Chapitre XII : (ANTOINE)

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Arrivée à l’aéroport de Los Angeles dans deux minutes !

L’annonce du pilote fit frémir Florian de joie.

— Enfin ! J’ai les jambes engourdies à force d’être assis !

Il se tourna vers moi.

— Antoine, ne me dis pas que je suis le seul excité à l’idée de rencontrer l’espèce mystérieuse et énigmatique que sont les Elementaris ! Nous sommes les pionniers d’une nouvelle ère !

— Non, moi aussi ! s’enquit Matt à ma gauche. Eh ! Regardez ! Maël bave dans son sommeil !

Notre dernier compagnon avait peiné à s'endormir à cause de sa phobie des avions. Sa tête pendait en avant, le corps retenu par les sangles de son siège enlacées autour de ses épaules et clipsées au niveau de son ventre. Un filet de salive coulait au coin de sa bouche.

— Il a de chance qu'on ne puisse pas utiliser nos téléphones pendant le vol, rouspéta Florian. On passe à côté d'une superbe photo !

Matt rit et secoua Maël pour le réveiller.

— Morin n’arrête pas de remplir ses fiches en nous lançant des regards noirs, me souffla Florian. Elle me fait vraiment peur !

Je jetai un coup d’œil à la médecin titulaire de l’équipe qui, assise sur un siège face à nous, ne cessait de griffonner sur con calepin. Il est vrai qu’elle n’avait pas l’air commode, mais nous dépendions d’elle et il valait mieux ne pas lui déplaire si nous ne voulions pas d’ennui.

Comme on nous l’avait expliqué une fois à bord de l’appareil, afin de faciliter l’organisation de notre expédition, notre groupe avait été scindé en deux unités. La première était majoritairement composée de soldats français, mais certains provenaient d’autres pays européens qui avaient demandé à participer à la mission. Ils étaient tous menés par le colonel Garrett, un homme haut gradé d’une quarantaine d’années qui avait servi au Liban il y a quelques années. La seconde unité regroupait les sept médecins militaires, eux-mêmes sous les ordres du docteur Morin, un officier aguerri de l’armée française.

Il s’agissait d’une grande femme à la peau mate et aux cheveux crépus coupés courts. Dans ses yeux noirs toujours froncés, on lisait toute la discipline et le savoir acquis au fil des années et qui mettrait tout en œuvre pour accomplir sa mission. On devinait également qu'elle avait assisté à plus d'un conflit et qu'elle avait appris à se préparer à toutes les éventualités sur le déroulement de l'expédition. Bien sûr, nous n’étions pas en guerre contre les Elementaris, mais Elysion et Peter avaient été suffisamment clairs sur l’accueil que l’on nous réserverait et sur la nécessité de la réussite de cette mission.

Le docteur Morin s’occupait donc de l’unité médicale, mais aussi de nous quatre. Et elle n’avait pas été ravie d’apprendre qu’elle devrait s’encombrer de quatrièmes années qui avaient principalement prodigué des prises de sang, des ponctions et des sutures. C’est-à-dire pas grand-chose ! Nous nous étions engagés sur des études d’au minimum neuf ans, il nous restait énormément à découvrir et nous travaillions essentiellement la théorie avant la pratique. À ses yeux, nous n’avions pas notre place dans une telle expédition.

Inutile de préciser que nous nous sentions comme des intrus parmi ces hommes et femmes qui, au-delà de leurs connaissances médicales qui dépassaient amplement les nôtres, avaient été formés pour accomplir des soins en territoire hostile. En somme, bien loin de tout ce que nous avions eu l’habitude d’observer ou d’apprendre à Paris.

Le colonel Garrett me tira hors de mes pensées lorsqu’il s’exclama :

— L’atterrissage risque de secouer un peu, il y a pas mal de vent. Tenez-vous bien aux lanières à côté de vous !

Il fit passer l’information, puis retourna s’asseoir à l’avant de l’appareil.

— On a de la chance que ce soit un français qui mène l’expédition, remarquai-je à haute voix.

