035 Evasion

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  La maison du mineur était endormie. Aucune lumière ne brillait, les portes étaient closes. Personne ne discutait dans la petite cour qui, d'habitude, était pour les mineurs « le dernier salon où l'on cause », jusque tard dans la nuit. Quelques banderoles pendaient aux fenêtres coté rue, comme des vestiges d'une bataille passée. L'action s'était déplacée ailleurs et le lieu était désert.

Alter se glissa dans le jardinet séparant la maison de l'habitation voisine. La visibilité était juste suffisante pour qu'il puisse voir où il mettait les pieds. Il atteignit l'entrée de service sur l'arrière du bâtiment sans être inquiété. La clé était cachée à sa place habituelle. Personne n'avait eu l'idée de la placer ailleurs depuis son « bannissement ». Il s'en empara.

La porte s'ouvrit doucement en émettant un bref couinement qui le fit frissonner. Il tendit l'oreille puis se glissa à l'intérieur. Il n'y avait personne dans les pièces du bas. A pas de loup il monta l'escalier. Il n'était qu'à quelques marches du palier, lorsqu'il entendit des pas se rapprocher. Il sortit un petit pistolet de sa poche et se hâta d'atteindre le palier du premier étage. Les pas venaient de la pièce de gauche. Il risqua un regard par l'embrasure de la porte et se recula vivement : quelqu'un venait vers lui. Il attendit, le corps plaqué au mur. Ses mains étaient moites et de la sueur lui coulait dans le dos. Un journaliste a souvent l'occasion de mettre son nez là où il ne faut pas, mais jamais Alter ne s'était introduit arme au poing dans une maison. Il se sentait un peu ridicule d'imiter les acteurs qu'il avait vu dans des séries policières à la télévision, mais la peur qu'il éprouvait le dissuadait d'adopter une attitude moins agressive. L'homme surgit sans se douter de sa présence. Un pas en avant, l'arme contre sa nuque.

  — Pas un geste!

  — Déconnez-pas!

Alter contourna lentement l'homme, le menaçant toujours de son arme, tenue à bout de bras. Une fois en face de lui il le reconnu.

  — Karel?

  — Alter? Tu es devenu fou ! Venir nous menacer ici !

  — Je ne te veux aucun mal. Je suis venu chercher sœur Ceyla. Laisse-moi repartir avec elle et tout se passera bien.

  — Les ordres de Tenos sont clairs. Pas question qu'elle s'en aille.

  — Réfléchis ! J'ai une arme pointée sur toi. Je n'ai pas envie de m'en servir, mais je n'hésiterais pas s'il le fallait. Crois-tu que j'ignore que Tenos a mis ma tête à prix ?

Karel le regarda avec un air de défi mais ne répondit pas. Alter se rapprocha, menaçant, ou plutôt espérant en avoir l'air. Il avait souvent joué à quitte ou double dans sa carrière.

  — Voilà ce que je te propose: tu me mènes là où Ceyla est enfermée, puis je te ligote et je me tire avec elle. Ainsi tout le monde se portera bien.

  — Sinon?

  — Je te tire dans le genoux et je me démerde sans toi.

Karel sembla peser le pour et le contre. Pour le décider Alter tenta un coup de bluff.

  — Tenos et ses troupes encerclent la mine, mais elle est défendue par une troupe de mercenaires aguerrie. Ce n'est pas dit qu'ils arrivent à y entrer. Dans quelques heures ils seront pris à revers par l'armée. Ça t'aura servi à quoi de jouer les héros ? Un genoux pété ? Ça ne vaut pas le coup.

  — Qu'est-ce que tu en sait si Tenos va échouer?

Alter se força à émettre un petit rire méprisant. Pourtant il était loin de se douter que son hypothèse farfelue était en fait si proche de la réalité.

  — Il s'est collé dans le premier piège que lui a tendu le président, avec probablement l'aide du gouvernement de Solera. L'occasion était trop belle d'attraper en même temps les syndicalistes les plus extrêmes et les leaders d'un mouvement religieux trop remuant.

  — Je ne te crois pas !

  — Comme tu veux. De toute manière tu es du mauvais coté du pistolet. Alors réfléchis : quand la police va débarquer ici demain matin tu auras intérêt de courir vite. Ce n'est pas facile avec un genoux en moins.

Karel hésita puis baissa la tête.

  — Elle est dans le bureau du prophète.

  — OK, on y va. Passe devant, doucement.

Alter n'en revenait pas  : son bluff avait marché ! Quelques minutes plus tard, Karel se retrouvait attaché sur le canapé rouge tandis qu'Alter et Ceyla s'enfuyaient dans la nuit.

Dès qu'ils furent suffisamment loin, Alter téléphona à l'épouse de Karel pour qu'elle aille délivrer son mari. Il avait promis et tenait à respecter son engagement. Puis ils repartirent à travers les rues désertes. Ils marchaient en silence, comme si leurs voix pouvaient les trahir et indiquer aux sympathisants de Tenos où ils se dirigeaient. Enfin, ils arrivèrent à l'appartement où les attendait Prita.

Les deux femmes se firent face quelques secondes en silence. Puis Ceyla s'avança et serra l'infirmière dans ses bras.

  — Dieu merci tu es indemne.

Prita, stupéfaite, ne sut que dire. Ceyla la relâcha et l'examina avec attention.

  — Ton bébé va bien?

Prita hocha la tête et répondit d'une voix blanche

  — Je pense.

Ceyla soupira.

  — Je...il faudra que l'on se parle toutes les deux. J'ai beaucoup à me faire pardonner.

