028 Le Messager de Solera

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Pour une fois, c’est sous le couvert de son activité journalistique qu’Alter Pavi se présenta à la Maison du Mineur. Il était accompagné d’un cameraman et d’un preneur de son. Au départ, c’était presque en blaguant qu’il avait dit à Ceyla :

  — Ce serait quand même bien que je vous interviewe, depuis le temps que je parle de vous à mes téléspectateurs.

A sa grande surprise, elle avait accepté.

Elle choisit comme cadre à l’entretien le petit salon du deuxième étage, à l’ambiance intime et confortable. Pendant que les techniciens prenaient place et réglaient leur matériel, ils commencèrent par définir les thèmes à aborder.

  — Je n’ai rien à cacher, mais j’estime que ma propre personnalité doit s’effacer devant ma mission. Ma petite personne n’a pas d’importance.

  — Je comprends très bien, mais le public aime faire le lien entre la personne et son rôle. Il sera d’autant plus réceptif au message qu’il sera sensible à la personnalité du messager. Je ne veux pas vous poser de question embarrassante, mais il me faut un peu de « matière ».

  — Bien sûr. Interrogez-moi sur mon enfance : je ne parlerai pas de ma sensibilisation au Message mais de ma planète d'origine, des conditions de vie de ses habitants, de notre culture et de nos tradition.

  — Très bonne idée. Vos habits sont étranges, vous avez un accent. Il faut compenser tout ça en expliquant que, finalement, vous avez été une petite fille comme les autres, vivant seulement sur une planète un peu différente. Par contre, vous savez que l’on vous appelle « la compagne du prophète »…

  — Je ne souhaite pas aborder ce sujet. Vous savez très bien qu’il n’en est rien. Nous laissons courir le bruit pour faciliter nos dessins. Je répugne à mentir sur ce sujet, alors évitons-le.

  — Enfin, il faudra aborder un peu le Message. Quel aspect voulez-vous développer ?

  — La non-violence. C’est pour moi une évidence : quels que soient les tords que l’on a pu nous faire, il sera toujours injustifié de s’abaisser à répondre coup pour coup. C’est notre âme que nous perdrions.

  — Pourtant, il me semble que ce n’est pas la position de Tenos, lui qui est en quelque sorte le premier disciple du prophète.

  — Je pense qu'il n’a pas encore pris conscience de tous les aspects du Message. Il lui manque des bases. Mais, en temps qu’autochtone de cette planète, il a une influence sur la population non négligeable.

Alter tiqua en entendant cette dernière phrase.

  — Tenos n’est pas un autochtone : il fait partie de la vague d’immigration provoquée par l’ouverture des mines. La Société Intergalactique des Mines avançait l’argent du voyage pour ceux qui signaient un contrat pour Solera.

Ce fut au tour de Ceyla d’être très troublée.

  — Vous êtes sûr ? Ce n’est pas ce qu’il m’a dit…

  — Écoutez, moi je suis né ici. Quand j’étais gamin je jouais sur le site même de ce qui n’était pas encore une mine, avant le grand tremblement de terre qui à mis à jour des strates de sol riches en minerais. Tenos est arrivé ici il y a moins de dix ans.

Ceyla était devenue très pâle.

  — Vous avez joué sur le site de la mine quand vous étiez enfant ?

  — Bien sûr. A l’époque il y avait de petites collines herbues, le coin était charmant et très prisé des citadins les jours de repos. Mais ce petit paradis a été détruit par l'exploitation minière…

Il fut interrompu par un grand tumulte venant de l’escalier. Un mineur entra brusquement sans frapper à la porte, affolé.

  — Le prophète…il est mort…tué.

  — Quoi ? Qui a fait ça ?

  — Un gamin, le copain de Sylvane.

Dans un premier réflexe, Alter n’avait pas cru à la nouvelle. Mais quand il entendit la description de l'agresseur, il comprit.

Ils se précipitèrent tous dans l’escalier. Le meurtre avait eu lieu dans le petit bureau où travaillait le prophète. Celui où il y avait un canapé rouge…

Le sol était couvert de sang. La victime avait un grand trou dans la poitrine, certainement une petite arme de poing, utilisée à bout portant. Une arme à rayon laser car il n’y avait pas eu de bruit de coup de feu.

