Chapitre 33

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Environ deux cents ans plus tôt.

Cette fois, il se sentait prêt. Dans sa main gauche, la dague qu’il avait ramassée dans les déchets du clan. L’adolescent avait décidé de l’adopter. Comme lui, elle fut rejetée pour quelques différences insignifiantes, traitée comme une chose qui n’en valait plus la peine.

Le demi-elfe s’était empressé de l’aiguiser à l’aide d’une pierre. Avec patience et après plusieurs heures de travail acharné, le résultat était devenu plus que satisfaisant.

Il devait faire vite. Ces derniers jours et pendant son peu de temps de répit, il s’était entraîné dur en espionnant ses congénères. Toutes ses tentatives pour mourir avaient échouées. Peut-être que se battre pour sa vie était la solution. Il en avait assez de sombrer psychologiquement. De par son œil observateur, il avait beaucoup appris. Sa maîtrise du combat était loin d’être parfaite, mais il s’était considérablement amélioré par rapport aux dernières fois. Ses attaques devenaient plus précises chaque jour. Il avait toujours perdu contre l’Ancien, mais chaque jour le rapprochait un peu plus de la victoire. L’adolescent avait appris la patience et quelques autres compétences.

Décrocher une victoire sur l’Ancien ne serait pas facile. L’adolescent était toujours blessé dans ces moments-là. À force de se recevoir des coups mortels sur la nuque, ses violents maux de tête l’entravaient. Pour le moment, il était tranquille. Chez les clans sauvages, il fallait s’attendre à être attaqué à tout moment.

Il s’avança vers la demeure de l’Ancien, un peu à l’écart des autres membres du clan. Le regard déterminé, serrant la dague dans sa main cachée sous sa manche, il toisa l’Ancien qui lui faisait face.

Le demi-elfe le jaugea : l’Ancien était toujours plus grand que lui, et il savait qu’il ne devait pas se laisser berner par cette apparence âgée. Il en allait de sa survie et de son avenir. Les coups, il ne les craignait plus depuis fort longtemps.

— Tu ne lâches rien, à ce que je vois, constata l’Ancien. Cela en devient du harcèlement, mais connais-tu seulement ce mot ? Parfois, il faut savoir abandonner.

L’adolescent sentit l’irritation le gagner. À lui, l’Ancien osait demander s’il connaissait le mot « harcèlement » ?

Il se força à inspirer. L’Ancien cherchait à le provoquer, encore et toujours pour mieux le berner. Il ne se laisserait plus avoir par ce jeu absurde. Il aurait dû se faire violence et ne pas se laisser atteindre.

— Viens donc, le provoqua l’Ancien.

Cette fois, le jeune hybride ne se trompa pas. Jusque-là, il s’était toujours élancé comme il l’avait pu, répondant à la provocation sans réfléchir. Ce jour serait différent, même si la tentation fut très forte. Il resta sur place sans perdre l’Ancien des yeux. L’adolescent ne dégaina pas son arme. Il se redressa tant bien que mal et contra en se composant une attitude de défi. Il garderait la tête haute. Il indiqua son refus par une moue insolente.

— Tiens, serais-tu enfin devenu raisonnable ?

L’adolescent secoua lentement la tête.

— La peur, n’est-ce pas ?

Le demi-elfe répéta son mouvement et défia l’Ancien du regard. Non, il n’avait plus peur. Cette fois, il ne foncerait pas tête baissée dans la mêlée. Son corps dégradé ne le lui permettait pas. Malgré la tentation, l’adolescent attendrait que l’Ancien vienne à lui, car ses jambes étaient plus fiables que les siennes.

— Tu n’as vraiment aucun respect pour les autres, soupira l’Ancien sur un ton désapprobateur.

Le demi-elfe eut un discret rictus. S’il avait au moins appris une chose ici, c’était que le respect se gagnait, et il avait décidé qu’aujourd’hui, il l’obtiendrait. Pour gagner sa liberté, il devrait devenir plus fort et plus dangereux que tout le monde. Ces imbéciles ne comprenaient que le langage de la force et du sang. S’il en surpassait ne serait-ce qu’un, leurs coutumes idiotes les obligeraient à le lâcher.

— Je vois. Encore un accès de rébellion qu’il va falloir calmer.