Elle se tourna vers Alter, à nouveau maîtresse d'elle même.

  — Quel est le programme maintenant?

  — Je vais prévenir Hugues Milton que nous sommes prêts. Dans quelques heures nous quittons Solera.

Les deux femmes entrèrent dans le séjour et s'installèrent, Prita dans le fauteuil et Ceyla sur le canapé. Alter les rejoignit après avoir passé son appel téléphonique.

  — Milton vient nous chercher au lever du jour, vers cinq heures trente. A propos, qu'est devenu la vieille femme qui vous accompagnait ?

  — Ma nourrice ? Je l'ai renvoyé sur Trascan le jour de la mort du prophète.

  — Vous avez bien fait. Il ne reste plus qu'à attendre.

Alter s'assit à coté de Ceyla et poussa un grand soupir. Puis il se tourna vers elle et sourit.

  — Dure nuit n'est-ce pas ?

Ceyla hocha la tête.

  — Comment avez-vous su que c'était le bon moment pour me délivrer ?

  — Monsieur Milton m'a prévenu que les mineurs convergeaient vers la mine pour la prendre d'assaut. Il ne devait pas rester grand monde pour vous garder. C'était notre seule chance de vous récupérer. En cas d'échec il ne nous restait plus qu'à fuir sans vous. Mais ça je refusais de l'envisager.

  — Vous êtes un homme d'honneur. Au moins avec vous je ne me serrai pas trompé.

  — Sur qui vous êtes vous trompé ? Tenos ?

Ceyla ne répondit pas et resta songeuse. Prita intervint timidement.

  — C'est vrai que tu attends un bébé du prophète ?

La jeune femme noire jeta un coup d' œil à l'infirmière puis baissa la tête. Elle répondit d'une voix mal assurée.

  — Tu es bien placée pour savoir que c'est impossible.

  — Alors tu n'es pas enceinte ?

  — Si.

Alter jugea prudent d'intervenir.

  — Vous n'êtes pas obligée...

  — Si. J'ai dit que j'avais beaucoup à me faire pardonner. Il faut vraiment que je vous dise tout maintenant.

Elle marqua une pause avant de débuter sa confession.

  — Lorsque je suis arrivée sur Solera, je me sentais investie d'une mission supérieure. Du coup je méprisais ceux qui se laissaient influencer par des motivations plus triviales: le prophète par exemple et son goût pour les jeunes filles ou toi, Prita, pour la complaisance dont tu faisais preuve en favorisant son vice. Non, ne m'interromps pas, laisse-moi finir. J'ai été punie par où j'ai péché. Tenos m'a laissé croire qu'il était le messager original de Solera et je suis tombée dans le panneau. Il m'a ensuite fait une cour discrète, m'amenant à penser que notre union serait le moyen de sauver la mission qui nous avait été confiée initialement. Je me suis vue quasiment donner le jour à un futur Christ. Quel orgueil insensé !

Alter était stupéfait mais ses vieux réflexes journalistiques le poussèrent à demander des éclaircissements.

 — Quel était son but ?

 — Son but ? Je pense qu'il en avait plusieurs. Psychologiquement, il souffrait de n'être qu'un comparse auprès du prophète. Celui-ci n'était quand même pas un modèle de charisme. Si vous Alter ne l'aviez pas aidé, il n'aurait jamais pu convaincre une seule personne. Je faisais peur au prophète car il craignait que je veuille l'évincer. Il avait le sentiment d'être un usurpateur en face de la personne légitime. Tenos le savait. Alors, quelle revanche que de me manipuler, moi, une vrai messagère ! Ensuite, la direction prise par notre mouvement ne lui plaisait pas. Vous avez vu ce qu'il en a fait quand il en a pris la tête. Je pense qu'il voulait forcer le prophète à radicaliser son attitude, avec ma complicité bien entendu.

  — Mais pourquoi avoir attribué la paternité de ton enfant au prophète ?

  — Révéler le nom du vrai père de mon enfant aurait ridiculisé le mouvement : la compagne officielle du prophète qui couche avec le premier disciple, c'est du vaudeville. Par contre, en attribuant la paternité au prophète, et en me gardant de force à ses cotés, il renforçait sa légitimité et entamait une sorte de régence.

Elle se tue quelques instant puis se tourna vers Prita .

  — J'avais tord de te mépriser : ton bébé tu l'a fait par amour pour un homme. Le mien, je l'ai voulu par orgueil et ambition.

L'infirmière ne répondit pas. Elle était encore abasourdie par le changement radical d'attitude de la princesse noire à son égard. Ce fut au journaliste de relancer la conversation, pour dissiper le malaise provoqué par les aveux de Ceyla.

  — Qu'allez-vous faire maintenant ?

  — Maintenant ? Je vais retourner dans ma famille, sur Trascan. Je vais avoir quelques mois assez durs à vivre. Ensuite... Honnêtement, je ne sais pas encore. J'aimerais prendre mon bâton de pèlerin et aller à la rencontre des gens, pour partager leurs peines et leur donner un peu d'espoir. Et toi Prita, ton bébé tu veux le garder ?

— Bien sûr !

C'était un cri du cœur. Ceyla sourit.

— Je vois bien que je me suis trompée complètement sur toi. Comment vas-tu faire? Tu es obligée de fuir...

— Alter a promis de m'aider.

Prita regarda Alter avec un regard qui exprimait plus que de la gratitude. Ceyla s'en aperçu et sourit à nouveau.

— Je ne peux pas dire que mon séjour sur Solera se termine bien mais je suis contente de vous avoir connu tous les deux et j'espère que nos chemins se recroiseront un jour.

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