011 Le premier prêche

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Lorsque la porte de la Maison du Mineur s’ouvrit, un murmure parcourut la foule. Le Prophète apparut, encore un peu chancelant. Il fit gauchement un petit salut de la main, puis il s’engagea dans la rue, encadré par quelques uns de ses anciens collègues. Les personnes présentes leur emboîtèrent le pas. Alter observa la scène avec des sentiments mélangés. D’une part il se sentait solidaire de ces gens, il comprenait leurs espoirs et leurs rêves, mais d’autre part il restait en lui un vieux fond de journaliste sceptique. Il savait très bien ce qui allait se passer aujourd’hui. Hier soir, il avait eu un long entretien avec le prophète, pour préparer son apparition. Ils avaient longuement discuté du message à faire passer, de son contenu, de sa forme. Enfin, ils avaient décidé qu’Alter resterait en retrait, sa présence au coté du prophète pouvant faire croire qu’il le manipulait. Et ses collègues journalistes ne l'épargneraient pas !

Le prophète se dirigeait vers la vallée du grand bois, à deux kilomètres de la ville, seul endroit de la région à avoir une végétation fournie naturelle. Bientôt la petite troupe fut survolée par plusieurs hélicoptères appartenant tant aux télévisions locales qu’à la police et aux services de renseignement gouvernementaux. Pour sortir de la ville, il fallait traverser le quartier d’habitation des mineurs. Sur le pas de porte des petites maisons en bande, des familles, pour la plupart pauvres, regardaient passer le cortège avec curiosité. Certains venaient s’y joindre en silence. Alter estima la foule à environ trois ou quatre cents personnes lorsqu’elle sortit de la ville. Ce n’était pas beaucoup mais il y avait aussi les télévisions. Les techniciens de StarCom, bénéficiant évidemment de renseignements de première main, s'étaient installés aux meilleures places, bien avant les autres.

Alter retrouverait bientôt son rôle de commentateur, même s’il aurait préféré pour une fois être un simple observateur, neutre et muet. Le scoop du siècle, il l’avait senti venir et avait tout fait pour se l’approprier. Et maintenant qu’il pouvait conclure et relancer sa carrière, il avait scrupule à se servir de gens pour qui il avait de l’estime. Et puis, la perspective de transformer un message d’espoir en fait divers pittoresque, comme son rédacteur en chef le lui demandait, ne l’enchantait guère. Décidément c’était vrai qu’il était en train de changer et la partie cynique de son esprit lui soufflait que ce n’était pas du tout son intérêt.

Le cortège s’engagea dans la forêt par une large allée et, quelques centaines de mètres plus loin, déboucha dans une immense clairière. Au fond de celle-ci, une butte naturelle offrait une estrade idéale au prophète qui s’y installa avec ses proches. Tout le monde s’assit sur l’herbe en formant un vaste demi-cercle. Un des mineurs proches du prophète fit un pas en avant et brandit son oreillette. Tout le monde possédait ce petit appareil aux usages multiples. Les téléphones avaient évolué et se divisaient maintenant en deux catégories distinctes: les multimédias, plus volumineux mais aux usages variés et les minuscules oreillettes, permettant seulement de passer des appels téléphoniques ou d’en recevoir, d’écouter la radio et enfin de réaliser des audio-conférences. Dès qu’une assemblée dépassait les quinze personnes, il était habituel de recourir aux oreillettes pour communiquer, ce qui augmentait le confort d’écoute : plus besoin de s’égosiller, de répéter, d’avoir une sono lourde à mettre en place etc.. Et bien sûr lors d’une réunion publique cela permettait d’avoir l’impression que l’orateur vous parlait à l’oreille, quel que soit l’importance de la foule.

Le mineur brandit ses deux mains au-dessus de sa tête et composa successivement une série de chiffres avec ses doigts. Tout le monde bascula sur le numéro de canal indiqué et le silence se fit. Le mineur prononça à voix basse "Si vous m’entendez correctement levez la main". La forêt de bras qui se levaient le rassura. Les quelques personnes ayant des difficultés se firent aider par leurs voisins et la petite agitation créée par la question retomba. Le mineur se retourna alors vers le prophète et lui fit un petit signe de tête.

Alter avait repris son rôle de journaliste et présentait à voix basse l’événement.

