Plantation

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Les événements des mois précédents déroulaient un incessant carrousel dans l’esprit de Célia.

« Où est-il passé ? » ne cessait-elle de se demander tout en interrogeant inlassablement le système de suivi des colliers.

Au début, elle ne s’était pas inquiétée : Till avait un mode de vie extraordinaire pour un homme, et ses absences comme ses allées venues s’expliquaient facilement par la nature de ses engagements.

Oui, mais voilà, la direction de l’opéra était formelle : Till n’avait pas d’engagement à l’étranger et il n’avait donné aucun signe de vie depuis des semaines.

Ces informations ne lui avaient pas été d’un grand secours : quand bien même n’aurait-elle pas été la Directrice Générale de la Police Fédérale, sa relation particulière avec le danseur étoile lui assurait de connaître mieux que quiconque la façon dont il employait son temps.

Elle reporta son attention sur les écrans qui demeuraient désespérément vides et une rage grandissante se fraya un chemin dans ses certitudes.

Il devait y avoir un bug : le système avait perdu la trace de Till ! Et s’il avait perdu celle de Till, combien d’autres individus avaient-ils bénéficié de cette faille ?

Le souvenir des petits écarts qu’elle s’autorisait au sujet de cet homme agit comme une douche froide et elle résista à l’impulsion subite de passer incontinent un savon à son homologue en charge du système de surveillance.

Elle devait sa position à sa capacité de garder la tête froide en toute circonstance : une affaire de sexe, aussi peu banale qu’elle fût, ne devait pas tout remettre en cause.

Célia prit une profonde inspiration et se cala dans son fauteuil. Après tout, ce problème ne devait pas être plus compliqué à résoudre que ceux auxquels elle était confrontée à longueur de temps.

Till n’existait plus en tant qu’individu, mais sa trace devait être encore présente d’une façon ou d’une autre dans les yottaoctets du système.

Jusque-là, elle avait sciemment évité de consulter les informations spécifiques du système fédéral de reconnaissance faciale.

Elle détestait cette vieille technologie qui n’avait jamais fait ses preuves, comme elle détestait globalement les informations issues du système de vidéosurveillance qui pouvait être trop facilement trompé.

Il y avait une autre raison qui excitait son animosité contre la vidéosurveillance : l’absence de discrimination entre les genres. Un système vidéo enregistrait tout, il enregistrait les agissements de tous, et Célia ne tolérait pas l’idée d’être ainsi ramenée au niveau du commun des mortels.

De surcroît, elle tenait par-dessus tout à préserver son intimité et avant même l’irruption de Till dans sa vie, elle avait fait supprimer les caméras de surveillance qui équipaient son logement.

Pour la première fois de sa vie, elle regrettait de s’être volontairement aveuglée et enrageait de ne pas savoir ce qu’il s’était passé dans l’appartement au cours de cette funeste matinée.

Elle porta ses yeux sur le carnet, un vrai carnet de cuir et de papier, auquel elle avait confié le peu de renseignements qu’elle avait déjà rassemblés. Elle aimait sentir sous ses doigts le grain de la couverture et entendre la pointe de sa plume griffer les pages satinées. Célia préférait cette antiquité au bloc-notes virtuel qu’elle pouvait activer d’une simple pensée et même aux anciens ersatz digitaux de verre souple qui souffraient de la tare commune aux systèmes connectés : l’absence totale de confidentialité face aux décrypteurs quantiques.

Sous le titre « Disparition de T. » il n’y avait en tout et pour tout qu’une seule ligne de lettres acérées « La porte a été ouverte depuis l’extérieur », suivie de plusieurs points d’exclamation.

Le code de la porte d’entrée n’était connu que de sa sœur et bien qu’elle lui accordât une entière confiance, Célia avait déjà vérifié que son aînée n’était pas présente dans les environs lors de la disparition de l’homme.

Cette information était la seule dont elle disposait pour l’instant et elle consentit avec regret à la répugnante opération qui consistait à visionner les enregistrements vidéo des espaces communs, plus tard elle ferait mener des investigations au sein de l’opéra et dans l’appartement de Till, sous un prétexte quelconque.

La zone entourant son appartement était dépourvue de systèmes de surveillance vidéo mais quelques étages plus bas ils reprenaient tous leurs droits, de sorte qu’elle avait à sa disposition des mois d’enregistrement.

Elle concentra sa recherche sur la matinée du jour J et fit défiler en accéléré les spots de détection qui signalaient les changements survenus dans la masse de verdure nichée dans le gigantesque hall d’entrée.

