La première discussion

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21h30

J’avais reçu deux coups de fil ce jour-là . Encore elle. Ça faisait deux jours qu’elle tentait de me joindre mais je n’arrivais pas à répondre. J’avais comme la sensation qu’à la seconde où elle entendrait ma voix, elle saurait. Elle saurait que Louise lui mentait, que je n’allais pas bien, que j'étais pathétiquement vide. Très vite, je chassai tout cela de mon esprit, j’attrapai ma veste en cuir et je claquai la porte de l’appartement partagé avec Louise. Mes pieds avançaient seuls vers l’unique chemin qu’ils connaissaient.

Le bar avait retrouvé son habituelle ambiance : les petits vieux au bar, l’odeur de cigarette ambiante et aucune trace de satanés cappuccinos. Le serveur antipathique, lui, était toujours là. Je m’approchai de lui, commandai un verre et m’assis. Il faut croire que ce soir-là, je n’avais pas envie d’être seule, je me tournai vers lui et dis :

  • Pourquoi Olivier n’est plus là ?
  • Il est malade, je le remplace.

Il m’avait répondu sans même m’adresser un regard, j’en étais presque certaine. S’adressait-il vraiment à moi ?

  • Tu vas encore boire jusqu’à plus soif ce soir? Une soirée sans une jeune femme qui s'alcoolise n'est pas une soirée, s'exclama-t-il comme pour effacer mes doutes.
  • En quoi ça te regarde ? aboyai-je. D’ailleurs, comment peux-tu connaître mes habitudes de boisson ? Ça ne fait que deux soirs que tu es là.
  • Je ne suis pas qu’un serveur, je suis aussi client, depuis très longtemps. Presque aussi longtemps que toi en fait, je t’ai observée boire verre après verre, soir après soir, en me demandant ce que tu essayais de noyer. J'avoue avoir trouvé ça un poil pathétique au début.

Wow. Il faut avouer que ma première réaction n’avait pas été de ressentir de la colère, comme ça aurait dû être le cas. Non, j'étais impressionnée. Quelle franchise ! Ça n’avait même pas l’air d’être compliqué pour lui d’être honnête à ce point. Pendant qu’il m’avait dit tout cela, il n’avait cessé d’essuyer les verres les uns après les autre et de les ranger méticuleusement sans paraître le moins du monde gêné. Il était si rare de rencontrer des personnes avec autant de franc parler de nos jours. Pourtant, ma première réaction fut très vite rattrapée par la deuxième : la colère.

  • Mais qui es-tu pour me juger ? Ma voix était sèche, ma mâchoire serrée. Ne laisse personne t’atteindre, souviens-toi ne laisse personne t’atteindre.
  • C'était une première impression, pas un jugement. Je t’ai observée et je me suis questionné à ton sujet.

Lui par contre, était tout sauf en colère. Il était méprisant, comme la dernière fois, un air hautain s'affichait sur son visage, mais ses yeux étaient doux.

  • Le fait que tu étais toi-même présent dans ce bar, chaque soir, en dit aussi long sur moi que sur toi.

J’étais particulièrement fière de moi, persuadée qu'après cela il ne chercherait plus à me prendre de haut. Comme c’était étrange, je me rappellais parfaitement avoir ressenti à ce moment-là une colère bouillonnante mais également, en arrière fond, un brin d’amusement. Pouvoir critiquer ouvertement quelqu’un me procurait une source de joie. Je ne me souvenais même plus de la dernière fois que je m’étais amusée.

  • En fait, je suis écrivain. Je venais ici tous les soirs pour écrire. Ça peut paraître surprenant : la plupart des auteurs adorent le silence total pour écrire, alors que moi je constate qu’on n’est jamais autant inspiré qu’en voyant l’être humain agir. Je suis peu à peu devenu ami avec le patron. C’est comme ça qu’il m’a parlé d’Olivier, qui était malade, je lui ai donc proposé mes services.
  • Donc, tu es une sorte de barman-écrivain? Un mauvais barman trop méprisant et un écrivain un brin psychopathe qui s’amuse à observer les gens dans les bars.

