012 Intimidation

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 Le lendemain du premier prêche, une limousine attendait devant l’entrée des studios de StarCom Video, oiseau de métal et de carbone noir aux lignes effilées. Les vitres panoramiques étaient opacifiées. Aucun logo ne permettait de deviner l’identité de son passager mais son importance ne faisait aucun doute: il ne devait pas y avoir plus de quatre ou cinq exemplaires de ce genre de véhicule sur Solera !

Lorsqu' Alter Pavi apparu sur le seuil, elle s’avança avec un doux sifflement sur son coussin d'air et une portière coulissa juste devant lui. Il poussa un soupir mais monta sans discuter. Il était désormais habitué à ce que son travail gêne les puissants et il avait compris qu'il convenait de faire profil bas dans ces cas là. Se révolter face à une tentative d'intimidation ou de chantage ne servait à rien. Dans le combat du pot de terre contre le pot de fer, c'était toujours le pot de fer qui gagnait. Et il savait que le pot de terre, c'était lui. Bien qu'il soit très pointilleux sur les prérogatives de la presse, il lui était néanmoins arrivé de faire marche arrière devant des arguments qu'il ne pouvait ignorer, quelles que soient ses opinions sur la question. La dernière fois où cela lui était arrivé il avait avec orgueil et envoyé promener son interlocuteur sans ménagement. Mal lui en avait pris et la leçon avait porté ses fruits. Toutefois, et c'était à son honneur, il ne s'était jamais laissé circonvenir par l'argent, seulement par des menaces bien réelles.

En voyant le luxueux véhicule qui l'attendait, il avait sans effort deviné de qui il s'agissait et pourquoi il était attendu. La portière se referma sans bruit. A l’intérieur, la climatisation maintenait une température fraîche qui contrastait avec l’air brûlant de la rue et les vitres teintées atténuaient la vive lumière du soleil. Alter Pavi mit quelques secondes pour accommoder sa vue. Sans surprise il constata que son vis-à-vis était bien la personne attendue.

  — Monsieur le Président de la société intergalactique des mines pour Solera, quel honneur pour moi !

Il avait utilisé le nom complet du titre hiérarchique de son interlocuteur ainsi que celui de sa société pour donner l'illusion qu'il était décontracté et nullement inquiet.

  — Ces derniers temps j’ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur Pavi.

  — En bien j’espère.

  — Hum... les jugements de valeur ne m’intéressent pas. Je préfère me faire mon opinion moi-même. Je dois dire que je suis surpris de vous voir végéter dans une chaîne de télévision de bas étage. Il me semble que vous méritez bien mieux que cela.

  — Je vous remercie. Mais les opportunités sont rares en ce moment. A moins que vous ne soyez venu me proposer quelque chose !

  — Rien n'est impossible, bien que la presse ne soit pas tout à fait mon domaine de compétence. Mais je crains que votre attitude ne vous aide guère. Vous êtes d'ailleurs coutumier du fait si je me souviens bien.

Alter Pavi lui jeta un regard contrarié mais ne répondit pas. La menace était déjà sous-jacente.

  — Vous avez compris bien sûr de quoi je voulais parler. Votre attitude est surprenante pour un journaliste qui se veut intègre et objectif.

  — Comment cela?

La remarque l'aurait fait bondir s'il ne s'était pas attendu à une conversation désagréable et il essayait de se contrôler en conséquence.

  — En fait, on parle beaucoup trop de vous dans un sens... peu professionnel. N’avez-vous pas l’impression que vous n’êtes plus tout à fait dans votre rôle de journaliste d’investigation ? On ne peut pas être crédible en étant à la fois le reporter et le sujet du reportage.

Le silence s’installa. Alter hésitait à envoyer promener le Président. Il voulait d’abord en savoir plus sur ses intentions... et sur les mesures de rétorsion éventuelles. Il répondit d'un ton léger:

  — Je ne savais pas que les questions spirituelles vous intéressaient.

