Chapitre 35 - 2

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Devant le miroir, Karel termina de s’habiller et s’immobilisa une seconde, avisant le drap sur son lit. Pris d’une envie puérile, il s’en saisit et se le mit autour de ses épaules en recouvrant sa tête avec. Il se composa une expression sévère devant le miroir, s’imaginant être son Maître qu’il essayait de singer. Cela fait, Karel usa de son pouvoir de télékinésie pour replacer le drap à sa place, bordant le lit par la même occasion et vérifia que toute la pièce était en ordre. Il ne tenait pas à se faire encore réprimander.

Son mentor lui avait fait comprendre qu’il s’agissait d’un manque de respect envers son personnel et lui-même. Pour l’inculquer à Karel qui n’avait pas souhaité se plier à tant de rigueur, Serymar avait imposé deux journées de repos total à ses serviteurs et ordonné à Karel d’effectuer toutes leurs tâches du quotidien à leur place, et interdit à ses serviteurs de l’aider. Evidemment, Serymar l’avait défié d’utiliser la magie, adoptant la même condition qu’un Sans-Pouvoir.

Depuis, Karel ne se risquait plus d’oublier la position initiale de chaque objet qui l’entourait.

Au moment de quitter la pièce, un détail attira son attention. Karel porta une main au lien dans ses cheveux qui tombaient sur ses épaules. Il retira la petite cordelette et se passa les doigts dans ses cheveux. Il afficha une expression satisfaite : ainsi, il ressemblait un peu plus à son Maître. Enfin, Karel disparut dans l’escalier en colimaçon à la hâte.

Karel observa une chose étrange : tous les couloirs étaient déserts. En temps normal, il croisait toujours un ou deux serviteurs au passage. L’adolescent remarqua que des rais de lumière passaient sous les portes plus loin. Pourquoi le personnel de Serymar semblait s’être enfermé tous en même temps dans leur chambre personnelle ? Karel haussa les épaules. Les adultes avaient souvent des comportements étranges. Un de plus ou un de moins…

Karel descendit jusqu’au rez-de-chaussée. Ce fut au moment de poser un pied sur le sol qu’il s’arrêta net et fronça le regard : dans le couloir résonnaient des sons étranges, comme une musique dissonante et désagréable. C’était étrange. Karel n’avait jamais entendu une telle panoplie de sonorités désaccordées. Il connaissait pourtant de très nombreux bruits, mais là, c’était très difficile à cerner. De quoi s’agissait-il ? D’un sortilège bizarre de son Maître ? Non, ses expériences, il les exécutait dans son bureau loin de possibles témoins. Une apparition, peut-être ? Karel ne parvenait pas à le deviner.

Il s’avança à pas de loup le long du couloir, jusqu’à une porte menant sur un des salons. Une fois sur place, il risqua un œil au travers de la serrure.

Son monde s’écroula.

Le choc fut si violent que Karel eut le sentiment que chaque parcelle de son organisme se désagrégeait une à une. Son cœur se figea au point d’imploser. Une vague glacée envahit son corps.

Dans la pièce, il y avait une femme qu’il ne connaissait pas, au regard glacial et plein de défi. En face, son tuteur dos à la porte, celui qu’il admirait depuis tant d’années. Mais ce qui le choqua le plus, ce fut de constater que ces sons provenaient de leurs gorges.

Sans s’en rendre compte, Karel porta une main à son cou. Bien malgré-lui, il tenta. Mais il ne savait pas comment s’y prendre, et aucun son ne sortit. Rien de plus qu’un léger souffle. Pourquoi n’y parvenait-il pas ? Incapable de croire que sa réalité avait toujours été fausse, Karel recommença. Toujours rien. Il eut le sentiment de tomber du haut d’un gouffre. Il avait été manipulé toute sa vie. Un sanglot de douleur lui échappa et ses jambes manquèrent de se dérober. Était-il réellement né dans un monde où lui seul semblait ne pas posséder ce que tous les autres avaient ? Karel fut pris de nausée alors qu’il prenait conscience de cette vertigineuse réalité. La seule qu’il connaissait était fausse. Pourquoi ce mensonge, si ce n’était pour le manipuler ? Cette vérité le terrassait.

Karel s’était toujours douté qu’il n’était pas le véritable fils de Serymar. Ne connaissant pas réellement le concept de parents, Karel n’avait jamais ressenti de manque. Mais savoir que sa référence n’était pas cette figure qu’il avait toujours vue l’angoissait autant que cela le blessait.