— Peter est français et nous avons été le premier pays à être au courant de l’existence des dieux et des Elementaris, souligna Florian. Même si des officiers allemands, britanniques, portugais et belges nous accompagnent, c’est normal que nous dirigions cette expédition. Pour autant, officiellement, c’est une mission organisée par l’Europe en collaboration avec les États-Unis.

— Ce type d’avion appartient à l’Union européenne, c’est bien ça ? l’interrogea Matt. C’est pour ça que des soldats de différentes nationalités ont pu être si rapidement dépêchés pour nous escorter ?

— Exact ! confirma Florian. Et puis, vu la découverte que nous nous apprêtons à faire, ils ont su être expéditifs et se passer de la paperasse.

L’appareil fut secoué par des turbulences. Lorsqu’elles se calmèrent, je me penchai pour distinguer Elysion, assis à côté de Florian. Il gardait obstinément les paupières closes et serrait fermement les lanières qui le maintenaient contre sa place. Il n’avait pas décroché un mot depuis le décollage.

— Tu vas bien, Elysion ?

Il ouvrit un œil et posa sa pupille ambrée sur moi.

— J’ai les oreilles qui hurlent, marmonna-t-il. Je déteste voler.

Cela, nous l’avions déjà remarqué : il avait failli enflammer son siège deux fois lors de notre survol de l’Atlantique.

— On est bientôt arrivé, courage !

Comme s’il m’avaient entendu, le pilote amorça l'atterrissage.

Il faisait nuit noire dehors. Quoi de plus normal, en Californie il était un peu plus de deux heures du matin tandis qu’en France, il était dix heures passé. Les effets du décalage horaire se faisaient ressentir, mais personne ne se plaignit et tout le monde descendit pour découvrir l’aéroport de Los Angeles, suffisamment éclairé pour nous éblouir.

Le colonel Garrett ordonna à ses hommes de décharger le matériel tandis qu’il fit signe à Morin, Elysion et quelques autres gradés de le suivre pour rejoindre le cortège de soldats américains. Ces derniers étaient une vingtaine, tous membres de l’US Army, reconnaissables d’après leurs combinaisons de camouflages grises. Ils patientaient non loin de la piste d’atterrissage, attroupés autour de sept véhicules noirs, des Humvees selon Florian, et cinq camionnettes pour transporter personnels et équipements.

Nous aidâmes à vider l’avion jusqu’à ce que le docteur Morin revienne une dizaine de minutes plus tard et réunisse l’unité médicale.

— Nous nous sommes mis d’accord avec nos homologues américains, raconta-t-t-elle. Dès notre arrivée à Thorlann, Elysion et nos négociateurs iront parlementer avec les chefs des Elementaris pendant que nous installerons le campement à un kilomètre de leur cité. Nous espérons qu’ils nous donneront l’opportunité de partager avec eux nos connaissances médicinales et, peut-être même de séjourner chez eux. N’oubliez pas que nous sommes venus ici dans le but de pactiser. En faisant un pas vers eux, ils feront un pas vers nous.

Tout le monde hocha la tête et elle fit signe au groupe de se disperser.

— Attendez un instant ! ajouta-t-elle en nous montrant tous les quatre du doigt. Une fois que vous serez là-bas, je vous affilierai à un membre de l’équipe et vous l’accompagnerez où qu’il aille. Nous ignorons encore comment nous serons accueillis et je ne vous cache pas que votre présence me semble aberrante. Néanmoins, comme les consignes viennent directement du ministre, je vais les suivre, mais je ne peux pas vous laisser prendre des initiatives seules. Est-ce clair ?

Nous hochâmes la tête, intimidés.

— Je sens que ça ne va pas être de tout repos d’être sous ses ordres, maugréa Matt une fois qu’elle fut partie.

— Tu ne t’attendais pas à ce qu’on nous permette agir à notre guise ? lui fis-je remarqué. Elysion nous a proposé d’aider comme nous le pouvions, donc en partageant le quotidien des Elementaris et en montrant notre souhait de nouer des liens amicaux avec eux. C’est également ce que feront toutes les personnes qui nous ont accompagnés, il n’y a pas de raison pour que nous soyons privilégiés.