Les vidéos ne montrèrent que quelques animaux suffisamment volumineux pour exciter les systèmes de surveillance : un singe qui sautait d’une branche à une autre, un oiseau qui planait dans l’immensité du hall, un reptile fondant sur sa proie.

Elle fit défiler les enregistrements, depuis les étages supérieurs jusqu’au rez-de-chaussée avec une lassitude grandissante, et alors qu’elle lançait le visionnage d’un des derniers spots de la matinée, une forme humaine se laissa tomber avec élégance sur le sol de marbre depuis la végétation qui surplombait les bassins.

Devant ses yeux écarquillés, Till s’approcha de la porte d’entrée d’un pas décidé. Sur l’épaule gauche, une sorte de tunique terne masquait une chose qui semblait agitée de mouvements désordonnés. Il portait aussi un sac à dos et un autre plus volumineux qu’elle reconnut pour être un sac militaire.

Elle consigna cette information dans son carnet : les effets militaires n’étaient faciles à obtenir dans les circuits de distribution traditionnels et sans être interdits à la population masculine, ils lui étaient fortement déconseillés.

Galvanisée par sa trouvaille, Célia lança des recherches tous azimuts.

Comme elle l’avait prévu, le système de reconnaissance faciale ne lui fut d’aucune utilité : il s’avérait incapable de relier le visage de Till à un individu connu.

En revanche, la haute silhouette et les fardeaux qu’elle transportait étaient reconnaissables entre mille et le système informatique eut tôt fait de retrouver le chemin que l’homme avait parcouru le jour de sa disparition.

La dernière séquence montrait la silhouette emprunter l’entrée de service de l’Opéra Royal. Célia fit repasser plusieurs fois la courte vidéo, puis en réponse à sa demande, le système certifia qu’aucune silhouette semblable n’avait quitté l’opéra dans les heures et les jours suivants.

Le visionnage de plusieurs heures d’enregistrement n’ayant pas réussi à prendre le système en défaut, Célia inscrivit « Opéra » dans le carnet et souligna le mot de deux traits, après quoi elle se mit à réfléchir intensément. Peut-être que Till était en danger et qu’elle devait agir promptement, mais il lui semblait que quelque chose rodait à la lisière de sa conscience, comme si une information importante attendait de se révéler pour l’éclairer.

Elle repassa dans son esprit la journée qui avait précédé la disparition de Till, puis la nuit intense qui avait suivi. Rien, il n’y avait rien qu’elle n’ait déjà vécu avec Till ! Rien, à l’exception de la présence de sa subalterne jusqu’à tard dans la soirée ; Lin, une quantité négligeable comme toutes celles que la dirigeante avait sous ses ordres.

L’intuition féminine enflamma soudainement l’âme de Célia d’une sourde colère : la quantité négligeable allait devenir rapidement la proie du feu et de l’acier.

Son esprit s’embrasa subitement en imaginant les tortures qu’elle allait faire subir à sa concurrente, elle se leva et se précipita dans la pièce secrète : son donjon était parfaitement équipé pour mener à bien son dessein. Elle se saisit de la cravache que Till avait appris à manier avec dextérité. Comme il savait bien user de la brûlure et de l’apaisement, de la tension de l’esprit et de la pointe de peur qui décuplait le plaisir … Célia abattit l’instrument avec toute la force dont elle était capable. Le cuir du fauteuil émit un son de fesse que l’on claque et Célia enivrée par l’illusion de martyriser sa jeune subalterne fit pleuvoir une avalanche de coups sur le dossier moelleux qui n’avait rien demandé.

Lorsqu’elle s’arrêta, hors d’haleine et échevelée, son accès de violence avait cédé la place à une colère froide qui convenait mieux à son esprit calculateur. Célia avait maintenant un coup d’avance sur Lin et pour ne pas perdre cet avantage, elle allait brusquer les événements, ce qui obligerait cette dernière à se découvrir ou bien forcerait Till à réapparaître.

Elle revint dans son bureau pour confier la marche à suivre à son précieux carnet.

Premièrement, elle lancerait dès le lendemain des investigations officielles au sujet de la disparition du danseur étoile. Deuxièmement, la préparation des opérations de pacification amazoniennes serait accélérée et Lin prendrait rapidement la direction de l’autre hémisphère.

Mais auparavant, Célia aurait tout le loisir d’étudier le comportement de la jeune inspectrice au cours de leurs rencontres qui étaient devenues fréquentes depuis que Célia avait décidé de placer Lin à la tête de la légion A.

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