TI - 16  Un régime façon Vichy

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Je revins à moi brutalement, dans un grand sursaut qui me projeta hors de l’inconscience. Une espèce de brouillard cotonneux encombrait mes pensées et les ralentissait. Je me sentais nauséeuse. Engourdie. Un sentiment latent de panique surnageait dans la bouillie confuse de mes réflexions, et il me fallut plusieurs minutes pour me calmer, reprendre mes esprits…

Une fois un minimum de contrôle de mon corps et de mes émotions recouvré, j’entrepris d’évaluer la situation.

Il faisait noir. J’étais allongée au sol, dans mon plus simple appareil, tremblante. Rien de cassé, à ce qu’il me semblait : je n’avais mal nulle part, j’étais juste frigorifiée...

Un sourd bourdonnement m’environnait, sans que je puisse définir l’origine de ce bruit. Était-ce seulement réel, ou bien s’agissait-il d’un effet généré par le stress ?

La pièce où j’étais retenue prisonnière dégageait de vagues exhalaisons moites et terreuses, à peine perceptibles dans le froid de canard ambiant. Cela sentait la cave un peu moisie, l’humus.

J’entrepris d’explorer à tâtons, et découvris bientôt une surface plane et verticale à laquelle je me guidai pour faire le tour de ma prison. Seules deux fentes, placées dans un léger renfoncement et largement espacées venaient rompre l’uniformité de ce mur, ce que j’identifiai comme une porte malgré l’absence de serrure ou même de poignée.

J’étais… prisonnière. La panique n’était pas partie bien loin, je la sentais roder à la frontière de ma conscience, prête à s’y engouffrer… « Ne pas perdre le contrôle, ne pas perdre le contrôle ! » Je me répétais cette phrase comme un mantra, jusqu’à ce que la litanie soit suffisante pour m’empêcher de sombrer totalement.

Des bribes de souvenirs me revenaient par vagues : le pays ensoleillé où j’avais été capturée, arrachée aux miens ‒ moi et quelques autres d’ailleurs… le transport entassés dans des conditions terribles, spartiates… jusqu’à un entrepôt où nous avions été exposés à la vue de tous et achetés comme de simples marchandises. Puis j’avais été jetée là, et oubliée ?

Petit à petit, mes forces revenaient, me déplacer m’avait quelque peu réchauffée. Il me fallait un plan, à présent… Blottie tout contre ce que j’avais identifié comme une ouverture potentielle, j’enroulai ma longue tignasse autour de moi pour me protéger au mieux du froid en attendant l’occasion d’agir.

***

Soudain, une lumière aveuglante m’éblouit ! La porte, la porte ! Voilà qu’elle s’ouvre sur une possible liberté ! N’écoutant que mon courage, je saute vers la lumière. Qu’importe l’issue, tout plutôt que l’esclavage !

― Merde, v’la Poil de carotte qui nous fait Prison break ! Dans tes rêves, ma jolie !

Un roulé boulé m’a amenée au sol, miraculeusement sans casse. Mais pas assez loin de mon ravisseur, hélas… Il me soulève sans peine pour m’amener au niveau de ses yeux.

― On croyait s’échapper, hein ? Raté ! C’est l’heure de passer à la casserole, ma cocotte, dit l’enfoiré avec un sourire salace. Mais d’abord, tu vas morfler.

Le premier coup me cueille par surprise, et me plaque contre une large surface en bois. Quand le hachoir s’abat, adieu ma longue chevelure ondoyante ! La douleur est intense, mais je retiens mes cris, comme mes frères et sœurs sacrifiés avant moi : le secret doit être gardé à tout prix, nous savons tous cela !

― Et maintenant, je vais t’arracher la peau, lambeaux par lambeaux…
― Putain, Hannibal, c’est pas bientôt fini, tes conneries ? Combien de fois vais-je devoir te dire de NE PAS JOUER AVEC LA NOURRITURE !
― Mais, Mom… J’te jure qu’elle a essayé de s’échapper, elle aussi !
― Ça suffit, Hanni-chéri… On a déjà eu cette discussion des centaines de fois : les légumes, c’est juste assez vivant pour pousser, ça ne pense pas, ça ne parle pas, surtout pas pour dire « mangez-moi ». Ça n’essaie pas non plus de se sauver du frigo si on veut les cuisiner. Et quand je dis « cuisiner », c’est pas pour dire « torturer » ! Le psy te l’a dit, lui aussi. C’est juste dans ta tête, tout ça, bébé. Dépêche-toi d’éplucher cette carotte et de la couper en tranches. Fines, les tranches, hein ! Pas comme la dernière fois. Je te la prépare façon Vichy, ce soir. Avec plein de sauce, comme tu aimes.

Un taré complet, c’est bien ma veine ! Au moins, elle a bien choisi le prénom de sa progéniture, la brave femme…

Un claquement de porte, et la voilà partie. C’était juste lui et moi, à présent…

Mais je tiens ma vengeance : quoi qu’il se passe, personne ne le croira. Alors, dans un dernier effort, je me soulève légèrement du billot et lui susurre : « Tu avais raison, j’ai bien essayé de m’échapper. Nous autres légumes, nous essayons toujours mais les humains ne s’en aperçoivent jamais, c’est un secret bien gardé. Sauf que toi, tu t’en es rendu compte... Aujourd’hui tu as gagné, tu as eu ma peau et tu vas me manger. OK. Mais ne t’es-tu jamais demandé quel goût elle aurait, ELLE, à la sauce Vichy ? Allez quoi, je sais que tu en meurs d’envie, Hanni-chéri… »

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