Le grand blond fit la moue, mais n’ajouta rien.

— Maintenant, reprit Florian, allons voir si nos camarades américains sont aussi égocentriques que leurs films le laissent penser !

Les Humvees n’étaient pas très confortables, mais cela restait mieux que l’avion. Nous étions tous les quatre serrés les uns contre les autres à l’arrière, tandis que deux Américains étaient assis à l’avant, silencieux. Los Padres National Forest, la forêt où se trouvait Thorlann, la cité des Elementaris, se situait à près d’une heure et demie en voiture de l’aéroport. À une telle heure, sous le ciel sombre et couvert, notre cortège de véhicules blindés filait sur la route déserte. Si Matt parvint à s’endormir, tout en ronflant aussi fort qu’un mammouth, ce ne fut pas mon cas. J’appréhendai trop la suite pour fermer l'œil. Nous avancions vers l'inconnu total et je détestais cela, même si Elysion se voulait positif.

Il était bientôt quatre heures lorsque Maël scruta l'extérieur par la vitre et demanda, soucieux :

— On ne devrait pas tarder à arriver, non ?

— J'imagine que oui, estimai-je. Pourquoi ?

— Parce que je ne vois pas la moindre trace d’une quelconque forêt. Dehors, tout est rocailleux et il y a peu de verdure. Et je crois distinguer l’ombre de montagnes devant nous, mais très peu d’arbres.

— Florian ? interpellai-je notre ami pour obtenir plus d’informations.

— Vous pensez franchement que…

— Oui, le coupa Maël. On sait que tu sais alors ne te fait pas prier !

Le rouquin leva les yeux au ciel.

— Si on ne peut même plus s’amuser… Bon ! Los Padres National Forest est bel et bien une forêt, mais elle comprend la plupart des terres montagneuses qui longent la côte californienne dont certaines peuvent atteindre les 2500m d’altitude ! Ce n’est donc pas si étonnant qu’elle ne ressemble pas aux forêts dont on a l’habitude de voir chez nous.

— Elysion a mentionné la région de San Rafael pendant le vol, se souvint Maël. Il a dit que Thorlann s’y trouvait. C’est une zone de la forêt ?

— Oui, confirma Florian. C’est un territoire sauvage au nord-est qui se situe entre les crêtes de deux montagnes. L’altitude y varie de 300m à plus de 2000m et on retrouve à la fois des chênes, mais également des pins et des sapins si on monte un peu. Comme Peter nous a parlé de conifères sur son trajet pour rejoindre les Elementaris, je présume que Thorlann se trouve en hauteur.

— Par simple curiosité, s’inquiéta Matt, quand tu dis que c’est une zone sauvage, j’imagine qu’on y trouve aussi des animaux sauvages, pas vrai ?

— Oh oui ! On peut apercevoir des ratons laveurs, des lièvres, des condors…

— Ouf, j’avais peur qu’on tombe sur des loups.

— Des loups ? Non, aucun risque ! En revanche, les ours, les coyotes et les pumas y sont fréquents.

Matt pâlit.

Maël se pencha et interrogea nos chauffeurs sur le temps qu’il nous restait avant de poursuivre à pied. Malgré un anglais approximatif et un accent atroce, ils parvinrent à le comprendre.

— Nous sommes entrés dans la forêt, répondit le copilote, mais nous devons encore rouler une trentaine de minutes pour nous garer. Puis, nous marcherons au moins six heures sous les instructions de votre ami.

Il dit vrai. Trente minutes plus tard, tandis que la route ne faisait que grimper et que les paysages quasi désertiques devenaient monotones, le Humvee se mit à ralentir jusqu’à s’arrêter complètement sur le bas-côté. Toutes les voitures du cortège s’étaient rangées les unes après les autres. Nos chauffeurs sortirent du véhicule et un soldat ouvrit la portière.

— À partir d’ici, nous allons marcher, nous informa-t-il.

