Chapitre 1

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  Un camion du S.A.D. déboula l’avenue.

  L’Agent Cleve Dunston fut pris de soubresauts lorsque le fourgon tourna brusquement entre la 26e et la 27e rue en direction des faubourgs. Assis sur l’un des flancs du véhicules, il patientait, perdu entre le désir d’achever cette mission et l’appréhension de ne pas en sortir indemne. Sa Division se rendait dans l’un des manoirs en bordure de la ville. Leurs investigations récentes les avaient amenées à penser qu’un laboratoire y avait pris refuge. Ce genre de fabrique clandestine, dans la conception d’une drogue appelée Lerguole, était devenue courant dans ce secteur de la cité.

  Le camion cahotait à mesure qu’il s’engouffrait dans les bas-fonds de la ville. Les agents du S.C.A., présents à bord, paraissaient impassible quant à l’inconfort du voyage. Au contraire, Cleve réprouva l’envie de retirer le casque étroit qui compressait sa boîte crânienne, et de gerber dans un des coins du véhicule. Mais il s’abstenu de le faire, et inclina son visage. De sa main gauche, il tenait une chaine. Une forme cylindrique pendait en son bout, et représentait une boule argentée ornée d’une arabesque. D’un air pensif, il fixait la toiture du véhicule qui, au grès des secousses donnait l’impression de voguer sur une mer agitée. Puis il patienta en observant le calme de ses comparses.

  L’un d’eux tenait une photo entre ses mains qu’il laissa s’échapper de ses longs doigts noueux. Cleve se baissa de sorte à l’attraper et en profita pour observer la photographie. Le cliché représentait une jeune femme qui se prélassait à la lisière d’un lac, sur une pelouse verdoyante. L’étendue d’eau paraissait si vaste qu’en son bout il se confondait avec l’horizon. C’était là le genre d’illustrations qu’on proposait dans les centres commerciaux. Les décors de ce type avaient pour avantage d’être plus agréable au regard que la noirceur de la cité. Il la tendit finalement à son propriétaire qui ouvrit subitement les yeux, et l’attrapa pour la loger dans la poche intérieure de son uniforme. Pour le remercier, l’homme se contenta d’un signe amical de la tête, puis replongea dans une profonde méditation.

  Le trajet se termina par une embardée précipitée qui les mena à un croisement, non loin du manoir. L’opération allait enfin commencer, et consistait à envoyer un Bluer en tête de cortège, afin que l’ennemi ne puisse repérer sa présence. Cette procédure délicate avait vu le jour après que l’homme évolua au niveau génétique, de sorte à acquérir un sixième sens, celui de l’anticipation. Et lorsqu’on sait ce qui se trame à proximité, le premier réflexe est de fuir, ou pis encore, d’attaquer le premier. Voilà ce que les agents redoutaient le plus, se servant alors de Cleve pour parer à cette éventualité.

  Sans plus avoir le temps de se préparer, Cleve se sentit comme happé en dehors du fourgon, et se retrouva dans les quartiers pauvres de la ville. Le secteur paraissait étrangement calme. C’était comme si la venue de la Division troublait soudainement le rythme quotidien du quartier, comme si le monde venait de s’arrêter le temps de leur passage. Puis l’angoisse resurgit en lui, comme le magma s’échapperait d’un volcan pour provoquer un raz-de-marée destructeur. Dans ses veines le sang paraissait s’être évaporé. Sa peau était livide, ainsi que d’une froideur alarmante.

  Passé le bout de la rue, la pluie venait de cesser. L’émetteur se mit à grésiller au moment où Cleve tournait sur celle qui donnait au manoir. Un vent ténu s’insinua par le col de son uniforme, et il fut soudain parcouru d’un frisson qui lui donna l’impression de sentir tous ses os cliqueter. Cela provenait cependant de son angoisse qui jouait sur ses émotions.