Ses membres tremblèrent. Pas de peur, mais de colère, lorsqu’il comprit enfin la supercherie. Karel avait beau fermer les yeux, se pincer pour se dire que tout ça n’était qu’un sordide cauchemar, rien à faire. Il ne pouvait que constater la scène qui se déroulait derrière cette porte : son Maître émettait quelque chose qu’il ne lui avait jamais appris. Cette femme également. Ils communiquaient sans aucun signe et se comprenaient en émettant des sons distincts, comme si tout était parfaitement normal, alors que lui semblait être condamné au silence.

Ainsi, on pouvait échanger autrement. Le Mage lui avait menti et l’avait complètement coupé du vrai monde. Il n’était pas celui que Karel avait toujours cru être.

Karel serra les dents et pleura de colère. Son mentor l’avait trahi pendant toutes ces années. Pas seulement lui, Elma aussi. À cette pensée, son cœur se comprima à lui en faire mal, si bien qu’il plaqua ses mains dessus. Il ignorait que l’on pouvait avoir aussi mal à cet endroit-là.

Karel remarqua avec effroi que les paumes de son mentor étaient couvertes de sang noir jusqu’aux coudes. Ce n’était pas celui de Serymar. Karel plaqua les mains sur sa bouche, saisit d’horreur face à ce qu’il découvrait de celui qu’il avait toujours admiré : il avait été élevé par un assassin. Karel recula, choqué à l’idée de constater qu’en réalité, il n’avait jamais été en sécurité.

Il avait l’impression de vivre un cauchemar. Chacun de ses repères se détruisait les uns après les autres. Son monde s’écroula à la hauteur du choc qu’il subissait. Karel manqua de souffle. Il se rendait compte qu’il avait désormais peur de celui qui lui avait tout appris.




§§§§§




— C’est non ! assena Phényxia avec froideur. En tout cas pas sans une compensation à la hauteur ! Je veux l’Enfant de la Prophétie en échange. Il me faut au moins ça pour que le marché puisse être équitable.

— Inutile d’insister, Karel n’est pas marchandable, trancha Serymar d’un ton glacial. Ni lui, ni aucun membre de mon personnel.

Court silence. Son interlocutrice s’approcha de lui avec une démarche provoquante. Serymar ne bougea pas. Il avait déjà deviné ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il se retint d’exprimer son profond dégoût. Lorsque Phényxia fut à sa hauteur, elle plongea ostensiblement ses yeux dans les siens avec une expression de prédatrice en portant ses doigts à sa bretelle.

— Mh ? susurra-elle. Peut-être qu’un être qui s’est élevé comme vous désire encore plus…

— Quel dommage.

Serymar saisit soudain la main qui s’approchait dangereusement de son entrejambe et la tordit d’une brusque torsion complète du poignet, qui émit un craquement sinistre.

— Ce jeu ne fonctionne pas avec moi, Phényxia, menaça Serymar. Veuillez garder ça pour toutes ces bêtes qui vous servent.

Les démons disposaient d’une résistance presque complète à la douleur physique. Le sourire suffisant de Phényxia ne l’étonna pas. Sans la lâcher du regard, Serymar appela ses pouvoirs et infiltra de l’eau dans les veines de son interlocutrice qui se déroba vivement de lui avec cette fois un cri de douleur en se tenant son poignet : noir. Le Clan du Feu était vulnérable à l’eau. À l’instar du feu pour les autres espèces, l’eau les brûlait profondément.

Phényxia lui jeta un regard noir. Serymar la toisa de haut.

— Recommencez ce manège une seule fois encore, et je vous castrerai comme votre animal resté dehors.

Et il avait fallu que cela tombe sur des adorateurs de la luxure… le Mage avait des raisons très précises de les avoir ciblés en premier. Il avait découvert récemment que Phényxia était reliée, d’une manière ou d’une autre à Œil-de-Sang. Ces raclures le dégoûtaient au plus haut point. Une motivation supplémentaire pour ne pas les laisser gagner la moindre parcelle de terrain chez lui.

Son invitée regagna son attitude méprisante en observant sa main brûlée, qui guérirait seule dans moins de quelques jours.

— Oh ? Mon hôte aurait-il déjà une favorite ? La petite servante, peut-être ?