Nous prîmes les grosses besaces que l’on nous tendit et qui contenaient les quelques affaires personnelles que nous avions emportées ainsi que du matériel comme une tente et un sac de couchage. À la lumière des phares et de nos lampes torches, nous n’apercevions que des rangées de buissons d’un vert pâle sur un sol poussiéreux et aride. Puis, environ un kilomètre plus loin, grâce aux faibles lueurs de la lune, nous devinions les crêtes de petites montagnes, véritables murailles dressées entre nous et notre destination.

— J’espère que vous avez pris de bonnes chaussures, remarqua Florian.

Elysion attira l’attention de tout le monde en secouant sa main qu'il avait enflammée.

— Suivez-moi ! clama-t-il.

Puis, il partit en direction des reliefs et nous l’imitâmes.

Deux heures plus tard, le soleil se leva et nous pûmes enfin nous passer des lampes. Nous avancions à la file indienne, silencieux, trop occupés à prendre garde où nous mettions les pieds. Il n'était pas rare que quelqu'un trébuche sur un caillou à cause du sol pentu. Au fur et à mesure de notre progression, nous gagnâmes de la hauteur. Le terrain poussiéreux se tapissa d’arbustes et d’arbrisseaux effeuillés qui montraient que rien n’était épargné par l’hiver. Au moins, nous ne souffrions pas de la chaleur et savourions nos tenues imperméables au froid.

Florian jubila de cette aventure pendant environ dix minutes. Une fois au pied des premières montagnes, il perdit une partie de son entrain, mais parvint à se hisser au sommet sans se plaindre. Toutefois, lorsqu’il découvrit que la route que nous empruntions était une alternance de montée et descentes, il se mit à ruminer à voix basse. Il avait ramassé un bâton en chemin pour s’appuyer et faciliter sa progression, mais après avoir franchi le troisième mont et s’être éraflé le genou au passage, il râla de manière audible. Alors qu’il connaissait la zone géographique par cœur, il s’était imaginé cette expédition comme une promenade de santé. Pour un génie, il n’avait pas toujours le sens de la réalité.

Comme certains officiers commençaient à lui jeter des regards agacés face à ses jérémiades persistantes, Matt se faufila à côté de lui et entama la discussion avec lui. Chez Florian, il suffisait d'évoquer Dragon Ball Z pour qu’il ne pense à rien d’autre et oublie ses tracas. Je remerciai silencieusement Matt de s’être sacrifié afin que la bonne entente perdure. Sans lui, Florian aurait certainement eu un malencontreux accident en route.

Lors de notre première halte, soit trois heures après le début de la marche, j’en profitai pour rejoindre Elysion qui étudiait une carte, adossé à un rocher.

— Tu as soif ? lui demandai-je tout en lui tendant ma gourde.

Il leva les yeux de la carte et secoua la tête.

— Non, merci.

Je m’installai à côté de lui et poursuivis :

— Peter nous a expliqué que ta cité était cachée au milieu des montagnes, mais qu’une magie le dissimule aux yeux des humains. C’est pour cette raison qu’elle n’a jamais été découverte ?

Il acquiesça.

— Mais l’épée à l’origine de ce camouflage ne fait plus effet, c’est bien ça ?

— En effet, mais Thorlann est majoritairement recouverte de grands arbres qui abritent nos foyers et tout un écosystème. Elle n’est pas facilement visible, néanmoins un voyageur égaré pourrait tomber dessus. Ça a failli arriver la semaine dernière.

Je fronçai les sourcils.

— Comment le sais-tu ?

— J'ai gardé contact avec mon peuple, m’expliqua-t-il en repliant la carte. Nous utilisons des oiseaux, la communication est plus lente, mais sûre.

Je lâchai un sifflement admiratif.

— Ils sont donc au courant de notre arrivée prochaine ?

Il acquiesça et ajouta :

— Je ferai au mieux une fois arrivés pour apaiser la situation et permettre une entente cordiale entre nos deux races. Le Kalheni fera de même, mais d’autres membres du Conseil ne seront pas aussi accueillants.

