Scène 2 : Dans le magasin

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Joachim s’éloigna de Brandon et de ses sbires. Ils le suivirent quelques temps avant d’abandonner. Honteux, il se demandait pourquoi il ne réagissait jamais, pourquoi il fuyait au lieu de se faire respecter. En y réfléchissant, que Brandon fût plus âgé, plus grand et plus fort devait certainement entrer en ligne de compte. Éviter la confrontation revenait à se préserver et constituait la meilleure défense possible. Mais, Joachim se sentait humilié par sa propre attitude.

Alexandre Langevin, son père, désespérait de sa couardise. Aussi l’avait-il inscrit à un cours de boxe vers ses dix ans, histoire de « l’endurcir ». Si le jeune garçon avait appris quelques jeux de poings, il avait surtout compris qu’il n’aimait ni recevoir ni donner des coups. De plus le protège-dents était incompatible avec son appareil.

Joachim avait alors négocié le remplacement de la boxe par le judo. L’esprit de compétition qui régnait sur le tatami l’avait cependant rapidement découragé. Après des semaines de recherches, Joachim découvrit enfin le sport idéal. Le taï-chi self-défense offrait quelques avantages et peu d’inconvénients. Primo, le terme self-défense répondait au désir paternel de le voir s’endurcir. Secundo, toute en mouvements lents et souples, la pratique convenait au garçon, peu enclin aux efforts musculaires intenses. Tertio, tout échange de coups y était proscrit. Parfois, Joachim doutait de l’efficacité de cet art martial en cas de combat, mais au moins évitait-il les conflits à la maison. C’était déjà ça.

Le parvis du Millenium Center s’étalait devant lui en une large esplanade conçue pour éblouir. Les dalles de marbre blanc convergeaient vers la gigantesque façade de verre et de colonnes de béton. Le bâtiment avalait des myriades de visiteurs par de larges portes automatiques et les digérait sans difficulté dans son énorme ventre. Six étages, autant de sous-sols, des centaines de commerces. Joachim songea qu’il aurait dû apporter une tente et des vivres pour son exploration.

Durant les dix dernières années, Joachim avait assisté à toutes les étapes de sa construction. Le gigantesque chantier avait nourri son imagination jusqu’à l’indigestion. Petit garçon, il s’interrogeait sur ce que dissimulaient les hautes palissades, se questionnait sur l’énorme fosse que les machines creusaient. Bien que beaucoup plus crédibles, les réponses des adultes ne l’avaient pas satisfait. Alors, il avait conçu ses propres théories. L’hypothèse d’un complexe militaire avait récemment remplacé celle d’une base extraterrestre. Elle-même succédait à des conjectures au sujet d’un centre de recherches secrètes sur la téléportation.

À vrai dire, la véritable destination de l’édifice avait déçu le jeune homme. Encore un centre commercial, avait-il pensé. Il se sentait toutefois intimidé devant l’immense structure. D’un autre côté, un rien suffisait pour impressionner Joachim.

Il s’apprêtait à rebrousser chemin, mais aperçut Brandon et ses deux acolytes. Ils le pointaient du doigt en rigolant. Entre la crainte de la foule et la proximité de ses ennemis, Joachim n’eut pas trop de difficultés à se décider. Il soupira et avança vers les portes du Millenium, le plus grand centre commercial d’Europe.

Un frisson le parcourut. Joachim se sentait minuscule au milieu de l’immense hall. En son cœur une cascade coulait depuis le plafond. Elle traversait une jungle tropicale de laquelle Tarzan ou King-Kong pouvait surgir à tout instant. Les larges tubes transparents des ascenseurs grimpaient le long des parois blanches. Des escaliers mécaniques descendaient vers le sous-sol où se déployaient comme des branches vers les niveaux supérieurs. Joachim secoua la tête et se dirigea vers une colonne de verre encombrée de plantes exotiques.

Une fois derrière le pylône, il disposait d’une bonne vision de l’entrée. Les brutes passèrent sans l’apercevoir et se rendirent aux panneaux d’affichage. Après avoir joué quelques minutes avec le plan interactif, ils gagnèrent les escalators et descendirent vers les niveaux souterrains. Joachim attendit leur complète disparition et se dirigea vers un des tubes de verre. Il souhaitait mettre le maximum de distance entre eux et lui.