Le jeune hybride s’intima de ne pas réagir. Il s’exhorta à soutenir le regard de l’Ancien et garder la tête haute, malgré toutes les insultes qu’il pourrait recevoir. Ces blessures-là, il pouvait les encaisser. Il avait enduré bien pire qu’un ego réduit à néant.

Un tiraillement gagna sa jambe et il redouta de vaciller. L’adolescent venait de comprendre le stratagème de L’Ancien, fourbe. Il connaissait très bien sa condition physique lamentable. Il rallongeait exprès la discussion pour avoir le dessus. Il savait que le demi-elfe n’était plus capable de tenir longtemps debout sans se déplacer. Le jeune concerné décida de jouer là-dessus. Cette fois, il allait se préserver et adapter la situation en fonction de sa condition physique. L’agilité ne faisait pas parti de ses atouts malgré les rudes entraînements qu’il s’imposait chaque jour.

Sa jambe céda. Cette fois, le demi-elfe ne se laissa pas surprendre. Tant pis pour sa première provocation ratée. Il se laissa tomber sur le sol avec le plus de dignité possible en gardant le contrôle de ses mouvements, prêt à agir.

Comme prévu, ce fut cet instant précis que choisit l’Ancien pour fondre sur lui. Le demi-elfe esquissa un léger rictus. Là-dessus aussi, il s’était entraîné. Il s’était ainsi rendu compte que sa vue était plus affûtée que celle des elfes.

Pour la première fois, l’adolescent put voir son adversaire arriver, presque comme s’il se ruait vers lui à la vitesse d’un humain. Sa main serra sa dague. Il se fia aussi à son ouïe, également plus développée.

Les pas se déplacèrent subitement sur sa droite, du côté de son bras droit dont il ne pouvait qu’à peine utiliser la main. Le demi-elfe envoya sa jambe valide pour faire trébucher son adversaire qui l’évita. L’Ancien changea dans cette même fraction de seconde de trajectoire et cette fois, l’hybride leva sa main gauche pour contrer son attaque avec la dague. Il ignora le picotement provoqué par ses courtes griffes qui s’enfonçaient dans la chair de son poignet. Voir sa lame entailler la chair de son adversaire dans l’épaule lui était satisfaisant.

Un coup de pied le percuta au torse mais cette fois, il parvint à se retenir avec ses membres valides. L’adolescent frappa du poing la terre pour élever une barrière de ronces meurtrières que l’Ancien esquiva. L’hybride en créa d’autres, encore et encore. La terre explosa à plusieurs endroits autour de lui, la clairière fut dévastée par les nombreuses racines aux épines acérées qui jaillissaient tel un monstre des profondeurs.

Son but était d’éloigner l’Ancien afin de se laisser le temps de se remettre debout. Ce qui était une entreprise toujours plutôt pénible avec ce corps. Le demi-elfe avait seulement besoin de quelques secondes.

Soudain, ses ronces se ratatinèrent, comme écrasées par une main géante et invisible et se désagrégèrent à grande vitesse.

Effaré, le demi-elfe chancela et le désespoir le gagna. Il allait encore perdre, se faire enfermer dans ce laboratoire et subir d’autres tortures inventées. Les battements de son cœur s’accélérèrent alors qu’il ressentait ces chaînes anti-magie l’entraver. Les coups cumulés depuis des années juste sous ses cervicales réveillèrent la douleur constante qu’il devait supporter tous les jours. Le demi-elfe grimaça sous cette impression de se faire électrocuter le cerveau. Ce n’était pas le moment de s’affaiblir.

Il se morigéna pour retrouver sa volonté, surpasser sa tétanie qui grandissait à mesure que ses ronces se pulvérisaient à grande vitesse. Il devait gagner. Absolument. Il ne pouvait plus vivre ainsi. Il ne le supportait plus depuis très longtemps, et cela le détruisait toujours plus chaque jour.

Il n’avait plus que cette opportunité. La plus difficile. Et il allait encore échouer.

« Tuez-moi. Achevez-moi. »

L’adolescent tenta d’ignorer l’écho de ses propres pensées et réfléchit malgré sa douleur névralgique. Son temps de réflexion s’écoulait beaucoup trop rapidement. Son adversaire arrivait. Aussitôt la dernière ronce anéantie, il perdrait le combat et serait de nouveau livré en pâture aux autres. Et il paierait cher son affront.

