La musique dans la tête

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"Salagadou, la menchikabou, la Bibidi Bobidi Bou...". Encore cette chanson de malheur ! J'avais beau avoir essayé tout ce que je pouvais : impossible de me la sortir de la tête !

Cela faisait un semaine que j'avais fait l'erreur d'accepter de regarder ce film animé de l'enfer avec ma fille et c'était ma punition !

Bon sang Satan, n'y avait-il pas d'autres manières de me faire regretter d'avoir cédé à ma fille ?

Je devais me la sortir de la tête car je devenais folle. J'avais écouté l'intégrale de SUM 41 mais cela n'avait pas marché. Ma deuxième idée avait été de me rendre nue en forêt, une nuit de lune rouge, seulement accompagnée de mon balai magique. Je cherchais une punition à la hauteur du délit. Je m'étais enduite de boue puis avais couru dans un buisson épineux. Ça faisait mal, mais il fallait au moins ça ! J'avais ensuite enfourché mon balais... chose pas très agréable quand on est nue, puis avais fait un tour au-dessus de la forêt. Rien n'y faisait ! J'étais rentrée chez moi et avais mis un moment à enlever toutes les épines. Mais je ne me laissais pas abattre : j'avais une autre idée ! Une potion spéciale pouvait me sauver.

Je n'avais jamais essayé de la préparer et j'étais particulièrement maladroite en concoction de potion. J'avais toujours réussi à m'en sortir avec les sortilèges qui étaient mon fort mais aujourd'hui, aucun ne pouvait m'aider. J'étais donc au sous-sol, là où mes grimoires, mes ingrédients et mon chaudron m'attendaient. J'attrapais mes lunettes, indispensables pour pouvoir parcourir les lignes minuscules des grimoires de sorcières. À croire que plus le livre vieillissait, plus les mots rapetissaient !

Je l'ouvrais et parcourais attentivement la table des matières. Un livre de 3000 pages, je ne voulais pas louper LA recette !

Potions d'amour, potions de mort, de douleurs ou pour soigner les furoncles et autres pustules, tout y était ! Et enfin, gloire à Lucifer : la potion de nettoyage de cerveau, page 66. Très dangereuse. Il suffisait d'un mauvais dosage pour vous faire oublier jusqu'à votre naissance !

Je touchais le numéro de la page de la potion qui m'intéressait puis éloignais la main. Au bout de quelques secondes, les pages du grimoire défilèrent jusqu'à laisser apparaitre : "Pssht, nettoyez son cerveau !". Un humain tombait amoureux de vous et vous souhaitiez l'épargner ? Une de vos soeurs avait vu ce que vous aviez fait ? La potion de nettoyage de cerveau pouvait être utilisée de bien des façons. La vie était très simple quand on était sorcière.

Je parcourais la liste des ingrédients : "deux ailes de fée, une baguette magique en cristal (les seules qu'elles acceptaient d'utiliser), des cheveux blonds de vierge, quatre souris vivantes et une grosse citrouille".

Heureusement, les souris ne manquaient pas dans ma maison et j'en avais toujours une bonne douzaine dans mes pièges. Pour la citrouille aussi ce serait simple : en plein mois de novembre, elles envahissaient mon jardin. Quant aux cheveux de vierge : toute sorcière qui se respectait en possédait une réserve !

Seules la baguette et les ailes de fées manquaient. La raison était simple : elles devaient être cueillies au dernier moment sous peine de ne plus posséder de pouvoir magique.

Par chance : je savais exactement où aller pour trouver ces petites pestes. À quelques pas de ma masure, un chêne bien plus vieux que moi s'accrochait à la vie avec une hargne sans faille. Au début j'avais essayé de l'arracher, mais je m'étais vite aperçue qu'une couverture de champignons colorés s'étendait à ses pieds. Les fées adoraient se loger dedans. Elles s'y sentaient en sécurité, les idiotes ! C'était la raison pour laquelle j'avais pris la décision de m'installer ici. On avait souvent besoin de trouver une fée et, en prime, c'était drôle à chasser. De plus, leur poussière, qui servait entre autre à faire voler nos balais, valait extrêmement cher.

Je refermais le grimoire, attrapais un flacon de poudre et ma lampe à huile, le contenant parfait pour ces petites bestioles, puis sortais de la pièce. Ça allait barder pour les fées !

******

J'allais sortir quand ma fille surgit de nulle part. Elle avait comme un don pour arriver dans les moments inopinés. Quand j'étais aux toilettes, quand je me passionnais pour une lecture, quand je tentais de cuisiner... n'importe quand en fait ! Mais cela me donna une idée.

Je pouvais en profiter pour lui apprendre comment chasser. À cinq ans, il était grand temps qu'elle sache comment faire. J'attrapais sa veste, lui mettais sur le dos et lui intimais l'ordre de me suivre. Elle me questionnait : "Dis maman, on va faire quoi ?" puis, peu de temps après être sorties "Mamaaan, c'est quand qu'on rentre ?"... si on m'avait dit à quel point il fallait du courage pour être mère ! Mais je l'aimais, elle était mon petit trésor, mon point faible. Je lui répondais au mieux, espérant que cela suffirait à calmer son impatience, mais n'importe quel parent de ce monde sait à quel point les questions des enfants peuvent sembler interminables.