  — «Questions spirituelles» comme vous y allez! Moi je ne vois qu’un petit journaleux de province qui essaie d’exploiter au maximum un simple fait divers, en manipulant des personnes trop crédules.

  — Si c’est pour m’insulter que vous vous êtes déplacé, rouvrez cette porte et laissez-moi partir.

  — Voyons, ne vous énervez pas. Je vous assure que je n’ai pas encore été vraiment désagréable. Si vous me connaissiez aussi bien que vous le laissez penser dans vos articles, vous sauriez que je peux faire bien pire. Et votre emportement vous évite d’avoir à confirmer mon jugement.

Alter fit un effort pour dominer sa colère et repris d’un ton posé.

  — Vous faites fausse route. Le Prophète a un enseignement important à nous communiquer...

  — Allons donc, arrêtez ces fadaises avec moi. Je sais, il dit avoir rencontré Dieu et pourquoi pas ma grand-mère?

  — Dieu, ou Allah ou Vishnou, cela importe peu. Son vrai message n’est pas lié à une divinité révélée. Sa démarche serait plutôt philosophique, basée sur une morale laïque qui recoupe certains principes religieux comme «tu ne tuera point», etc... Mais les gens d’ici ont d’autres références, et créer une entité visualisable par tous pour soutenir son message était nécessaire. D’ailleurs son «j’ai rencontré Dieu» était un cri du cœur. C’est la seule image qui lui était venue à l’esprit pour illustrer son expérience au fond du puits.

Le Président surprit par la véhémence de la tirade se retourna vers Pavi et le fixa dans les yeux.

  — Vous y croyez, vous, à tout ça ?

  — Croire n’est pas le terme exact. On croit à quelque chose que l’on ne peut pas vérifier. Ce que propose le Prophète n’est pas un credo dont il faut se persuader, en le répétant du soir au matin et du matin au soir. Ce qu’il nous enseigne, ce sont des vérités de base que l’homme a perdues de vue depuis bien trop longtemps, mais qui n’en sont pas moins d’une évidence aveuglante.

Le Président fronça les sourcils. Il n’aimait pas du tout la tournure que prenait l’entretien. Si le journaliste était sincère et désintéressé, il n’aurait pas de prise sur lui.

  — Vous parlez bien, Monsieur Pavi. Je sais que c’est votre métier. Mais ce n’est pas celui de votre « prophète ». Cet homme n'est pas capable d'avoir naturellement un tel talent oratoire. Il me semble que ses discours ne sont pas tant d’inspiration divine que soufflés par une personne de son entourage qui sait manipuler les mots.

  — Je l’aide à formuler les pensées diffuses qu’il a en tête. Il est très frustré de ne pas trouver lui-même les termes qui conviennent. Je lui sers en quelque sorte d’accoucheur intellectuel.

  — N’y a-t-il pas un risque que l’accoucheur se prenne pour le prophète lui-même. Le message en perdrait de sa pertinence. Et dans ce cas, il serait du rôle de tout honnête homme de dénoncer la supercherie.

  — Monsieur le Président. Je renouvelle mon souhait de mettre fin à cet entretien. C’est la deuxième fois que vous m’insultez en me prêtant des intentions qui n’ont jamais été les miennes. Et ne me faites pas croire que vous portez un intérêt quelconque à l'objectivité de la presse. Je suis bien placé pour connaître les motivations qui vous poussent à agir vis-à-vis des médias.

