Chapitre VI. Par privilège royal - section 4/5

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Tristan se transféra du fauteuil au lit. Lourd, il s'affala au creux du matelas et prit son crâne entre ses mains. Il passa les doigts sur ses paupières qu'il plissait, retenant ses larmes. Des mois d'amitié s'effritaient. Il s'était efforcé de croire que les choses continueraient à aller comme avant. Cependant tout trahissait un écart social à vif. Les révélations du noble et la découverte du désir de vengeance qui l'animait tant écrasaient Tristan d'un poids démesuré. Poids d'un titre, d'une lignée, de parents si aimants. Don devenu malédiction. Leur différence serait nette au cœur du palais, où le musicien renouait avec ses attaches familiales et ses principes. Ils ne pourraient faire semblant. Comment Tristan n'avait-il su le prévoir ? Pire, Lénius attendait-il qu'il lui soit redevable, l'aide, le couvre ? L'image de cette vengeance vorace le glaça.

Le garçon lutta contre les larmes qui montaient dans ses yeux. Non. Lénius, si généreux, ne pouvait agir ainsi. Il n'avait certainement pensé qu'au bien-être de son ami en demandant son admission au palais, puis il s'était emporté : l'homme avalait mal la contradiction et s'insupportait, sous les apparences. Mais qu'il se mette en danger, impossible ! Tristan perdrait-il son affection s'il se méfiait de ses plans ? Ignorer ses occupations, impensable. À chaque heure, l'inquiétude le saisirait. Il croisa les doigts, pria afin de réussir à tempérer le drame qu'il sentait en marche dans le brûlant de ses nerfs. Au fond de lui pourtant, il savait que l'on n'arrêtait pas l'inévitable, ni la lourde aiguille d'un gigantesque rouage. Et cela le terrifiait. Qu'était-il pour espérer ? Comment osait-il vouloir protéger un noble à la rancune légitime ? Les souffrances du vicomte déchu le laissaient sans voix, terré dans sa couche, ressentant Lénius sous le poids des spectres de sa famille écartelée. Il laissa échapper ses pleurs cinq longues minutes.

Le cœur émietté et les yeux écarlates, l'adolescent ne sentit pas l'épuisement physique et nerveux le plonger en un sommeil lourd. Il en oublia le repas du soir qui réunissait les domestiques, dont l'heure avait été donnée par l'intendant. L'invalide dormit jusqu'à l'aurore, où un garde vint à lui.


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— Prénom ?

— Tristan.

— Nom ?

— D… Darcy.

Le patronyme le laissa hébété autant qu'il écorchait ses lèvres. Un nom de famille, il avait très bien vécu sans des années durant. L'administration le lui réclamait et, pris au dépourvu, le garçon n'avait eu le temps de trouver mieux que le nom du père. Être un vagabond sorti des bas-fonds ne lui conférait déjà pas un grand sérieux aux yeux de ceux qui l'interrogeaient. Aussi préféra-t-il donner l'illusion de se plier à la norme, en fournissant une identité en règle, comme si cela le rangerait dans une case rassurante. Las et distant, l'un des supérieurs poursuivit :

— Ainsi que tu t'en doutes, tu devras travailler pour rester ici. Notre Sire t'a déjà fait l'honneur de t'accueillir. Mérite-le et sois productif. D'où cet entretien.

Le garçon se fendit d'un sourire. Il adressa aux hommes un regard optimiste et déterminé, décrivant mieux qu'un vain discours sa satisfaction et sa volonté de remplir céans un office.

— Je m'attends bien à ce que tu vas dire, mais par simple formalité : es-tu lettré ? enchaîna un commis parcourant son papier avant de toiser l'adolescent.

Ses joues empourprées le dispensèrent de répondre. Ses ongles vinrent tapoter ses roues : Lénius aussi, pourtant érudit, sortait de la rue. Poussiéreuses images communes. Tout devait être facile.

— Un quelconque apprentissage ? Même basique ?

— Non, souffla l'infirme impatient d'en finir avec cet entretien incommodant.

— De quoi as-tu vécu jusqu'à présent ?

— Tout… et rien, glissa Tristan le plus naturellement possible.

— Indication non réglementaire.

Guère plus réglementaire que ses activités de survie, pensa-t-il. Et ces Messieurs n'étaient pas dupes. Il se demanda quel genre de personnes l'on embauchait ici. Voyaient-ils défiler d'anciens maraudeurs ou de bonnes familles plaçaient-elles leurs enfants au domaine royal ?

— Mendicité, murmura l'adolescent.

— N'as-tu jamais songé à travailler ? Même à une fonction modeste ?

— J'voulais que ça. J'faisais tout pour, rétorqua le garçon, d'une petite voix pourtant très fière. Puis, si : j'ai déjà été embauché une fois. Mais y'a eu faillite.

— Employé à quelles tâches ?

— Pliage, rangement, emballage. Chez des teinturiers, reprit-il, plus doux.

— Hum… Compétences limitées. Bon. Va patienter dans l'antichambre. Nous allons réfléchir à l'activité qui peut te revenir parmi les postes à pourvoir.

Il servit la révérence d'usage, puis attrapa ses roues pour gagner la salle d'attente.

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