  Après avoir foulé un large portail en acier corrodé, le manoir se dressait devant ses yeux, vétuste et en grande partie détérioré. La peinture s’érodait par endroit, ce qui rendait visible la structure en pierre qui constituait les parois de la demeure. La porte du manoir, d’une grandeur inégalable n’était pas verrouillée, et l’agent pu l’ouvrir sans recourir à la force. C’était en outre la raison qui l’avait poussé à passer par devant. La partite inférieure du manoir était habité pas un groupe clandestin de cyber-virtuel. Ainsi, n’importe qui pouvait y venir.

  En entrant, Cleve constata l’immensité des lieux. Cette vastité en faisait un espace suffisant quant au développement de leur réseau de simulateurs virtuels, dans un ensemble inextricable de pièces. Les adeptes de cette discipline passaient le quart de leur temps à se relier à des machines. En se retrouvant plongé dans le cyberespace, les actions devenaient illimitées selon le simulacre choisi. Toute une diversité d’univers numériques était mise en place afin de rendre l’expérience plus large et variée, à l’écart d’un monde dissolu. L’agent dépassa alors l’entrée, et découvrit au sol des déchets répandus sur toute la surface, où se dressait une succession de pièces cloisonnées, vallonnée par un long couloir étroit.

  Il traversa le corridor pour se rendre compte d’une première pièce, ouverte en grand. L’intérieur contenait une machine reliée par un amas de câbles à un écran suspendu à une cloison, diffusant des images irréelles, presque cartoonesques. Constatant l’absence de résidents, l’agent poursuivit sa route lorsqu’il perçut un faible tumulte dans l’une des pièces de droite. Cleve demeura l’index sur la gâchette, prêt à riposter au moindre écart. Le Lerguole avait tendance à rendre imprévisible le comportement du consommateur. Et il ne voulait pas se retrouver face à un homme, relié à l’une de ces machines, se prenant soudain pour un mercenaire assoiffé de sang. Mais il se décontracta en discernant deux formes s’entremêler. Au milieu d’un large lit, un couple s’évertuait dans une, relié à tout un panel de câbles bleus et verts, ceux-ci alimentés au cyberespace par des lunettes virtuelles. La femme se tenait sur son compagnon et se déhanchait avec hargne. Son partenaire empoignait la poitrine menue de la femme, pinçant vigoureusement ses tétons à mesure que cette dernière beuglait de plaisir. Et ça, sans jamais voir l’autre. La réalité altérée de leur acte était la preuve que l’humanité avait perdue goût à la vie.

  C’est en montant au premier étage qu’une odeur de moisissure parvint aux narines de Cleve, ressentit comme un nectar âpre et putride. Les murs entiers étaient tapissés de petites auréoles noires, et perlaient comme si on avait jeté de la peinture à grands coups de pinceaux en l’air. Cependant, l’endroit était silencieux, et il ne croisa rien, hormis un escalier étroit qui menait au loft, la partie supérieure du manoir. Cet espace se trouvait être le lieu de fabrication du Lerguole. L’arum qui ruisselait des murs pouvait provenir de là. Le S.A.D. ne connaissait pas la synthèse de ce produit, mais simplement les effluves qui s’en évaporaient lors de la fabrication. Et ce qu’il sentait pouvait bien provenir de là.

  En haut des marches se dressait une porte. Il la savait verrouillée, contrairement à l’entrée, mais ne s’en formalisa pas. Le tout était d’agir au plus vite. Le bruit préviendrait les résidents, et leurs réactions pourraient être inattendues…

  Cleve logea délicatement un micro-tube explosif dans le trou de la serrure avant de l’actionner. Il s’écarta ensuite de dix pas, de sorte à ne recevoir aucun débris, et appliqua des bouchons à ses oreilles. Sur le canon de son arme, il fixa un néon, puis ferma les yeux quelques secondes, comme pour se lancer dans une quelconque prière.

  La détonation retentit.