Alter jeta un coup d’œil panoramique.

  — Où est Philippe ?

  — Il est parti depuis un bon moment. Il est venu voir le prophète, il est resté dans le bureau cinq minutes puis il est reparti en fermant la porte derrière lui. C’est plus tard, quand je suis entré dans le bureau, que j’ai découvert le corps.

Alter ressortit de la pièce et réfléchit. Où pouvait-il bien être partit après avoir perpétré sa vengeance ? C’était évident, il vait du aller voir Sylvane, pour lui expliquer son acte, en espérant la faire réagir. Alter chercha le numéro de téléphone des parents de la jeune fille et les appela. Ce fut la mère qui répondit.

  — Bonjour, c’est Alter Pavi, le journaliste. Je cherche Philippe. Vous ne l’auriez pas vu ?

  — Si, il est venu chercher Sylvane. Il a proposé de lui faire faire une petite promenade dans le quartier pour lui changer les idées. Il est adorable ce garçon. Quel malheur toute cette histoire.

  — Et Sylvane a accepté ?

  — Elle est très passive. On a l’impression que rien ne la touche. Elle l’a suivi docilement. Vous savez, on ne sait plus quoi faire. Alors si ce jeune homme…

  — Je vous remercie Madame. Excusez-moi, je suis très pressé.

Alter descendit quatre à quatre les marches de l’escalier. Arrivé dans la rue il hésita un instant. Où Philippe pouvait-il emmener Sylvane ? Là où tout a basculé, "la rivière sans retour". Il devait espérer faire oublier toute cette période qui n’aurait jamais du exister. A moins que…Une sueur glacée coula dans le dos d’Alter qui se précipita vers la camionnette de StarCom garée contre le trottoir.


Philippe récupéra les tickets que lui tendait le caissier de « la rivière sans retour ». Il présenta le premier pour déverrouiller le tourniquet et poussa Sylvane devant lui, puis il passa à son tour. Sur le quai d’embarquement, un employé les attendait. Il s’assura que les deux jeunes gens mettent bien les ceintures de sécurité,protection limitée mais suffisante. Le bateau n'était pas censé faire des loopings. Philippe attacha lui-même la jeune fille.

  — Amusez-vous bien lança l’employé en libérant le bateau.

Le début de l’itinéraire était très romantique : le canal était recouvert de végétation luxuriante qui tamisait la lumière du soleil. Le bateau glissait lentement. Philippe pris la main de Sylvane qui le laissa faire, indifférente. Il se pencha vers elle et lui murmura à l’oreille :

  — Je l’ai tué. J’ai tué ce salopard de prophète. Tu n’as plus rien à craindre.

Elle ne répondit pas mais quelque chose changea dans son regard et elle se mit à pleurer doucement, en silence.

Il voulut la prendre par l’épaule mais elle le repoussa brutalement, avec dégoût.

  — Mais c’est pour toi que je l’ai fait !

  — Je ne voulais pas. Il fallait me laisser là-bas.

  — Mais enfin, tu as vu comment il se comportait. Ce n’est pas digne d’un saint homme.

  — Tais-toi. Ne dit pas de mal de lui. Tu ne le connaissais pas.

  — Mais…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase car la barque dévalait un rapide en forme d’escalier géant. Sylvane se cramponna à la main courante devant elle, le regard figé. Après ce rapide la barque entreprit de remonter une longue pente menant à la chute d’eau principale. Elle repris d’une voix grave, pesant visiblement chaque mot, haletant presque,le regard toujours fixé devant elle.

  — Vous n’avez rien compris... Tous... C’était un saint homme... Et moi j’étais sa servante. .... Je devais lui rendre la vie plus douce pour qu’il puisse continuer sa mission. ...Maintenant il est mort et... je ne suis plus rien !

Elle avait hurlé la fin de sa phrase. Le bruit de la cascade augmentait au fur et à mesure que le bateau s’en rapprochait. Elle se laissa aller au fond de son siège, soudain très lasse. Elle murmura, plus pour elle-même que pour son compagnon :

  — Laissez-moi. Laissez-moi tous. Je ne veux plus voir personne.

