Chapitre 5

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 Je ne me souviens plus de ce que m’a dit le maître de cérémonie, mais comme il fait signe au grand brun de toute à l’heure de s’installer au pupitre, ce n’est pas encore mon heure.

L’homme au costume trop court effleure le cercueil puis avance sur le devant de la scène, visiblement ému, maladroit. Il semble perdu, mal à l’aise, comme tout le monde.

— « Bonj… — tap tap — ah pardon. J’étais pas sûr pour le micro…

Bonjour. Moi, je suis Michel. L’ami d’enfance de Patrice. En fait, Pat, c’est comme si c’était mon frère.

Il avait toujours des paroles réconfortantes. Quand je lui disais que j’étais mal à l’aise en public, il me répondait que lui aussi, que c’était pour ça qu’il aimait ce métier-là ; pour mettre en valeur les autres. Il trouvait un intérêt pour tout et pour tous. Il aimait se lever tôt et il avait le sens du partage. Il me disait que c’était ça nos points communs. Parfois, il venait déguster mes pains sortis du fournil. C’est lui, d’ailleurs, qui m’avait appris le sens du mot copain — le convive avec qui on partage le pain. Sans jamais avoir vraiment compris son métier, je sais qu’il y avait une grosse différence entre nous : moi, je ne maîtrise pas la langue française comme Patrice savait la maîtriser. Mais je me devais d’être là. Lui dire un petit mot avant la fin. Même si, moi, comme Laurence, j’en ai gros sur le cœur. Alors j’ai cherché des textes qui pouvaient illustrer ce que je voulais lui dire. Parce que je suis pas… un intellectuel. Mais ce qui me rendait fier c’était que depuis qu’on se connait, tout petit, malgré nos chemins bien différents, Pat a toujours gardé ce lien avec moi… ».

 Il a raison. C’était ta force, Patrice. Tu échangeais avec tout le monde, sans barrière ni a priori. « Parce que chacun avait des choses à dire, il fallait les écouter » m’expliquais-tu. Moi, je n’aurais jamais ce talent. Mon costume, mon statut, ma rigueur — « ma raideur » me dirais-tu — font que je ne suis pas abordable. Il y aura toujours une barrière entre moi et les salariés. Et tu étais le seul à la franchir quand tu le souhaitais.


— « … donc j’ai cherché pendant plusieurs jours et j’ai trouvé — enfin, il me semble — quelques mots qui me convenaient et qui lui correspondaient. Alors… attendez, il faut que je mette mes lunettes… voilà.

 Alors, tout d’abord, une citation de Brassens, que tu aimais bien « L’amitié n’exige rien en échange, que de l’entretien » et ça, c’est vrai. Et tu t’es parfaitement illustré dans ce domaine, Patrice. Aussi… euh, attendez… il faut que je me retrouve… que je retrouve le bon paragraphe…

 L’homme réajuste ses lunettes, retourne une première feuille qu’il recouvre d’une autre. Il en lit une troisième, grommelle quelques sons, souffle, souffre. L’officiant approche pour lui prêter main forte.

Ton ami vient lui aussi de tomber dans la toile émotionnelle. Celui que l’orateur se doit d’éviter pour ne pas perdre pied. Je me garde bien de le critiquer : je sens déjà l’émotion me nouer la gorge. M’écarter de ton texte serait la noyade assurée. L’impro n’aura pas sa place dans mon discours, Patrice. Je lirai mot à mot pour éviter de vaciller. Tant pis pour l’émotion. Je la réserverai pour Laurence en aparté.


— Désolé. C’est parce que… je suis ému. C’est dur… C’est dur pour tout le monde, vous savez. Bon, je m’y retrouve pas, mais je veux pas monopoliser la parole. Alors, je vais vous lire la dernière phrase. Pour moi elle compte beaucoup :

« Patrice, avec ton départ aujourd’hui, une page se tourne. Celle d’une très belle histoire en plusieurs tomes. Mais ce n’est pas la fin… »


… tu ne l’aurais pas voulu ainsi, Patrice. Et je ne sais pas quelle sera la suite de cette saga, mais ce qui est le plus cher à mes yeux, c’est qu’elle ait débuté avec toi.

 Bon sang, mais c’est pas vrai ! Les seules phrases trouvées sur internet appartiennent à ton texte, au mien… et à celui de ton ami ! Je n’ai plus qu’à compter les paragraphes qu’il me reste après son discours.


— « … tu ne l’aurais pas voulu ainsi, Patrice — pour sûr ; tu aimais tellement la vie — Je ne sais pas quelle sera la suite de cette saga, mais ce qui est le plus cher à mes yeux, c’est qu’elle ait débuté avec toi. » Voilà… ces mots, à mon sens, illustraient bien ce que je voulais lui dire. C’était une belle façon de lui dire au revoir. Enfin, je trouve… Excusez-moi encore pour m’être mélangé les pinceaux. Je vous remercie. 


 Le grand bonhomme, guidé par le maître de cérémonie, repart dans les rangs, la tête basse. Sur mon smartphone, les dernières phrases du discours qui subsistent me ramènent à la vie ; celle pour laquelle je suis reconnu : la vie professionnelle. Ça ne fera que quelques mots. Mais comme l’a dit très sincèrement ton ami, ce sont des mots qui comptent beaucoup pour moi, pour tous ceux de l’entreprise, ici présents. Et pour toi, Patrice, évidemment.

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