Chapitre 2 : Partir plus vite

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  Une fois à l’étage, Tara se précipita sous la douche. Malgré l’aplomb dont elle avait fait preuve en entrant dans la taverne, elle savait qu’Isaiah avait parfaitement raison : elle était en retard. Très en retard même, dans la mesure où le service allait commencer dans quelques minutes à peine. Oubliant momentanément la raison de sa contrariété, elle se détendit un peu au contact chaud de l’eau sur sa peau. La pression du jet sur ses muscles noués était grandement appréciable après une journée aussi mouvementée. Et non contente d’avoir épuisé la jeune femme, l’après-midi semblait se prolonger en une soirée longue et fatigante au vu du nombre de gens présents sur l’Agora en fin d’après-midi.

  En sortant de la douche, elle aperçut les vêtements qu’elle avait laissés en boule dans un coin de la salle de bain. Pourquoi les gens voyaient-ils d’un œil négatif le fait qu’une femme porte un pantalon ? Certes, ce n’était pas très habituel, mais il fallait bien reconnaître que c’était bien plus confortable et pratique que les toilettes féminines. Dissertant pour elle-même des avantages des tenues masculines sur celles réservées à son sexe, Tara s’employa à discipliner sa longue chevelure auburn. Si elle n’avait pas des cheveux particulièrement difficiles, une après-midi passée dehors sans les avoir attachés les rendaient toujours plus compliqués à coiffer. Sans attendre qu’ils soient secs, elle les ramena en un chignon pas très réussi, avant de se diriger vers son armoire pour trouver de quoi s’habiller de façon convenable : une chemise blanche, un corset et une jupe noire feraient parfaitement l’affaire.

  Elle jeta un œil à son reflet dans le miroir de la penderie. Entre sa coiffure ratée et ses yeux encore rougis d’avoir pleuré, elle faisait pitié à voir. Elle haussa les épaules. Tant pis pour cette fois... De toute manière, elle ne cherchait pas à plaire. Elle enfila une paire de bottes hautes et détacha sa montre du bracelet en cuir pour la porter en collier. Fin prête, elle claqua la porte et dévala les escaliers en essayant de ne pas se prendre les pieds dans sa jupe. Le brouhaha qui montait de la taverne lui indiqua que les clients étaient déjà là. Isaiah allait encore la sermonner sur son manque ponctualité.

  Le bruit n’avait pas trompé Tara : la soirée n’avait pas encore commencé que la salle était déjà envahie par les badauds qui sortaient de l’usine. Derrière le comptoir, Isaiah discutait joyeusement avec quelques habitués en préparant les commandes. À l’opposé, les tables les plus proches de la scène avaient été poussées contre les murs pour créer une piste de danse improvisée juste devant la scène où se produisaient des musiciens. Le mobilier était spartiate, le décor minimaliste, mais l’ambiance était chaleureuse et festive. Entraînée par la voix puissante de la chanteuse et par le rythme effréné du piano, Tara se glissa jusqu’au comptoir tout sourire en esquissant quelques pas de danse.

  - Te voilà enfin, grogna Isaiah à peine fut elle à porter de voix.

  - Quel fin observateur tu es !

  L’œil rieur, elle lui fit une jolie révérence qui n’eut pour effet que de lui attirer un regard assassin du patron du bar. Il lui montra d’un signe du menton un plateau sur lequel était posée une demi-douzaine de chopes de bière.

  - Table six.

  Tara soupira et se mit au travail. Visiblement, Isaiah n’était pas d’humeur pour un peu d’humour… Il n’avait jamais eu beaucoup d’autodérision de toute manière.