La barque atteignit la crête de la cascade. Philippe se pencha et dégrafa leurs ceintures de sécurité et avant qu’elle ne réagisse, il l’entraîna avec lui par-dessus bord. Le bateau, guidé par des rails sous-marins, continua sa trajectoire mais eux deux firent une chute libre de plus de dix mètres. En bas la profondeur de l’eau était suffisante pour que la barque soulève une vague d’écume mais elle ne pouvait pas amortir le choc de leur atterrissage. Ils touchèrent violemment le fond et furent assommés sur le coup.



Alter gara sa navette en catastrophe et couru vers la caisse de l’attraction.

  — Vous avez vu passer un couple d’environ 18 ans ?

  — Ça mon vieux c’est notre clientèle standard. Mais en ce moment c’est le grand calme. Je n’ai qu’une barque sur le parcours.

  — Ils vont bien ?

L’homme rit.

  — Jamais eu d’accident en dix ans d’existence.

Alter se pencha au dessus du comptoir.

  — Vous pouvez les suivre avec ces écrans de surveillance ?

  — Ouai, bien sûr.

L’homme se retourna et chercha des yeux un moment puis il tendit la main vers un des écrans.

  — Tenez, le bateau est ici, juste après la grande… merde ! il est vide !

Sa main écrasa le bouton d’alerte. Une sirène retentit. Il se précipita sur le quai et héla le préposé à l’embarquement.

  — Ils sont tombés, à la cascade.

  — Pas possible, ils se sont attachés devant moi.

  — Si, je t’assure, la barque est vide.

  — Putain ces gosses !

Ils partirent tous les deux en courant. Alter s’empara de la commande de son oreillette pour appeler des secours.

Un quart d’heure plus tard l'ambulance emportait Sylvane, inconsciente, vers l’hôpital. Quand à Philippe, son corps avait été allongé au fond d’une barque et recouvert d'un drap. Alter, effondré, était assis par terre à coté. Il reçu un appel. Avec lassitude il activa son oreillette.

  — Oui ?

  — Alter ? c’est Jérôme. La mort du prophète, on l’a dans la boite. Et on a l’exclusivité. Par contre, Ceyla et Tenos veulent te voir d’urgence pour décider…enfin ils veulent te voir.

Alter poussa un gros soupir.

  — J’arrive.


Un quart d’heure plus tard Alter se retrouvait face à Ceyla et Tenos, dans la pièce contiguë au bureau du prophète. Le corps était toujours allongé sur le tapis. Ceyla pris d’autorité la direction des débats.

  — Un meurtre, c’est affreux. Mais ce qui est fait est fait. Il faut penser à préserver notre mouvement. Si le public apprend que le prophète batifolait avec de jeunes adeptes et que le petit copain de l’une d’elle l’a tué pour se venger, notre mouvement sera déconsidéré. Nous serons assimilés à une banale secte et tout sera perdu.

  — Que proposes-tu ?

La voix d’Alter était fatiguée. Il voyait bien où tout cela le menait mais il ne savait pas s’il avait encore envie de jouer le jeu. Ce fut au tour de Tenos d’enfoncer le clou.

  — Il est mort. Alors autant que cela serve à quelque chose. Il n’a pas été tué par un petit ami jaloux de sa bonne fortune. Il a été assassiné parce qu’il a dit la vérité. Il dérangeait trop de monde. Il va devenir le martyr de la cause.

  — Merveilleux. Le prophète transformé en Christ. Franchement, je ne sais pas a quoi cela rime. Philippe est mort et Sylvane est à l’hôpital. Une sorte de suicide je pense. J’en ai plein le dos de tout ça. On a beau se dire que ce ne sont que des dégâts collatéraux, ça commence à faire. Nous ne sommes plus dans la droite ligne de nos idéaux. De compromis en falsifications, nous nous comportons en politicards et nous perdons notre âme.

Tenos pâlit, en proie à la fureur.

  — Tu es un tiède, un timoré. Le premier obstacle te décourage. Que fais-tu auprès de nous ? Qu’as-tu appris pendant tout ce temps ?

Alter faillit répliquer vertement mais il se contint et haussa les épaules.

  — Prends-le comme tu veux cela m’indiffère.

Tenos se leva brusquement et Alter pensa fugitivement qu’il allait le frapper. Ceyla s’interposa.

  — Laisse-moi parler avec lui cinq minutes. Je t-en prie.

Tenos hésita, écarta les bras d’un geste d’impuissance et se dirigea vers la porte.