Ma remarque, lancée dans le but de le piquer, eut un effet contraire : il sourit. Légèrement, pas de ces grands sourires que Rose pouvait adresser, mais d’un sourire pur et sincère. Rien n’était extravagant ou forcé, il était lui-même.

  • Je n’ai pas réellement fait exprès de t’observer, se reprit-il. Tu étais seule au début, les premiers jours quand tu es venue, c’est comme ça que je t’ai repérée. Tu étais la seule à être seule. Mis à part moi évidemment. Puis au fil des jours, quelques personnes sont venues sympathiser avec toi. J’ai tout de suite compris que tu n’avais pas envie qu’on te parle. Mais tu les as laissés faire. Je ne sais pas vraiment pourquoi : par pitié ? Par politesse? Ou simplement par ennui ? À partir de là, je t’observais de temps à autre.
  • Tu sais que tu es vraiment flippant?

Cette fois, j’eus carrément le droit à un rire. C’était un son maladroit, pas de ces rires qui vous font tomber amoureux mais de ceux qu’on imagine être rares.

  • Ne te méprends pas. Je ne t’ai pas observée pour te tuer ou te draguer, c’est juste que les gens comme toi sont intéressants. J’écris un livre sur les relations entre les humains, j’ai besoin de connaitre un maximum de types différents de personnes. Je n'en avais pas encore des comme toi.
  • Et, je suis quel genre de personne d’après toi?

Il hésita une fraction de seconde à me répondre mais son honnêteté le rattrapa :

  • Du genre brisé.

  

C’était donc ça. Ce regard de mépris qu’il me lançait malgré ses sourires et son rire. En réalité, ce garçon, avec qui je commençais tout juste à sympathiser, ce garçon, qui m’avait amusé pour la première fois depuis des mois, ce garçon, si sincère qu’il avait éveillé chez moi un sentiment d’admiration, ce garçon me prenait pour une merde. Il me considérait comme inférieure à lui, comme un pauvre petit oiseau dont l’aile serait cassée. Le pire dans tout cela, c’est qu’il ne s’intéressait même pas à l’oiseau pour le soigner mais uniquement pour puiser dans son malheur, puiser une source d’inspiration dans son chaos.


D’une traite, dans un calme olympien, j’observai mon nouveau barman. Ses yeux marrons clair me fixaient sans aucune émotion attendant de voir comment j’allais réagir. Il devait se réjouir en son for intérieur, espèrant que je sème la colère autour de moi, pour que mon comportement lui donne raison. Pour qu’il ait la preuve que je suis brisée. Je ne voulais certainement pas lui donner satisfaction. Sans cesser de soutenir son regard, je bus mon verre d’une traite, lui tournai le dos et je pris la porte.

Décembre touchait à sa fin. Le vent se glissait lentement sous ma veste pour venir caresser chaque parcelle de ma peau. J’avais réussi. Je m’étais contenue face à ce garçon, chose que je n’avais pas réussi à faire face à cet imbécile de psy. C’est dingue une rencontre n’est-ce pas ? On ne s’attend jamais à rien. On est plein d’espoir que la personne en face de soi nous apporte quelque chose, n’importe quoi qui pourrait réparer un peu son coeur malade ou rendre sa vie un peu moins ennuyeuse. Ce garçon était différent, je dois l'admettre. Mais, il n'était pas celui qui m'aiderait. Je n’avais pas besoin que quelqu’un vienne s’installer en face de moi pour me dire que j’étais brisée et essayer de me questionner sur les raisons qui pouvait le laisser penser que je l’étais. Pourtant, en rentrant chez moi cette nuit-là, je n’ai pu faire cesser la douce voix de ma mère dans ma tête qui me répétait que c’était exactement ce dont j’avais besoin.

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