— Marché conclu ? coupa sèchement Serymar.

Phényxia lui jeta un regard mauvais.

— Le Clan du Feu ne conclura aucune affaire avec vous si vous ne me cédez pas l’Enfant de la Prophétie, ou une partie de votre personnel en guise de dédommagement. Après quelques retouches, la petite servante pourrait parfaitement satisfaire mes hommes.

— Très bien, Phényxia, répondit le Mage en préparant un sort dans sa main. Dans ce cas, réglons cela par la force puisqu’il n’y a que cette manière que vous semblez comprendre.

Phényxia étira un large sourire.

— Mh… pourquoi pas ?

Ils se firent face, comme quelques instants plus tôt dehors. Serymar fut satisfait. Elle était tombée dans son piège. Il savait que cette négociation serait un échec. Ces démons étaient aisément manipulables une fois leur ego blessé. Serymar se déconcentra soudain. Un frisson désagréable lui remonta la colonne vertébrale. Une présence imprévue était là. Vivement, il se retourna et poussa brutalement la porte. Il constata avec horreur la présence de Karel, les yeux embués de larmes de colère. L’adolescent recula et se téléporta avant que le Mage ait pu le rattraper. Sa main se referma sur du vide. Il fixa l’entrée, figé. Comment avait-il pu relâcher sa concentration ? Karel était censé être dehors loin dans les plaines. Tout ça à cause de…

Un rire désagréable se fit entendre derrière lui, suivi de cette désagréable voix sulfureuse qui osa le narguer.

— Quelle mine affreuse, mon cher hôte ! On dirait que vous venez de perdre quelque chose de précieux.

D’un geste vif, la main de Serymar se serra vivement autour du cou de Phényxia et la souleva du sol. Dans sa rage, il la plaqua contre le mur en face de lui dans le couloir, son regard emplit de menace.

— Révisez votre décision, vous, au lieu de me provoquer !

Ce coup n’égratigna pas Phényxia. Elle ne se départit pas de son air suffisant et étira ses lèvres minces.

— Désolée, mais j’ai autre chose à faire. Comme capturer un certain atout que vous ne possédez plus.

— Vous ne contrôlerez pas Karel, affirma Serymar en resserrant sa prise.

— C’est ce que nous verrons !

Serymar la relâcha vivement et bondit vers l’arrière, évitant de justesse une flaque de lave sous ses pieds provoquée par la cheffe de Clan. Un élancement vif et lancinant lui paralysa sa jambe gauche à l’atterrissage, ce qui l’obligea à s’accrocher au meuble le plus proche pour rétablir son équilibre. Il exécuta aussitôt un autre geste de sa main libre pour les transporter dehors. Pas question de perdre cet endroit et toutes les connaissances qu’il y avait accumulé depuis tant d’années. Il devait surtout tenir ses engagements envers ses subordonnés, cloîtrés de terreur inspirée par le Clan du Feu. À raison. C’était ce qu’il attendait d’eux dans cette situation. Au moins ne risquaient-ils pas de le gêner en ce moment périlleux.

Ils atterrirent à plusieurs mètres du petit château. Un rapide coup d’œil aux alentours informa le Mage que Karel semblait avoir déjà pris une distance raisonnable, en usant de plusieurs téléportations consécutives. Parfait. En même temps, Serymar en profita pour se camper sur ses deux jambes, la douleur passée.

Phényxia et lui se firent face, tournant dans un cercle invisible, attentifs au moindre geste de l’autre. Un bref regard lui permit de comprendre que Phényxia essayait de repérer Karel. Au moment où elle tendit la main, le Mage fondit sur elle pour l’obliger à esquiver.

Elle contra. Il s’acharna, la persécuta d’attaques toutes aussi violentes les unes que les autres. Il avait certes commis une grave erreur avec Karel, mais il n’avait que douze ans, et il était absolument hors de question qu’il tombe entre les mains de Phényxia. Il n’y survivrait pas. Tous ses efforts pour contrer la Prophétie depuis des années seraient vains. Il devait retenir Phényxia assez longtemps pour donner à Karel de l’avance.

« Disparais, Karel. Rentre chez toi. Tu n’es plus en sécurité ici. »

Il entraîna Phényxia dans cette danse mortelle qui résonna dans les plaines désertes et sombres, soulevant des nuages de cendre.




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Suite ===>

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