Je m’apprêtai à le questionner davantage, mais le colonel Garrett annonça la remise en marche et Elysion repartit en tête pour nous guider. J’hésitai un instant avant de le suivre.

— Je peux me joindre à vous ? s’enquit Maël en se plaçant à notre hauteur.

— Florian a commencé à discuter de Naruto ? devinai-je.

— Pire ! Matt et lui débattent encore de quelle saga, entre Star Wars et Star Trek, est la meilleure…

— Star Wars sans aucun doute, souris-je.

— Ah ne t’y mets pas aussi ! soupira mon ami en rabattant son bonnet.

Elysion nous ignorait, pensif.

— Nous en avons pour un peu plus de trois heures, estima-t-il. Une fois que nous aurons dépassé la bute que vous voyez en face, nous sillonnerons une forêt de pins sur plusieurs kilomètres. Ensuite, nous arriverons non loin d’un petit cours d’eau où nous pourrons remplir nos gourdes, avant de devoir le remonter et gravir de nouvelles crêtes. Lorsqu'elles seront derrière nous, nous serons sur le territoire des miens.

— Tu connais vraiment cet endroit par cœur, remarqua Maël, admiratif.

— Je l’ai traversé tant de fois pour me rendre dans votre monde que j’ai arrêté de compter. Et je perçois nettement l’énergie de mon peuple à quelques dizaines de kilomètres d’ici. J’ai… hâte.

Un silence s’installa que je finis par rompre pour poser la question que j’avais sur le bout de la langue depuis le début de l’excursion.

— Elysion, pourquoi nous as-tu proposé de venir ?

Maël me dévisagea et l'Elementaris haussa un sourcil.

— Tu aurais préféré que je ne le fasse pas ?

— J’aimerais simplement comprendre ce qui a pu te pousser à inviter des inconnus à rejoindre une mission que toi et Peter estimez cruciale. Tout le monde ici la prend très au sérieux et nous aussi, mais, objectivement, notre présence n’apporte rien. Au contraire, nous sommes des désagréments supplémentaires pour les chefs du groupe.

— Je ne suis pas d’accord, répondit-il en haussant les épaules. Toutes ces personnes qui nous accompagnent ont reçu des ordres et sont conditionnées pour accomplir la consigne qu'il leur a été donné. Ils viennent marchander notre amitié, ce qui n’est pas votre cas.

— Et alors ?

— Alors, j'envisage que vous apporterez une certaine clairvoyance et une certaine transparence, comme Peter avant vous. S'il a su se faire accepter chez nous et remonter notre estime des humains, ce n’est pas parce qu’il est l’hôte d’Astérion ni parce qu’il est de son sang. Il a été difficile pour tout le monde de tolérer qu’un mortel fasse preuve d’autant d’égoïsme et refuse d’offrir son corps à notre divinité.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? s'étonna Maël.

Il fronça les sourcils, songeur.

— Mon peuple l’a pleinement admis en constatant qu’il était capable de renverser le cours d’une bataille et prêt à nous protéger au détriment de sa vie. Il a montré sa dévotion envers nous en s'intéressant à nous, en partageant nos rituels et en agissant comme l'un des nôtres. Il n'avait rien à marchander, nous l'avons formé selon son souhait et il nous a exprimé sa reconnaissance à sa manière. Pour ma part, j’avais tenu à l’entraîner, car j’étais celui qui l’avait repéré et ramené à Thorlann. On m’a d’abord blâmé pour ça, avant de découvrir qui il était et de me traiter comme un héros. Ironique non ? Pour autant, tout le monde croyait qu’il abandonnerait au cours de son apprentissage. Kalya, l’une de ses plus proches amies aujourd’hui, était la première à le dire. Ils ont rejeté sur lui les erreurs de ses ancêtres.

— Mais pas toi ?

Il secoua la tête.

— Pas après que je l’ai vu traverser cette même forêt que nous parcourons, se mettre en danger plusieurs fois et secourir des animaux en péril. J’avais perçu une détermination farouche et un désir ardent d’atteindre son but, chose que j'avais rarement observée chez un Homme. J’ignorais s’il endurerait notre entraînement, mais contrairement à mes semblables, je lui ai offert le bénéfice du doute et me suis comporté comme un mentor avec lui. Puis, d’élève, il est devenu mon ami.