« Tuez-moi. Achevez-moi. »

Une vague de panique le saisit quand le monde recommença à tourner autour de lui, parasité par cette pensée morbide. Une prière que l’on prenait plaisir à ne pas exaucer pour le torturer encore. L’adolescent maudit ce corps qui faiblissait trop vite.

« Tuez-moi. Achevez-moi. »

Une chaleur de plus en plus intense enfla dans son corps et le demi-elfe hoqueta quand son pouvoir explosa, hors de contrôle. Son rythme cardiaque s’accéléra si vite qu’il suffoqua. Sa magie crépitait dans la moindre de ses veines. Une sensation de feu lui parcourut tous les membres avant de jaillir. La chaleur augmenta dangereusement et l’adolescent aperçut la forêt s’enflammer à une vitesse vertigineuse. Des hurlements lui parvinrent, trop confus pour les distinguer. Au moins, l’Ancien s’était arrêté dans son élan et se tenait à bonne distance.

L’adolescent ignorait comment rappeler son pouvoir à lui. Son énergie s’échappait, le monde tourna de plus en plus brutalement. Sa panique augmenta à l’idée d’être aussi démuni. Il avait mal et manquait d’air. Des sillons argentés parcoururent son corps entier et le brûlaient. L’adolescent lutta. Tomber à terre signerait son arrêt de mort. Il devait tenir. Ses jambes devinrent fébriles. La douleur se réveilla et le demi-elfe grimaça en plaçant ses mains sur sa jambe comme pour la maintenir debout. Il s’écroula à genoux, avec cette envie de hurler de ses veines en feu. Son pouvoir vampirisait son énergie, le vidant de toutes ses forces. Il s’accrocha à la seule volonté qu’il possédait depuis des années : ne pas hurler. Serrer les dents à s’en briser la mâchoire. Il défaillit. Ses efforts étaient vains. Il allait retourner dans ce maudit laboratoire. Il était condamné à être le jouet des autres.

— « Calme-toi. » surgit une voix de nulle part.

L’adolescent se figea, terrifié. Cette voix profonde qui résonnait dans son esprit n’était ni la sienne ni celle de l’Ancien. Il chercha, mais sa vue était devenue trouble.

Une grande masse verte surgit et un choc métallique se fit entendre à proximité. Son cœur affolé sembla s’arrêter. Le souffle court, le demi-elfe tenta de comprendre ce qui se passait. Cette masse géante verte comme l’émeraude s’élevait entre lui et tout le reste. Un corps géant longiligne, dos à lui, avec de grandes excroissances sur les tempes. Le demi-elfe était incapable d’entendre ce qui se disait. Son sang bourdonnait dans ses oreilles, ses veines en feu le faisaient souffrir comme un animal à l’agonie.

La panique le saisit. Il ne serait jamais assez fort pour se libérer. Il allait encore se faire torturer pour le seul amusement de ses congénères. Ses efforts étaient-ils tous condamnés à l’échec ?

« Tuez-moi. Achevez-moi ! »

Haletant, sentant sa conscience vaciller, les membres tremblants, il grimaça de douleur lorsqu’il tenta de parler.

— Ai…

Jamais habitué à parler, les muscles de sa mâchoire lui faisaient mal lorsqu’il les sollicitait. Son angoisse augmenta. Démuni, prisonnier de lui-même, incapable de communiquer. S’il ne pouvait pas se faire entendre ni comprendre… l’adolescent se sentit défaillir.

Désespéré, il tendit une main tremblante vers la forme devant lui.

— À… ai… p-prie…

Il vacilla, terrifié à l’idée d’être incapable de parler. Comment disait-on cela ? Quels étaient les bons mots ? L’adolescent paniqua. Il devait absolument se souvenir. Il devait gonfler ses poumons pour que sa voix porte plus loin. Cette créature devait absolument l’entendre. Peut-être que l’adolescent se trompait. Peut-être qu’il se condamnait à un destin pire encore. La respiration laborieuse, il rassembla ses dernières forces pour relever la tête vers cette forme devant lui. Au risque de s’étouffer, il inspira le plus qu’il put.

— AIDEZ-MOI !

Sans savoir s’il était parvenu à attirer l’attention de cet être en dépit de son hurlement désespéré, il succomba aux ténèbres, vaincu à l’idée d’être condamné à la souffrance éternelle.

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