  La soirée passa relativement vite. Comme tous les vendredis soir, la musique avait résonné jusque tard dans la nuit, et il était près d’une heure du matin quand on commença à ranger la salle après le départ des derniers clients. Tara était épuisée, mais elle était de corvée de réserve et ce n’était pas le moment de s’alanguir : elle avait eu son compte de disputes pour cette journée et n’avait pas la moindre envie de mécontenter Isaiah plus qu’il ne l’était déjà. Il s’était montré froid et distend toute la soirée, ce qui n’était pas habituel chez lui. Généralement, il se limitait à quelques remontrances quand Tara faisait un écart, sans pour autant s’y attarder plus que nécessaire. Il se montrait même plutôt fier quand la jeune femme se rebellait contre l’autorité. Alors qu’elle terminait d’inventorier les dernières denrées rangées là, la porte s’ouvrit derrière. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que c’était le patron qui venait de la rejoindre. L’atmosphère fraîche de la réserve s’alourdit en quelques secondes de silence seulement : aucun des deux ne savait comment engager la conversation.

  - Tu sais qu’Aran est au lit depuis bien longtemps ? Finit-il par demander.

  - J’espère bien… À son âge, on a besoin de sommeil.

  À peine entamée, la conversation était déjà retombée. Ni l’un ni l’autre n’avait visiblement envie de parler que ce soit à cause de l’heure avancée ou d’un agacement à peine voilé. Mais Isaiah était têtu. Quand il décidait de faire quelque chose, il le faisait et sans plus attendre.

  - Écoute Tara, commença-t-il, ce n’est probablement pas l’heure pour avoir cette conversation, mais…

  - Ça pour ne pas être l’heure... Le coupa-t-elle.

  - Laisse-moi terminer. Il faut qu’on parle de ce qu’il s’est passé aujourd’hui. Ça ne peut plus continuer comme ça.

  Tara soupira et se laissa tomber sur un gros sac de farine soulevant un épais nuage blanc. Isaiah comprit que c’était le signe qu’elle était prête à écouter.

  - Bien… Hésita-t-il. Tu sais que j’ai toujours été aussi fier de toi qu’un père peut l’être de sa fille ?

  Tara acquiesça sans dire un mot. Cette conversation s’annonçait pénible en tout point.

  - Alors ne crois pas que c’est de gaîté de cœur que je vais te dire ça… Mais tu ne peux pas continuer à te comporter comme tu le fais à longueur de temps. À force de provoquer, il va t’arriver un malheur.

  Tara se redressa. Si elle était surprise, elle n’en montra rien ce qui fit ciller le patron du bar. Elle le regardait si fixement qu’Isaiah eut l’impression qu’elle sondait son âme. Lui aussi l’observait avec attention. Il avait élevé cette gamine et la connaissait aussi bien que s’il avait été son géniteur. Alors le léger tremblement de ses mains ne lui échappa pas. S’agissait-il de colère, de fatigue ou de tristesse ?

  - Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Isaiah ?

  Une supplication silencieuse émanait de tout son corps.

  - Tu vas devoir partir fille.

  La sentence était tombée. Tara se doutait depuis longtemps que son temps était compté, mais elle n’avait pas pensé que les choses se précipiteraient avant une bonne année au moins.

  - Ne crois pas que c’est ce que je veux, ajouta-t-il.

  Tara l’observait toujours en silence. Il lui semblait qu’à ce moment-là Isaiah portait tout le poids du monde sur ses épaules. Le temps et la vie le marquaient plus que jamais auparavant.

  - Je sais, finit-elle par lâcher.

  - Tu ne changeras pas…

  - Je sais.

  - Et notre société non plus.

  - Je sais.

  La voix cassée par une soirée à crier pour se faire entendre par-dessus la musique et le brouhaha ambiant de la taverne, lui permettait de cacher sans trop de difficulté son émotion.

  - Vous n’êtes pas compatible et…

  - Je sais.

  Elle lui sourit et posa une main tremblante sur l’épaule de l’homme qui l’avait élevé.

  - Ça ira Isaiah… Ça ira.

  Il lui rendit son sourire avant de se dérober à son regard perçant. Il lui prit le carnet de comptes qu’elle avait dans les mains.

  - Va te coucher, fille. Tu vas avoir besoin d’énergie…

  Une nouvelle fois Tara acquiesça sans un mot et disparut discrètement dans l’arrière-boutique afin de remonter dans sa chambre. Malgré le calme des mansardes, elle eut beaucoup de mal à trouver le sommeil cette nuit-là.

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