Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 7/8

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Le soir tomba. Fabrice était presque devenu hermétique à la roue des jours et des nuits comme aux épouvantables odeurs, fléau qui les harcelait. Amorphe, il voyait les soldats se laisser aller aux besoins retenus depuis la dernière pause et déféquer n'importe où. Mais lorsqu’ils se saisissaient des prisonnières les moins sales pour soulager leurs envies, ses yeux terrorisés croisaient ceux de son fils, où flambait la colère qui soutenait les supplications de leurs compagnons.

Nulle révolte cependant : pénétrés du froid nocturne qui répondait à la chaleur du jour, l’un et l’autre pouvaient n’user leurs forces que dans l’aide forcée à l’installation du camp à la belle-étoile. Enfin, ils avalèrent une ration puis s'abandonnèrent au repos, malgré les râles de voisins qui souffraient de leurs plaies et vêtements infectes, n’ayant pu serrer les fesses en attendant la halte. Ils trouvèrent vite le sommeil. Fabrice et son fils dormirent jusqu'au matin. Une semaine plus tôt, ils y parvenaient avec difficulté, sous la menace perpétuelle des surveillants. Le corps épuisé faisait loi désormais.


Le lendemain, on ne bougea pas : des remèdes devaient arriver. Les guerriers pansèrent les blessures du combat précédent. Ils appliquaient de l'alcool sur leurs plaies – beaucoup en buvaient au passage – et changeaient leurs bandes, puis soignèrent les marchandises à l'état critique. Fabrice et Jérémie furent soulagés de souffler quelques heures, mais l'horreur envahit les esprits rendus à leur lucidité. Ils se dévisageaient. Leurs yeux-abyme tentaient de communiquer ce qu'ils auraient voulu se confier.

À quel point Jérémie désirait remonter le temps. Il aurait dit à son père : je vous aime, toi et Maman. Peu importe le passé et les raisons de vous taire. Pardon. Il voulait se rappeler ce que, obnubilé par ses questions, il avait mis de côté. Maman, qui veillait au bien-être des siens. Ses courses chez la matrone quand Jérémie et Daphné avaient la fièvre. Ses nuits blanches. Ses soins scrupuleux. Son écoute. Son art de rassurer les enfants et d'encourager leurs progrès. Autant de traductions concrètes de son amour. Papa, discret, peu bavard, toutefois si attaché à ses petits. Sa façon de raconter des légendes pendant les veillées. Des histoires qui faisaient rêver ou rire aux éclats – les rarissimes fois où il aimait parler. Ces après-midis de jeux avec son fils ou sa fille sur ses épaules, puis à leur courir après. Il feignait souvent l'essoufflement afin de les laisser gagner. Merci. Jérémie ressentait une telle envie de crier ce mot et de revenir à ces joies grandes et simples. Désormais qu'adviendrait-il de la famille ? Que seraient Maman et Daphné ? Daphné. Son adorable et malicieuse complice de plaisanteries. Les questions tournèrent en boucle dans son esprit. Il comprit au visage de son père, abattu et baigné de larmes, que les mêmes inquiétudes le tourmentaient. À cette vision, il enterra sa tête entre ses jambes et pleura un moment. Penser à autre chose.


Le garçon chercha un objet de curiosité sur lequel se concentrer. Le disséquer. Ne pas s’effondrer. Il n'en eut cependant pas le loisir : un mouvement de panique venait de se déclencher non loin. Des captifs bombardaient leurs gardes d'interrogations quant au sort qu'on leur réservait, entraînaient leurs voisins dans une tentative d'évasion. Et voilà que Laïna et Pitor essayaient une nouvelle fois de fondre dans les bras l'un de l'autre. Jérémie vibra, puis retint son souffle pour ce jeune couple si récemment marié. Le spectre d’Alice venait planer sur eux aussi et l’esseulé redouta leur destin.


– Laissez-moi passer, pitié ! Pitié ! criait la femme délirante d'une voix étranglée, tandis que son aimé l'appelait et forçait les rangs.

– Putain, ta gueule ! rugit un militaire en la flagellant avec acharnement.


Elle tomba inconsciente, sous les yeux de son homme fou de rage qui se débattait et insultait les Monbriniens. À un garde qui le frappa de son poing métallique, il répondit par un crachat magistral qui vrilla les nerfs ennemis déjà à fleur de peau. Lassé par le voyage, l'adversaire tira son épée et transperça le rebelle.


– C'pas possible ! 'Les avez point tués ? réagit aussitôt un ami des époux.

– Non, ah ! 'Vous ont fait quoi, salauds ? s'emporta un autre, blanc d'horreur.


Des combattants les maîtrisèrent, pendant qu'un capitaine s'attacha à réprimander le soldat impulsif. Il hurla pour se faire entendre par-dessus les cris des captifs :


– Imbécile ! Tu as gaspillé un esclave ! J'écrirai un rapport salé au général.


Le garde serra les dents et fit résonner un claquement de bottes en signe d'excuses. Son supérieur tournant les talons, il déversa sa colère contre le corps de Pitor, dont il explosa le visage à coups de pied furibonds. Le geste de trop : Fabrice le frappa de ses lourdes chaînes. Jérémie écarquilla les yeux : une possible occasion de se libérer ! Il soutint son père, se rua dans le tas, mordit, cogna. L'adolescent haletait. Bien que son corps entier le lançait, il fallait tenir bond. Quelques autres profitèrent aussi de la pagaille pour tenter de fuir. Acharnés, ils bousculaient les gardes et s'encourageaient. L'intégralité des combattants se mobilisait déjà. Les injures volaient, les griffes métalliques déchiraient. Les fouets valsant en rafales prirent la relève. Jérémie s'écroula au sol. Brisé, à bout de forces, il se mit en boule jusqu'à la fin de l'orage. Il fallut une demi-heure pour ramener le groupe à une relative docilité. Père et fils pleurèrent autant que possible devant le seul résultat de la rébellion étouffée : le dos zébré des uns répondait aux faces arrachées des autres, tous au bord de la folie.

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