Il pressa le bouton du dernier étage. La cabine s’éleva dans un sifflement d’air comprimé comme celui des ascenseurs dans Star Trek. L’espace d’un instant, Joachim aspira à voyager vers un autre monde. Il imagina un endroit dénué de racailles, ou en tout cas sans Brandon, Kevin et Lucien.

Les portes s’ouvrirent sur un jardin couvert, éclairé par la lumière naturelle qui pénétrait par les vitres du haut plafond. Des haut-parleurs invisibles diffusaient une musique calme et élégante qui contrastait avec la pop entêtante du rez-de-chaussée.

Joachim enfonça ses pieds dans une moquette épaisse et douce. L’ambiance sereine apaisa ses angoisses. Son cœur cessa de tambouriner dans sa poitrine, il en vint à croire son souhait exaucé.

À travers le feuillage, il discernait les vitrines presque vides, quelques produits disposés avec grâce sur des présentoirs stylisés. En s’approchant, il découvrit le personnel des magasins, plus particulièrement ses hôtesses. En tailleur blanc, parfaitement maquillées et coiffées, elles paraissaient plus façonnées pour les magazines de mode que pour un centre commercial.

Lorsqu’une d’entre elles lui sourit, Joachim baissa les yeux. Gêné, il se concentra sur la vitrine. Sur une colonne trônait un flacon en verre ciselé. Aucun prix ne venait corrompre la sublime harmonie de couleurs et de lumière.

Joachim éprouva un trouble naissant. Il se sentait étranger au monde du sixième étage. Le liquide ambré que contenait la bouteille devait coûter un siècle et demi d’argent de poche.

De l’autre côté de la vitrine, la vendeuse continuait de lui sourire. Il se détourna. Un couple âgé et élégant sortit de la boutique d’un grand couturier. Leurs regards ne l’effleurèrent même pas, Joachim aurait juré qu’il était devenu transparent.

Son malaise grandit, se transforma en crainte. Il ne se sentait pas à sa place. Joachim ne s’estimait que très rarement à sa place. Quand il pensait l’avoir trouvée, quelqu’un lui faisait comprendre son erreur. Sa vie se résumait à une succession de gênes et d’hésitations.

Une jeune femme passa devant lui. Elle portait une cape, ses bottes recouvraient une grande partie de son pantalon de cuir qui remontait haut sur un chemisier blanc à manches bouffantes.

N’importe quel garçon de dix-sept ans aurait eu un hoquet en l’apercevant. Sa démarche aurait subjugué tout spectateur masculin par sa grâce et sa légèreté. Cependant, seul le costume reteint l’attention de Joachim. Lorsque tout autre que lui aurait admiré la silhouette, le beau visage, les yeux verts, lui ne percevait que le personnage tout droit sorti de son imagination. Machinalement, sans y penser, Joachim la suivit.

Elle traversait les couloirs comme si elle en connaissait chaque recoin. Peu à peu, ils devinrent seuls dans les larges galeries blanches et or du sixième étage. Aux vitrines rutilantes se succédèrent les rideaux de fer des boutiques encore inoccupées.

Pour la première fois, elle sembla hésiter, puis se tourna vers une porte de service, l’ouvrit et la franchit. Joachim l’empêcha de se refermer juste avant qu’elle ne se rabatte. Sur le battant, des panneaux lui ordonnaient de renoncer. « Entrée interdite, Réservé au personnel du centre. »

Joachim hésita. La raison revint à la charge et lui enjoignit de rebrousser chemin. Mais quelque part, au fin fond de son esprit, une petite voix lui disait de continuer, de suivre la fille. Sans doute le guiderait-elle vers un concours de cosplay ou une convention sur la fantasy, ou d’autres surprises plus intéressantes encore. Et de toute façon, qu’avait-il de mieux à faire ?

Plongé dans l’indécision, Joachim se raidit. D’un côté, franchir la porte reviendrait à braver l’interdit. Ses parents l’avaient bien éduqué, jamais il ne transgressait les règles. Lui qui traversait toujours sur le passage piéton. Lui qui demandait la permission avant de quitter la table. Lui qui éteignait la lumière à dix heure pile, pourquoi ressentait-il aujourd’hui le besoin de choisir sa conduite ? Abandonner lui laisserait le goût amer du renoncement, une fois de plus. Les paroles de son professeur de taï-chi jaillirent dans sa tête. « La vie se compose d’opportunités et de risques. Saisis les opportunités et cesse de fuir. »

Elles résonnaient encore lorsque Joachim passa le seuil.

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