2.

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« Travail : activité humaine organisée, utile et économique, effectuée contre rémunération, dans le but de produire des biens et des services. »

Je donne un grand coup de poing sur mon cœur en rentrant dans l’ascenseur. Eh, oh ! C’est quoi cette définition merdique ?

Ce dernier hoquette pour toute réponse, puis cogne encore plus fort.

Les employés me jettent des regards intrigués. Quoi ? Vous n’avez jamais vu une fille paumée qui a un espoir fou pour le réveillon de Noël ?

Tous se pressent dans la cabine. Un flot d’entre eux descend au deuxième étage, me laissant seule. Je n’en reviens pas de ce que je vais oser faire, j’ai préparé tout un discours, répété des dizaines de fois, il sera obligé de m’écouter. Il m’écoutera, n’est-ce pas ?

Je descends au troisième étage, trouve la porte que je cherche, cligne des yeux devant le nom écrit dessus : « Roman Guillot, PDG. »

Mon souffle se coupe. Je demande à mon cœur, paniquée : « J’ose ? »

Mais lui se marre.

« Espoir. Travail. Plan céleste qui se met doucement en place. Fonce ! » me répond-il en sautillant.

Alors soit, allons-y.

Et je rentre dans le bureau sans penser à m’annoncer.

***

– Comment ça, le panneau ne sera pas livré avant le 15 janvier ?

9 h 03. Mail numéro dix-huit. Coup de fil numéro sept. Mal de tête qui pointe. Journée de merde en perspective.

La voix masculine au téléphone prend une intonation à la fois désolée et « j’en ai rien à foutre, mon gars. »

– Nous fermons à midi pour quinze jours de congé, se dédouane-t-il.

Bordel, mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec leurs foutus congés ? C’est officiel, je dois être le seul parisien à vouloir bosser !

– Vous avez deux mois de retard.

– Nous avons eu beaucoup de commandes.

Je lève les yeux au ciel. Ils se sont passés le mot pour m’emmerder, c’est ça ? Je contemple la peau du litchi qui traîne sur mon bureau, repense aux mots d’Elsa.

Fais un vœu, mec.

Cher univers, j’ai changé d’avis, pas de baiser s’il te plaît, mais que cet emmerdeur doublé d’un menteur se casse une jambe. Ou les deux. Ou tout le corps, tiens !

Je me donne une grande claque sur le front, je dois bien être à cran pour avoir des envies de meurtre depuis ce matin. Je pense m’excuser, mais je me retiens finalement, quand monsieur commercial merdique me blablate une longue litanie d’excuses que je ne sens pas sincères pour trois sous.

Si, les deux jambes, ce sera bien, en fait.

– Vous devez comprendre que…

Que rien du tout, en fait. Je lui raccroche au nez. Rien à foutre. Pas d’humeur pour toutes ces conneries. Peut-être que Paul a raison, que j’aurais dû donner leur journée aux employés et venir bosser seul. C’est le bras de fer chaque année à ce sujet ; lui veut partir au ski, tandis que je veux travailler jusqu’à ce qu’on me mette dehors.

Sauf que je suis le patron, et que, mis à part les regards accusateurs des aides ménagères le soir, je peux bien pioncer ici si ça me chante. Il y a trois ans, Paul m’avait même acheté un matelas et un oreiller.

Connard.

Je soupire, masse mes tempes douloureuses.

9 h 29. Mail numéro vingt-six. Coup de fil numéro douze. Mal de tête qui s’intensifie. Journée de merde qui ressemble à toutes les autres.

– Bonjour, c’est Roman Guillot, de R&P Audit, je vous rappelle au sujet des bilans que nous attendons depuis dix jours et…

Et la secrétaire embêtée de m’expliquer que mon interlocuteur est déjà parti, et que l’entreprise ferme…

– Pour quinze jours, je grogne. Comme tout le monde, oui, je sais. Vous pouvez lui laisser un message, s’il vous plaît ?

Et un mail, une lettre recommandée, des signaux de fumée, un putain de pigeon voyageur même !

Tandis que je débite les accords de notre contrat (ils auront un mois de retard, foutez-vous de ma gueule, s’ils veulent nous faire payer des frais en plus, ils peuvent toujours rêver.) ma porte s’ouvre et je vois un petit corps se faufiler dans mon bureau.

Corps que j’ai envie de boxer. Allez, c’est Noël, rentrons donc chez le patron sans frapper !

Sauf que le corps appartient à une petite rouquine que je n’avais encore jamais vue. Je devrais l’engueuler et lui rappeler qui je suis en brandissant un avertissement pour insolence envers son boss. Mais la seule chose qui me vient à l’esprit est qu’elle est jolie. Dans la trentaine, une frimousse de gamine, habillée n’importe comment : une écharpe multicolore, une robe noire et des collants… bleus ? Elle s’approche, l’air déterminé, se penche sur mon bureau.

Et dépose un simple baiser sur mes lèvres.

Ben merde.

9 h 32, les lèvres d’une étrangère sur les miennes. Dans la panique, je me dégage, la repousse presque.

– Vous faites quoi, là ? je hurle.

Ma voix est aussi tranchante que son baiser était tendre. Mais il faut comprendre que je n’ai pas l’habitude d’être embrassé par surprise. Je n’ai pas l’habitude d’être embrassé du tout d’ailleurs, c’est un bonheur réservé aux autres, jamais à moi.

Elle ouvre de grands yeux, et j’y vois toute la peine du monde.

Excuse-toi, vite !

Mais elle détale plus vite qu’un lapin face à un chasseur.

Bordel, mais c’était quoi, non, c’était qui, ça ? Si je n’avais pas le goût de ses lèvres sur les miennes, j’aurais pu croire à une hallucination. Au téléphone, la voix de miss secrétaire embêtée me vrille les oreilles.

– Monsieur Guillot, autre chose ? Si vous…

Mais si vous rien du tout, en fait. Je lui raccroche au nez. Rien à foutre. Pas d’humeur pour toutes ces conneries. Ma langue lèche mes lèvres dans l’espoir de retenir le goût de la petite rouquine. Peine perdue, il s’est fait la malle, appartient désormais à la catégorie des souvenirs. Qui est-elle ? Mon esprit tourne à plein régime : elle travaille forcément ici ! Je me lève de mon bureau, me jette dans le couloir, me sentant telle une des mouettes dans Nemo[1] en train de crier : « À moi ! »

Sur mon bureau, la peau du litchi me nargue. T’as fais un vœu, mec.

Je déglutis ; l’univers vient de m’envoyer un baiser déposé par un ange déguisé en arc-en-ciel.

[1] Le monde de Nemo est un film d’animation de Disney/Pixar, sorti en 2013.

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