  L’explosion fit trembler le sol. Un nuage de fumée et de débris se répandait dans le couloir. Cleve enclencha le néon suspendu au canon de son arme. Un faisceau lumineux traversa la myriade de poussières, perceptible par sa couleur vert pomme. Il extirpa le masque à oxygène de sa poche dorsale ainsi qu’un fumigène qu’il jeta au sol. La forme arrondie du cylindre roula à travers la porte, dégageant avec lui un fin trait de fumée, puis l’agent glissa le masque devant son visage. Le gaz se propagea à une rapidité fulgurante, recouvrant l’entrée d’une épaisse lumière poudreuse. Au milieu, le néon se déplaçait au rythme saccadé des mouvements de l’agent, inspectant méthodiquement la pièce ; un grand salon, accolé à un bar plus étriqué et surmonté en son flanc par de hauts tabourets. Et dans tout cela, seul le silence régnait. Aucun bruit, même pas le son d’un groupe d’individus cherchant à s’escamoter du manoir, ne se fit entendre. Rien hormis l’émetteur que Cleve actionna afin de prévenir ses collègues.

  Deux rues plus loin, les agents de la Division 6 se ruèrent en direction du manoir. En pénétrant le bâtiment, le fracas des rangers cognant le sol bétonné évoquait le son d’un groupe d’équidés, galopant sur un sol abrupt. Visières abaissées, armes en main, l’équipe du S.C.A. arriva avec force là où Cleve se mouvait, dans un bloc compact de fumée. À l’intérieur de la pièce, le rayon lumineux du néon s’agitait dans l’épais brouillard opaque. Ainsi, il tentait de distinguer une forme s’agiter, mais rien. Puis il entra finalement pour constater un loft vide.

  Face à lui se trouvait une baie vitrée sur laquelle on avait scotchée une épaisse couche de gaffeurs, ce qui avait pour effet d’empêcher la clarté de s’introduire dans la pièce. Au centre du salon, un canapé en tissus beige faisait face à une télévision qui ne projetait rien d’autre qu’une image enneigée. En se rapprochant, Cleve sentit son corps tressauter, et il braqua son arme droite devant lui. Une silhouette se tenait sur ce canapé. Un crâne dégarni dépassait du dossier qu’il tenta d’interpeller d’une voix grave, mais cela n’eut aucun effet. Puis il recommença avec plus d’insistance. Toujours rien. La silhouette restait inerte. En se rapprochant de la cible, il découvrit un corps sans vie. L’homme, d’un âge relativement jeune demeurait les yeux grands ouverts. De cette façon, on jurerait qu’il était en train de suivre un programme à la télé. Son bras droit était manquant, du sang s’étant amassé sur le sol en une large flaque rouge. C’était comme si on le lui avait arraché d’un coup net. Mais tout ceci n’avait aucun sens. La piste de Cleve disait qu’une fabrique se trouvait dans ce manoir, et non le corps sans vie d’un junkie. Aussi, un mauvais pressentiment parcourut son esprit, ce qui le précipita à la cuisine. Là, il fouilla le réfrigérateur pour ne finalement trouver rien d’autre qu’un pot de moutarde sans couvercle, ainsi qu’une tranche de pain de mie dont les extrémités avaient noirci.

  Finalement, il pointa son arme sur la vitre et tira à deux reprises. Le verre se brisa, expulsant le gaz du fumigène à l’extérieur. Les agents se mirent à l’affut, se sentant attaqué avant de constater qu’il s’agissait de leur collègue. Ainsi fait, la lumière apparut, révélant le reste des lieux. Tout au fond, une porte entrouverte éveilla l’intérêt de Cleve qui s’empressa de s’y rendre. La peinture était en grande partie écaillée et des crevasses indiquaient qu’on y avait porté plusieurs coups. Il la poussa dans un grincement et découvrit qu’il s’agissait d’une buanderie. Il espérait au moins trouver d’autres frigos, ce qui indiquerait la potentielle présence de drogue. Le Lerguole se gardait des mois durant s’il était conservé dans une température proche de zéro. Trois jours suffisent à détériorer la substance, la rendant hautement nocive.