— Et tu penses que nous pourrons faire pareil ? lui demanda Maël, dubitatif.

— À votre manière, oui. Peter ignorait notre rancœur lorsqu’il est venu, il était à la recherche de réponses et d’aide. J’ai espoir que vous saurez vous faire apprécier et accepter comme il a su le faire. Non pas en vous comportant en émissaires qui ont reçu des consignes strictes, mais comme la nouvelle génération d’un peuple qui désire découvrir et apprendre du mien. N’est-ce pas ce que vous prônez aujourd’hui ? La tolérance et l’acceptation ?

Maël se mordit la lèvre, peu convaincu, et dit :

— Dans ce cas, j’espère que ton peuple aime les blagues. Avec Florian et Matt, ils vont être servis.

Elysion jeta un regard en arrière où ces derniers se disputaient encore. Le grand blond venait de pousser Florian dans un bosquet pour mettre un terme à leur débat, et riait aux éclats. Quelques soldats ne purent s’empêcher de l’imiter. Les injures de Florian nous parvinrent d’ici.

— En effet, sourit l’Elementaris.

Deux heures plus tard, la zone sauvage de San Rafael nous avait dévoilé quelques-uns de ses secrets. Malgré la fatigue générale, personne ne se plaignait, époustouflé par la beauté et le calme des lieux. Peter nous avait narré son propre trajet dans la forêt et à quel point cela avait été magique. Il avait dormi au creux d’un séquoia, longé des falaises, gravi des montagnes et rencontré des animaux majestueux habituellement cachés derrière la végétation. Il en avait parlé les yeux brillants et la voix vibrante d'émotion, je comprenais pourquoi à présent.

Même si nous n'aperçûmes aucun séquoia, nous sillonnâmes entre les corps droits et fiers des pins mentionnés par Elysion, avant d'atteindre un cours d’eau où nous pûmes nous rassénérer. En le suivant, nous descendîmes jusqu’à une vaste prairie aux couleurs de blés où un lièvre aux longues oreilles déguerpit en nous repérant. Les steppes, les étendues d’herbes dépourvues d’arbres, étaient nombreuses dans cette forêt, d’après Florian. Pour autant, le manteau produit par les chênes et les conifères recouvraient presque la moitié de la Californie et n’était donc pas négligeable.

— Ce sont deux écosystèmes différents, mais qui coexistent en harmonie parfaite, décrivit le rouquin.

La suite de notre périple nous ramena en hauteur et sous le couvert des sapins. Au grand regret de Matt, notre chemin ne croisa pas celui de condors ni de harde de cervidés. Nous étions trop nombreux pour ne pas les effrayer. Pour ma part, l’odeur de la résine et la fraîcheur du couvert des arbres me suffisaient. Le vent avait chassé les nuages pour permettre au soleil de nous réchauffer, si bien que nous ouvrions nos manteaux en basse altitude, avant de les refermer lorsque nous grimpions de nouvelles crêtes. De la neige était même visible au loin, sur les monts les plus imposants.

Un peu par hasard, je me retrouvai à discuter avec quelques soldats. Ils me décrivirent leurs parcours, leurs vies en dehors de la caserne et leur excitation à l'idée de rencontrer les Elementaris. J'avais honte de ne pas avoir pris mon courage à deux mains plus tôt, j'imaginais qu'ils étaient tous sérieux et froids. Pourtant, ils savaient plaisanter et parler de banalités. Si je me sentais toujours de trop parmi eux, je fus soulagé d'entendre que beaucoup n'étaient pas dans la même unité jusqu'alors et qu'ils apprenaient tous à se connaître également. Cela nous aida à nous intégrer.

