Je m'appelle Béatrice

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Béatrice. Je m’appelle Béatrice. Jusqu’ici, je n’avais pas ressenti le besoin de vous dire mon nom. Mais maintenant, il me faut saisir toutes les occasions de rappeller que je suis encore là, quelque part, à la surface de votre monde.

Béatrice Wertmann. Mon père s’appelle André Wertmann, ma mère Astrid Wertmann, mon frère, Jonas. J’ai un chat, il s’appelle Schrödinger, comme l’autre abruti qui a trouvé les formulations de l’équation d’onde associée aux particules de notre univers.

Je suis encore là, à la surface du monde, je vous vois. Mais vous, vous ne me voyez pas. Je regarde mon père, qui réalise enfin. Mon frère Jonas, qui regarde dans le trou laissé par l’anneau dans ma part de gâteau, Luv, qui examine l’anneau, Linh, qui feuillette le manuel du micro-ondes, écrit en onze langues, dont le Viet, et qui tapote sa joue du bout du doigt.

Mon père, qui refuse de laisser Jonas appeler ma mère, en escale à Singapour.

— Ce n’est peut-être pas si grave que ça. Je vais retourner au laboratoire. On va la retrouver.

Je ne sais pas quoi faire, quoi dire. Mais une chose est certaine, les larmes, dans le monde quantique, sont possibles. Je dirais même que, vu ma situation, elles sont nécessaires.

Mais l’on finit par s’habituer. On s’habitue à tout. Même au monde quantique. J’y fais de curieuses expériences. Je suis comme une surface, sans volume. Je ne me vois pas, mais je vois votre univers comme sur un écran. Je n’ai pas, ici, d’interactions, avec quoi ou qui que ce soit. D'ailleurs, je ne sais pas s’il me faut les rechercher. Je ne souhaite pas interagir. Cela me semble dangereux. Au vrai, je n’ai encore rien pu toucher, sentir, goûter, ou voir, de ce monde-là. Tout mon être est encore tourné vers vous. Je suis avec vous, encore, en interaction faible. Très faible. Le sol offre une résistance, insignifiante. Je peux nager dans la croûte terrestre, comme dans de l’eau. Traverser un mur, comme on traverse un nuage de vapeur, et je ne ressens qu’un léger picotement, sur ma peau. Tout cela est finalement rassurant. Si je n’étais pas soumise aux forces gravitationnelles qui m’attachent à ce monde, j'en serais déjà réduite à dériver dans l’espace.

Mon nom est Béatrice. Je suis sur la terre, la planète Terre. Merci.

Je crois que Linh a compris que je n’étais pas entièrement partie. Je l’ai vue s’avancer vers moi, elle a passé sa main à travers moi, et cela picotait. Elle l’a retirée vivement, elle est allée voir mon père, et tous deux ont regardé dans ma direction. Mon père est allé chercher des lunettes polarisées, celles de ma mère, qu’elle avait acheté lors de sa dernière escale à Ibiza. Il s’est exclamé,

— Béatrice !

Il a voulu me serrer dans ses bras, avant de s’étaler sur la table de la cuisine. Bien fait pour lui. Je ne vais pas pleurer.

Maintenant, c’est au tour de mon benêt de chat de venir me voir, ce satané Schrödinger, qui me renifle en frémissant des moustaches. Ses moustaches grésillent légèrement avec de petites lumières, il se retire, examine à nouveau, et hop ! Il saute comme s’il voulait attraper une souris. Il est passé au travers, et je n’ai rien senti. Je veux dire, pas de picotement, rien, mais c’est bien lui qui est arrivé, d’un bond, dans mes bras, dans mon monde à moi.

— Schrödinger, je t’aime…

C’est Luv et Jonas qui ont vu cette fois-ci, ils discutent, appellent Linh et mon père. Cela parle on dirait, du pelage des chats, de l’électricité statique, du nuage d’électrons qui forme comme un halo invisible autour des chats, à la surface des atomes.

— … Anneau torique torsadé… convertisseur bidimensionnel… relation homologique… transfert d’énergie… réseau électronique de surface… celui du chat… intégration dans l’autre monde.

Je crois avoir compris. Mon petit Schrödinger, qui me fait des mamours de son petit museau humide, franchit naturellement la barrière de surface. Enfin, pas vraiment. Il reste dans son monde d’origine, comme dans une bulle, incluse dans l’autre univers. S’il ne s’éloigne pas trop, tout ira bien.

Mon frère revient, maintenant, avec mon père. Ils échangent quelques mots. Jonas met sur son nez les lunettes de soleil polarisées, spécial Ibiza. Pour qu’il accepte de faire ça, c’est du sérieux, on dirait. Je suis au salon. Je teste mes capacités motrices. Un coup de talon malheureux, et je m'enfonce sous terre avant de m’envoler à travers le plafond, comme sur un trampoline. Je mets des plombes à redescendre. Ce qui est bien, c’est que la pluie, ou le froid, n’ont aucune importance.

Jonas, mon petit baveux, tient dans ses mains sa lunch-box japonaise en fourrure synthétique, tendue à bout de bras comme s’il s’agissait des Reliques de la Mort. Il la frotte énergiquement, sur toutes les faces, puis la lance devant lui, dans l’espace flouté qui doit me représenter.

Bingo ! Jonas, je t’aime… J’ouvre la lunch box. A l’intérieur, il y a mes sushis préférés, et un mot.

— Béatrice, tiens bon ! On va te sortir de là.

Tous ont signé. Je suis émue. Mais je ne pleure pas. J’ai beau tourner et retourner la question. A part m’enfoncer ou m’envoler, au risque de me perdre dans l’espace, j’ai échoué dans toutes les tentatives de retour.

La situation, objectivement, est désespérée.

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