  — Vraiment ? Votre attitude est habile: au lieu d'essayer de vous justifier, vous me renvoyez une autre accusation à la figure. Pourtant, avouez que ce que je dis se tient: vous écrivez les discours du prophète et ensuite vous les commentez lors de vos reportages. Je reviens à mon premier reproche: vous faites un mélange des genres pas vraiment professionnel. Mais peu importe. Puisque vous semblez très susceptible au sujet de votre intégrité professionnelle, je vais parler sans langue de bois. Vous connaissez la puissance des grands trusts qui œuvrent au niveau galactique et qui ont beaucoup investi dans l‘économie de cette planète pour, soyons réalistes, un résultat bien maigre. Tout mouvement, qu’il soit syndical, politique, philosophique ou religieux mettant en danger leurs intérêts se verrait étouffé dans l’œuf impitoyablement. Je suis conscient que la situation actuelle est dure à vivre pour les mineurs, mais il n'est pas dans leur intérêt de se laisser berner par des mirages. Les gens qui voudraient les entraîner dans un combat perdu d'avance, porteraient une lourde responsabilité dans leurs malheurs. Vous êtes une personne intelligente, Monsieur Pavi. Ne vous trouvez pas au mauvais endroit au mauvais moment.

Alter Pavi eu un sourire désabusé en répondant doucement mais fermement

  — Combattre pour la vérité et la justice n’est-ce-pas se trouver toujours au mauvais endroit au mauvais moment ? Et puis, qui parle de combat ? Avez-vous déjà entendu le prophète appeler ses adeptes à la révolte ? Au contraire, il les incite à plus d'humanité et de fraternité dans leur comportement. Il serait souhaitable que vous ainsi que les autres grands patrons assistiez à ses prêches. Les enseignements que vous pourriez en retirer seraient bénéfiques pour tout le monde.

Le président paru agacé. Il n'avait pas l'habitude qu'on lui résiste et la dernière remarque du journaliste lui semblait par trop ironique.

  — Mon jeune ami, vous me décevez beaucoup. Je pensais que votre métier de journaliste vous avait affranchi de ces idéaux naïfs. Réfléchissez bien : votre carrière peut vraiment décoller... ou se casser la figure avec perte et fracas.

  — Il y a des choses bien plus importantes que la réussite professionnelle d'un individu isolé, un petit journaleux de province comme vous dites. Vous avez parlé de « mes idéaux naïfs ». A force de fréquenter le monde frelaté de la politique et du show-biz, je prétends savoir reconnaître une pépite dans un tas de boue. Il est vrai que j'ai eu envie, dans un premier temps, de tirer profit de ce qui n'était pour moi qu'un simple fait divers. Mais le prophète a su me faire sortir de mon attitude traditionnellement sceptique. J'ai espoir que tout ceci puisse aboutir à quelque chose de bien et de profondément humain. Comprenez que, dans ces conditions, je ne sois sensible ni à mon intérêt ni même à ma sécurité.

Le président ne reprit pas tout de suite la parole. Pour la première fois depuis longtemps, il avait perdu la partie contre quelqu'un qu'il était persuadé pouvoir écraser. Il allait devoir changer son fusil d'épaule et trouver d'autres personnes « compréhensives ». D'ailleurs il savait déjà qui.

  — Je suis déçu par votre attitude : je ne venais ni pour vous acheter ni pour vous intimider. Je préfère quand les choses se font « en douceur ». Mais je ne doute pas que nos chemins se croisent à nouveau et alors je serais peut-être moins bien disposé. Réfléchissez bien monsieur Pavi: vos reportages permettent au prophète d'avoir une large audience. Ceci est une arme à double tranchant car il entraînera d'autant plus de monde dans sa chute inévitable.

La porte de la limousine se rouvrit.

  — Souvenez-vous bien de ce que je vous ai dit Monsieur Pavi et faites le choix raisonnable.

Le journaliste à demi-sorti du véhicule se retourna.

  — Notre entretien aurait pu être fructueux. Malheureusement, vous ne m’avez cru sincère à aucun moment. Je vois bien que l'idée que le prophète puisse ne pas être un danger pour votre entreprise ne vous paraît pas crédible. Et pourtant... Dès lors nous perdions notre temps tous les deux. Au revoir Monsieur le Président.

La portière se referma et Alter Pavi s’en alla d’un pas vif. Le Président le regarda s’éloigner songeur en murmurant à voix basse «Je vous croie, Monsieur Pavi, je vous croie. Et c’est bien là le problème».

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