Après une ultime halte pour nous restaurer et reposer nos jambes raides et nos pieds couverts d’ampoules, nous entamâmes la dernière ligne droite. Thorlann n’était plus très loin et, même si nous ne pouvions discerner ce que Peter présentait comme « une aura lumineuse », le comportement d’Elysion suffisait à nous le faire deviner. Il accélérait l’allure et nous encourageait avec de grands gestes. Bien entendu, les soldats n’en avaient pas besoin, mais pour Matt, Maël, Florian et moi qui n’avions pas subi de préparation physique pour marcher autant, c’était réconfortant.

— Vous ne ressentez pas la puissance qui émane de la cité ? nous questionna Elysion.

Son exaltation était palpable.

— Non, regretta Maël.

— Tu le perçois de quelle manière ? lui demanda le colonel Garrett qui nous avait rejoints.

— Comme des effluves, décrivit l’Elementaris. Imaginez des courants d’air qui se répandent, épars, et nous frôlent pour nous indiquer la direction.

— C'est intrigant !

— J'aimerais beaucoup les percevoir, soupira Florian.

— Vous connaissez ce frisson lorsque vous avez froid et que les rayons du soleil se déversent sur vous ? C’est la même idée ! Et quand vous…

Elysion se tut et s’immobilisa subitement, si bien que je lui rentrai dedans.

— Que se passe-t-il ? s’enquit le docteur Morin en s’approchant.

Elysion l’ignora et dégaina les deux épées de sa ceinture qui ne le quittaient jamais. Le corps tendu et les yeux plissés, il balaya les alentours et scruta les pins à la recherche de quelque chose. Toute le monde s’était tu et regroupé pour attendre qu’il s’explique. Soudain, sans raison apparente, mes dents se commencèrent à claquer et mes poils se dressèrent. Je me sentais frigorifié ! Matt se frotta les avant-bras pour se réchauffer et Florian se mit à grelotter sous son épais manteau.

Plusieurs soldats, même le colonel Garrett, pâlirent subitement, les mains crisper sur leurs armes à feu.

— Il y a quelque chose de malsain ici… murmura ce dernier.

D'un geste vif, Elysion embrasa son épée gauche et la jeta entre deux arbres. Un hurlement terrible, monstrueux, retentit. J’écarquillai les yeux lorsque apparut une créature infâme, la lame enflammée plantée dans son épaule. Elle était imposante, plus encore que le plus grand des hommes qui nous accompagnaient. Elle se dressait sur de longues jambes faméliques qui se poursuivaient sur un corps musculeux à la peau de ciment traversé par un réseau de veines noires et saillantes qui se terminait sur son crâne chauve.

Elle s’appuya contre un tronc qui se mit à pourrir au contact de la chair putride de la chose, comme si le chancre l’avait contaminé. Le monstre braqua ses orbites d’ébènes sur nous et je tressaillis. On aurait pu la penser aveugle, mais j'étais certain qu'elle nous distinguait très bien. Elysion lui cria quelque chose dans une langue qui m'était inconnue. L'unique seul mot que je compris fut « Xenos ». Ce mot résonna dans mon esprit comme le gong du jugement dernier. Je déglutis. Voici à quoi ressemblaient les soldats du dieu qui nous menaçait.

Le Xenos cracha dans notre direction et arracha l’arme qui brûlait sa chair fétide, avant de la jeter. Puis, il leva la tête vers le ciel et se mit à beugler à intervalle régulier un son grave qui retentit dans la forêt et effraya les oiseaux perchés dans les arbres. Mes jambes tremblaient frénétiquement. Je n’avais qu’une envie : m'enfuir ! J’esquissai un pas de recul, mais Maël me saisit le bras et le serra fermement, soit pour m’obliger à rester immobile, soit pour se rassurer.

— Il rameute ses congénères ! s’exclama Morin qui fut la première à retrouver l’usage de sa voix. Abattez-le !

Les militaires, tout aussi pétrifiés que moi, se ressaisirent et ouvrèrent le feu. Troué de balles en quelques secondes, le Xenos s’écroula et tomba en poussière couleur de suie. Mais je le sentais, nous n'étions pas tirés d'affaire.