  Un son inextinguible l’interpella. Sur le qui-vive, Cleve braqua à nouveau son arme, cette fois en direction d’un dressing dont le devant était fermé par un rideau noir. Il s’annonça d’une voix grandissante, si bien que le rideau se mit à bouger. Un bruit de grognement survint alors, ainsi qu’un museau qui s’échappa par le côté du dressing. Du sang s’en échappait, perlant sur le poil broussailleux de l’animal. Avec le canon de son arme, Cleve parvint à tirer le rideau sans apeurer la bête. Celle-ci était amaigri au point de tenir sur ses pattes avec énormément de difficulté, menaçant par moment de s’écrouler au sol. Ses côtes étaient apparentes, prêtes à surgir hors de son corps tellement sa peau n’était plus qu’un simple voile brunâtre.

  En retournant dans le salon, le chef du S.C.A. s’approcha de Cleve, le regard compatissant. Il ne daigna pas lui faire part du mécontentement qu’il éprouvait quant à cet échec, comprenant que son agent avait tout mis en œuvre sur cette enquête. Cela n’était cependant pas le problème de la section de criminalité anticipée, ceux-ci se contentant d’autres choses que des produits stupéfiants. Leur second rôle consistait à aider leurs collègues de la section anti-drogue lors des descentes comme celle-ci.

  Cleve se renfrogna.

  L’un des agents se mit à déglutir bruyamment à la vue du sang qui coulait du bras de l’homme. Ainsi, on put découvrir une forme noire baigner au milieu de tout l’hémoglobine. Cleve se baissa afin de l’attraper.

  — C’est une puce d’indentification, déclara-t-il en tenant l’objet du bout des doigts. Du moins (observant l’objet plus attentivement) à première vue…

  Son collègue se pencha plus afin d’analyser la puce, et dit alors :

  — Je n’en ai jamais vu de semblable. C’est probablement de la contrefaçon.

  — Pourquoi faire ?

  Les deux agents se relevèrent simultanément.

  — Comment ça ? demanda son collègue qui frotta la poussière sur ses genoux.

  — Pourquoi est-ce qu’on voudrait d’une contrefaçon ? Ça n’aurait aucun sens, non ?

  — Je n’en sais rien. Pour passer inaperçu.

  — Notre code source permet toute identification, et aucune puce quelle qu’elle soit ne pourrait modifier ça.

  — Peut-être qu’il ignorait ce détail alors, conclut-il en haussant les épaules, puis continua de fouiller les lieux.

  Cleve fit signe à un autre agent qui arriva à son niveau, puis lui montra l’objet pour lui faire comprendre de le loger dans un sac plastique. Une fois fait, il demanda à deux autres de ses collègues de s’occuper du chien dans la buanderie.

  Son téléphone vibra dans sa poche. Il le délogea pour voir apparaître un message affiché sur son écran. Ainsi, il découvrit une suite de numéro. Cela signifiait qu’un appel devait être émis depuis une cabine extérieure. Les appels en extérieurs, lorsqu’un code s’en suivait, ne passait pas par la ligne principale, ce qui brouillait l’appel en un signal intraçable. Cela servait essentiellement aux appels importants, et dans ce cas précis, il en connaissait la provenance et se rua à l’extérieur du manoir.

  Dehors, la pluie reprit de plus belle. Les uniformes des forces spéciales n’étaient pas munis de capuches. Cleve se risqua alors à se tremper, le temps de passer l’appel. Sur la forme arrondie d’une cabine téléphonique se présentait un écran tactile. Il composa le code secret puis termina par le numéro d’appel. Au bout du fil, l’ex-commandant et actuel Ministre de l’intérieur, Lonee, répondit avec enthousiasme afin d’inviter son interlocuteur à venir le rejoindre. Suite à quoi, Cleve raccrocha et découvrit derrière lui deux agents qui sortaient à leur tour de l’immeuble, tenant à bout de bras une cage en fer dans laquelle on avait enfermé l’animal. Cleve eut un instant l’impression que le chien l’observait tandis qu’on le plaçait à l’arrière du fourgon. Il s’écroula sur son flanc lorsqu’on glissa la cage. Toutefois, il n’émit aucun grognement, ni même un cri de douleur. Ce fut comme s’il acceptait sa captivité. Les portes se fermèrent brusquement et l’animal se retrouva plongé dans l’obscurité.

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