je vais chercher.

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