— Restez aux aguets ! s’imposa Elysion pour faire taire les murmures qu’échangeaient les hommes effrayés. D'autres arrivent sur nous !

Quelqu’un me lança un révolver et, déboussolé, j'imitai le groupe et me plaçai dos à dos avec mes amis qui avaient également reçu une arme. Maintenant, je transpirai à grosses gouttes. Mon cœur battait si vite et si fort que je ne pouvais entendre quoi que ce soit d’autre. La gorge nouée, je tendis les bras tremblants et pointai le pistolet vers la forêt, les mains crispées sur la gâchette.

Les feuilles d’un buisson remuèrent sur ma droite et un tigre géant au pelage noir couvert de rayures blanches bondit, écrasant plusieurs soldats par la même occasion. Il en saisit un dans son immense gueule avant de darder ses petits yeux rouges de prédateur sur moi. L’instant d’après, il s’écroulait sous une rafale de balles. Cette fois, la panique se répandait dans notre groupe, même chez les officiers supérieurs qui essayaient de maintenir le calme.

Avant que l’un de nous réagisse, quatre Xenos surgirent des ténèbres de plusieurs directions, des épées brandies.

Elysion attaqua le plus proche tandis que le bruit mécanique des pistolets-mitrailleurs se déclenchait de tous les côtés. Un Xenos s’effondra, mais les deux autres encaissèrent et semèrent le désordre dans notre escadron. L’un d’eux saisit une femme et la jeta contre un arbre avant de transpercer un homme. Paralysé, je contemplai à la fois Elysion qui échangeait de violents assauts contre deux nouveaux adversaires, et les soldats qui hurlaient et tiraient sur les monstres qui affluaient de plus en plus nombreux pour remplacer leurs congénères vaincus.

Soudain, un Xenos m'aperçut, gronda et traversa les rangs pour m’atteindre. Affolé, je pressai la détente, mais le manquai. Mes mains tremblaient trop ! Alors qu’il se jetait sur moi, Matt me poussa hors de sa trajectoire et lui planta une balle dans le crâne. La créature tomba en poussière. Avant que je puisse remercier mon ami, je le vis rouler sur le côté et fuir devant un nouvel ennemi. Je me relevai, les jambes flageolantes. Qu’est-ce que je faisais ici ?

Je vais mourir !

Un cor retentit alors dans la forêt.

Des Elementaris à chevaux jaillirent du sous-bois et se mêlèrent à la bataille en vociférant. Armés de lances, d'arcs, d'épées et de boucliers, ils décimèrent avec habilité et aisance les Xenos et les Gerydïons pris à revers. Je contemplai cette cavalerie inespérée comme la providence.

— Antoine ! Attention ! m'alerta Florian.

Je me retournai. Un Xenos me saisit par le col et ouvrit grand la gueule comme pour m’aspirer. Pétrifié, je ne luttai pas. Un cri rageur, celui d’une femme, survint à ma gauche et, du coin de l’œil, je vis quelqu’un frapper violemment mon agresseur dans les côtes avec quelque chose de dorée. Il me lâcha et fut projeté dans les airs. Je tombai au sol et vomi jusqu'à en avoir mal à la gorge. Le temps que mon estomac n’ait plus rien à rendre, ma sauveuse avait achevé le monstre et m'avait rejoint.

Les yeux larmoyants, je la dévisageai, le souffle court.

Elle avait la peau mate, des iris sombres et de longs et épais cheveux de jais retenus en une queue de cheval. Si son visage n’avait pas été aussi incroyablement séduisant et ses oreilles pointues aux extrémités comme celles d’Elysion, elle aurait pu, à s’y méprendre, passer pour une humaine. Son armure argentée était couverte de poussière noire. Malgré mon état pitoyable et le dégoût que je devais inspirer, elle me tendit sa main qui n’était pas protégée par sa large rondache dorée.

Après une hésitation, je la saisis et elle me souleva avec une force insoupçonnée. Je chancelai, mais elle m'aida à tenir sur mes jambes.

— On dirait qu’on arrive à temps ! dit-elle avec un sourire.

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