  — La foule attend maintenant la déclaration du prophète. Nul ne sait ce qu’il va dire mais ces gens malmenés par le destin, à la vie grise et sans espoir, ces pauvres travailleurs qui désespéraien,t sont prêts maintenant à accueillir des paroles de réconfort et surtout d'espoir. Ils espèrent tous apprendre que quelque part le bonheur les attend, que peut-être ils pourront un jour connaître une situation meilleure. Le prophète lève maintenant la main, il va parler. Je vous laisse l’écouter.

Alter jeta un coup d’œil à son technicien qui le rassura le pouce en l’air.

  — Écoutez tous. Je vais d’abord, pour la première et dernière fois, vous parler de moi, de ce que j’ai vécu.

La voix du prophète sembla électriser la foule. La tension était perceptible.

  — Il y a quelques jours, un siècle pour moi, je descendais dans le puits numéro quatre comme d’habitude, je n’étais qu’un simple mineur, comme beaucoup d’entre vous. Et j’étais loin de me douter de ce qui m’attendait. Je suis venu sur Solera il y a douze ans et, depuis, chaque jour ouvré je suis descendu sous terre faire mon travail. Ce jour là tout a basculé lorsque nous avons attaqué une nouvelle veine. Nous avions progressé de cinq ou six mètres quand il y a eu une explosion. A ce moment précis j’étais revenu dans la galerie principale pour chercher des outils et le plafond s'est effondré sur moi. Je ne me souviens pas précisément des instants qui ont suivi. L’explosion m’avait à moitié assommé et je suis resté certainement longtemps dans un état d’hébétude. Et puis, petit à petit, j’ai pris conscience de ce qui m’arrivait. J’étais dans le noir, coincé loin sous terre, tellement loin que je n’entendais aucun secours s’approcher. Vous devinez mon angoisse dans ces terribles conditions. J’étais blessé, mon corps me faisait souffrir à plusieurs endroits. Je craignais d'avoir perdu trop de sang.

Le prophètre repris sa respiration. Sa voix s'était raffermie au fur et à mesure qu'il prenait confiance en lui.

  — Normalement j’aurais du être submergé par la panique, mais, curieusement, plus le temps passait, plus je sentais un grand calme m’envahir, comme si une personne avait pris ma main dans la sienne et m’avait murmuré des paroles apaisantes à l’oreille. C’est à ce moment là que j’ai eu l’impression que Dieu s’intéressait au sort de ma pauvre petite personne. Pourtant je dois vous confesser que je n’étais pas très assidu à l’église. Ma communion passée, je m’étais peu à peu éloigné du culte. Peut-être celui-ci ne répondait-il plus à mes préoccupations. Et puis, c’est dûr de croire au ciel lorsque l’on passe sa vie sous terre, du coté des enfers. Mais là, prisonnier sous l’éboulement, je me suis senti pénétré de l’esprit saint. Au fil des heures, des idées nouvelles se sont formées dans mon esprit et elles avaient la force de l’évidence. J’étais en train de découvrir la Vérité avec un « V » majuscule. Et, lorsque les secours m’ont tiré de ce qui aurait dû être ma tombe, je n’avais plus qu’une seule préoccupation: celle de partager ce qui m’avait été révélé avec vous tous. Ce prologue est peut-être un peu long, mais je tenais à témoigner devant vous de ce qui m’est arrivé, avant toute chose. J’espère que le Seigneur sera aussi miséricordieux avec chacun d'entre vous, dans le cas où vous aussi connaîtriez une telle épreuve. Lorsque Dieu est à vos cotés, vous n’avez plus faim, vous n’avez plus soif, vous ne souffrez plus. Vous n’êtes plus qu’une âme éblouie par l’éclat de la Vérité.

Après ce long récit le prophète visiblement éprouvé se rassit et se désaltéra. La foule resta silencieuse. Chacun revivait intérieurement le chemin de croix qu’il venait de raconter avec tant de simplicité. Le cameraman de StarCom Video fit une série de gros plan sur des personnes de l’assistance et pour chacun d’eux l’émotion était perceptible. Le prophète leva le bras mais resta assis. Les rares murmures s’éteignirent immédiatement.

  — Écoutez ! Vous vous souvenez des dix commandements que Dieu grava dans la pierre qu’il remit à Moïse. Pour ceux qui, comme moi, sont allés au catéchisme, c’était une leçon à apprendre par cœur, comme les tables de multiplication ou l’alphabet à l’école. C’était une belle légende et de beaux principes. Malheureusement ces principes ne sont guère appliqués dans notre société, où les rapports de force ont remplacé les idéaux de justice et de fraternité. Je vous l’avoue tout de suite, je ne suis pas un nouveau Moïse et je ne prétends pas vous imposer une nouvelle version des dix Commandements. Je veux seulement partager avec vous une vision des choses, de la vie, qui s’imposera à vous non pas comme un ordre mais comme une évidence aveuglante. Et plus nous serons nombreux à savoir, plus notre société deviendra juste et belle.