Heureusement, le cercle de champignons n'était pas loin de chez nous. Arrivées à deux mètres, je lui demandais de se taire puis l'invitais à s'accroupir.

Je lui expliquais alors ce que nous allions faire : "Ma chérie, je vais t'apprendre à attraper une fée". La petite était ravie : ses copines lui parlaient souvent des actes héroïques qu'elles faisaient accompagnées de leurs grandes soeurs ou de leurs mères et elle les enviait. Elle écouta donc silencieusement mes consignes. Avant de lui donner le flacon et la lampe, je m'assurai qu'elle avait tout compris. Ce qu'il contenait était de la poudre champignon : une drogue pour les fées.

Je la regardais s'avancer à pas de loup, comme je lui avais enseigné. J'étais fière. Arrivée à hauteur du chêne, elle dévissa le bouchon. Cela avait très certainement provoqué des tintements mais la musique qui refusait de me laisser en paix depuis une semaine m'empêchait d'entendre ce son si délicat. Même pour une sorcière c'était agréable... une autre preuve que les fées étaient des monstres infâmes !

Ma petite Lucille éparpillait maintenant la poudre comme je le lui avais suggéré. Elle commença au plus proche des champignons, sans les toucher pour ne pas ameuter de fée, puis recula lentement vers un buisson derrière lequel elle se cacha.

Il fallait maintenant attendre et cela pouvait être très long. Les minutes s'écoulaient lentement et je voyais ma fille toujours plus concentrée. Une vraie chasseuse ! Je souriais.

Soudain, une petite fée bleue-gris sortit le nez de sa cachette. Ces créatures sont loin de ressembler à ce qu'imaginent les humains. Elles sont minuscules, de la taille d'un brin d'herbe à peine et, même si certaines ont la capacité de prendre forme et taille humaines, elles sont toutes parées d'une couleur dominante en fonction de leur élément. Nous avions ici affaire à une fée de l'air. Elle reniflait, à la recherche de ce qui pouvait émettre cette douce odeur. Quand elle aperçut la poudre, elle se mit à vibrer comme un colibri, ce qui ameuta une dizaine de fées de toutes les couleurs. Des jaunes orangées pour le feu, des vertes pour la nature, des roses pour l'amour... et plus encore.

Je regardais ma fille, elle ne perdait pas de vue ses cibles. Parfait ! Les fées s'éparpillèrent pour avoir chacune leur dose. Elle leur laissa juste le temps de s'évanouir de plaisir puis sortit de sa cachette. Elle en cueillit seulement une, juste assez pour la potion. Elle savait qu'elle ne devait pas en prendre trop, sous peine que les fées se sentent en danger et migrent.

Elle couru ensuite vers moi, se moquant du bruit qu'elle pouvait faire maintenant que les fées dormaient. Je la félicitais : elle avait été parfaite. J'avais plaisir à voir le bonheur illuminer ses grands yeux bleus.

******

Nous rentrions rapidement puis je l'invitais à se joindre à moi pour préparer la potion. Une fois les manteaux et chaussures ôtés, nous descendîmes au sous-sol. Là-bas, nous finîmes de rassembler tous les ingrédients de la potion. La fée dormait toujours.

J'activais le feu sous mon chaudron d'un claquement de doigts, ce qui émerveillait toujours autant ma fille puis je mettais un fond d'eau, nécessaire à toutes les préparations de potions. Nous ajoutâmes tous les ingrédients l'un après l'autre jusqu'à ce que la potion devienne peu ragoûtante, une odeur nauséabonde envahissait maintenant la pièce.

Les souris flottaient entre les cheveux et les ailes, la citrouille et la baguette avaient coulé au fond du chaudron... jeune sorcière j'avais crains de devoir absorber un liquide aussi répugnant, mais on m'avait vite expliqué que tout se jouait après. Je lançais alors la formule : "Giuchie, Giuchie, ya ya dada" et les ingrédients se mirent à tourner de plus en plus vite jusqu'à être totalement mixés et fusionnés. J'avais en face de moi un chaudron rempli de soupe de citrouille.

Le temps que la potion refroidisse, ma fille remonta au salon. J'en profitais pour ranger et nettoyer ce dont je n'avais plus besoin. Dès qu'elle fut tiède, je saisis un verre à shot, le remplis puis l'absorba. L'effet ne se fit pas attendre : enfin, j'étais libérée de cette chanson de malheur !

Je remerciais Satan de sa clémence et remontais au salon pour rejoindre ma fille. J'ouvrais à peine la porte et m'arrêtais net : "Libéréeee, Délivréeee...".

L'enfer n'était jamais bien loin.

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