  — Comme tu veux.

Il sortit et claqua la porte, toujours sous le coup de la colère. Ceyla approcha une chaise de celle du journaliste et s’assit en face de lui, prêt à le toucher. Elle lui mis une main sur son genoux et commença à parler à voix basse.

  — Sais-tu ce que j’allais te dire, lorsque nous avons été interrompus tout à l’heure ?

Alter eut un petit sourire triste.

  — Ça me semble si loin.

  — Tu me disais que lorsque tu étais enfant tu jouais sur le futur site de la mine.

  — Oui, c’est vrai.

  — Dis-moi, toi qui est un journaliste avide de faits divers, tu dois être revenu de beaucoup de choses. Comment se fait-il que tu te sois joint à nous ?

  — Je ne sais pas. Le discours du prophète m’a touché. Ou plutôt non, j’ai eu l’impression d’avoir toujours su ce qu’il disait. C’était pour moi une évidence.

  — Et pourtant ce n’était pas ton style de croire en un message humaniste. Si ?

Elle s’était penchée en avant et le regardait de très prêt, une grande douceur sur son visage.

  — Je...non effectivement, D'habitude, je suis assez cynique dans ce genre de situation. Quand je me suis introduit dans sa chambre à l’hôpital, je cherchais un scoop, un événement qui relancerait ma carrièreet me permettrait de ramasser beaucoup d’argent. Et puis il m’a convaincu en quelques mots. Ce n’était même pas sa façon de parler. Il était nul dans ce domaine et c’était moi qui lui préparais ses interventions. Tu ne l'ignores pas.

  — Tu sais qui tu es ?

Une lumière presque joyeuse dansait au fond des yeux de Ceyla. Interloqué Alter ne répondit pas.

  — Tu es le messager de Solera !

Elle lui avait pris fiévreusement les deux mains dans les siennes. Elle attendit que la révélation fasse son chemin dans l’esprit du journaliste. Elle reprit lentement.

  — Tu as été converti parce que toutes ces idées t’étaient déjà connues. Dans ton enfance, tu as commencé à te familiariser avec elles. Et puis, le tremblement de terre a tout interrompu. Mais dès que le prophète t’a parlé, tout est revenu…. Mon Dieu, si j’avais su !

Son élan s’était brusquement brisé et elle avait baissé la tête, accablée. Alter ne compris pas.

  — Si tu avais su quoi ? Que j’étais le messager ? Qu’est-ce que cela changeait ?

Elle poussa un profond soupir.

  — Je t’expliquerai plus tard. En tout cas, tu dois comprendre l’importance du Message. Si tu nous lâches maintenant, tout est perdu.

  — Tu ne veux quand même pas que je prenne la place du prophète ?

  — Ce n’est pas possible ici. Les gens te connaissent trop comme journaliste.

La porte se rouvrit brutalement et Tenos entra dans la pièce.

  — Alors, vous vous êtes compris ? On peut compter sur lui  ?

  — Oui, on peut - confirma Ceyla.

Alter lui jeta un petit coup d’œil par en dessous mais ne fit pas de commentaire. Tenos reprit.

  — J’ai préparé un portrait robot de l’assassin du prophète. Tout le monde ici est d’accord. Il ne reste plus que lui et ses techniciens.

  — Ah – fit Ceyla – tu penses qu’ils accepteront de se taire ?

Alter hocha la tête.

  — Ils me doivent un retour d’ascenseur. Et puis une petite prime fera passer le tout.

  — Tu veux de l’argent ?

  — Non. Laissez-moi l’exclusivité de la mort du prophète, cela me suffira. Je n’ai pas envie de m’enrichir avec un tel scoop.

  — Tu attends l’arrivée de la police ?

  — Non. Je vais enregistrer mon commentaire pour le prochain flash d’information, puis il faudra que je rende visite aux parents de Sylvane. Je passerai peut-être à l’hôpital.

  — Il faudra que nous parlions, sérieusement -fit Ceyla.

  — Il faudra, oui.

Alter se leva pesamment, pris au passage le portrait robot des mains de Tenos et y jeta un petit coup d’œil.

  — Hum ! On n’est pas prêt de le retrouver celui-là.

  — C’est le but.

Alter haussa les épaules et sortit.

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