Le prophète marqua une nouvelle pause dans un silence religieux. Il repris d’une voix solennelle:

  — Écoutez ! Écoutez et comprenez ! Nous sommes tous des créatures de Dieu. Nous avons hérité de lui un monde qui devait être un Paradis et nous en avons fait un Enfer. Nous avons perdu de vue les grands principes, nous avons perdu le sens de la vie. Notre court passage dans la galaxie, ces quelques dizaines d’années qui nous sont allouées, devons nous en faire une compétition, rechercher la richesse, la puissance ? Et pour ce faire piétiner notre prochain, en ne voyant en lui qu’un obstacle à notre ambition ?

La voix du prophète se cassa et son corps se tassa sur sa chaise. L’infirmière qui se tenait derrière lui, Alter reconnu avec surprise Prita Saldanera, se pencha et lui tendit des cachets et un verre d’eau. Il les avalât, respira profondément plusieurs fois avant de lever à nouveau le bras pour capter l’attention.

  — J’aurais voulu vous parler encore des heures et des heures, de tout ce qui m’a été révélé. Mais mes forces me trahissent. Ce rendez-vous est le premier, mais je vous promets d’autres rencontres. Lors de chaque fin de période, nous essaierons de marcher ensemble sur le chemin de la Vérité et de la Lumière. Je voudrais seulement vous dire aujourd’hui que nous avons en nous des trésors d’amour mais aussi des puits sans fond de malignité. Cependant, chacun de nous a la possibilité de trouver le chemin qui mène vers le Seigneur. Simplement, pour chaque acte de notre vie, demandons-nous d’abord si nous allons agir par amour ou pour la recherche de la puissance, par altruisme ou par égoïsme et si notre action ne va pas à l’encontre de la vie des personnes qui nous entourent, famille, collègues, personnes croisées dans la rue, que nous ne connaissons pas et qui sont pourtant nos frères, nos sœurs devant l'Éternel. Mes amis, longue vie à vous tous.

Il s’était relevé pour prononcer ses dernières phrases. Il resta debout quelques secondes, comme hébété. Un membre de son entourage rapprocha la chaise et l’aida à se rasseoir. Dans l’assistance les conversations reprirent, passionnées et un brouhaha monta dans la clairière. Alter fit signe à son technicien qu’il voulait reprendre la parole. Ce dernier lui fit un compte à rebours avec les doigts d’une main.

  — Et bien, vous avez tous entendu les paroles du prophète. Chacun d’entre nous y trouvera réconfort, espoir, sérénité peut-être. Nous reviendrons longuement sur cette intervention dans nos prochains journaux. Mais, avant de vous quitter, je voudrais recueillir le sentiment de quelques personnes de l’assistance. Monsieur…non, il ne veut rien dire. Madame ? Merci de nous accorder un instant. Alter Pavi de StarCom Video. Que pensez-vous du prophète ?

  — Ah Monsieur, si tout le monde pouvait l’écouter et comprendre son enseignement le monde irait beaucoup mieux.

  — Je vous remercie Madame. Tenez chers amis, voici un couple de jeunes gens fort sympathique. Qui a dit que les jeunes étaient écervelés et ne pensaient qu’à s’amuser ? Comment vous appelez-vous ?

  — Philippe

  — Sylvane.

  — Quel jolie nom, Sylvane. Dites-moi, avez-vous apprécié le discours du prophète ?

Le jeune homme fit une petite moue mais sa compagne se pencha vivement vers le micro.

  — J’ai été émue aux larmes. Nous les jeunes, nous avons besoin d’espoir pour nous lancer dans la vie et c’est merveilleux de l’entendre nous expliquer tout. Enfin on nous parle de vraies valeurs, sans langue de bois ou fausse promesse.

  — Et bien dites-moi, voici des paroles passionnées. Et je crois qu’elles conviennent parfaitement pour conclure ce reportage historique. Je rends l’antenne aux studios et je vous souhaite une bonne journée…en regardant StarCom Video naturellement.

Il passa la main sur sa gorge pour demander à son technicien de couper et il se dirigea vers le petit groupe entourant le prophète.

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