005 Le Bel Canto

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La circulation était dense en cette fin de journée. Prita Saldanera habitait dans un quartier récent, fait de grands bâtiments aux façades impersonnelles. Elle l’invita à monter chez elle plutôt que de l’attendre dans son véhicule. Il ne se fit pas prier et lui emboîta le pas. Se retrouver enfermé dans une petite cabine d'ascenseur avec Prita promettait quelques instants agréables même si, évidemment, il ne comptait pas lui sauter dessus.

Autant l’aspect extérieur de l’immeuble avait déplu au journaliste, autant il fut séduit par l’appartement. De grandes baies vitrées donnaient l’impression d’habiter dans les airs, impression renforcée par le fait que l’on était à un étage élevé et qu’il n’y avait pas de vis à vis. Du coup, la relative exiguïté des pièces n’était pas gênante. Il s’installa dans un canapé face au panorama. Prita lui cria depuis la salle de bain:

  — Sers-toi à boire. Je vais essayer de ne pas te faire trop attendre. Au fait, tu m’emmènes où, que je choisisse la tenue adéquate.

  — On aurait pu aller au « Poivron rouge », ça nous aurait rappelé des souvenirs. Mais il y a trop de bruit là-bas avec leur sono toujours à fond. Ce ne serait pas pratique pour parler. Et puis il n’y a que des minettes et minets de moins de vingt ans. Je commence à faire décalé dans ce décor.

  — Tu fais déjà partie des croulants ? Ne me dis pas que maintenant tu dragues le troisième âge !

Il rit. Elle n'avait pas perdu son esprit caustique.

  — N’exagérons rien. Disons que je commence à apprécier les choses qui ont plus de classe. Que dirais-tu du « Bel Canto » ?

  — Ah l’opéra italien, les tentures rouges, les bougies sur les tables, sans compter leurs curieuses petites baguettes à grignoter.

  — Des gressins.

  — Qu'est-ce que tu dis?

  — Je dis que ces curieuses petites baguettes s’appellent des gressins.

  — Je m'en fous! C'est bon, c'est tout ce qui compte. Va pour le "Bel Canto".

Le verre à la main, Alter s’approcha de la baie vitrée. La vue portait jusqu’aux Monts Fenton au nord de la ville. Le soleil couchant colorait de rouge tout le paysage. Malheureusement ce panorama exceptionnel risquait fort de disparaître derrière un immeuble en construction comptant déjà sept ou huit étages, juste en face. Dans la rue, les véhicules ressemblaient à des jouets d’enfant.

Il se retourna pour examiner l’intérieur de l’appartement. Le mobilier était simple, fonctionnel, mais ça et là, certains objets semblaient se révolter contre le classicisme ambiant. Un pouf aux couleurs criardes, une tablette aux pieds tarabiscotés. Alter se rappela l’ancien appartement que Prita partageait avec une copine. Visiblement elle n’avait pas pu se séparer de certains meubles qui n’avaient plus vraiment leur place ici.

Lui arrivait-il donc d’être nostalgique ? Sur une commode trônait une petite poupée. Alter se souvint de son origine : il l’avait gagnée pour elle sur un stand de tir lors d'une fête foraine et elle refusait de s’en séparer, l’emmenant même en week-end. Il restait devant elle à rêver, quand il entendit Prita toussoter derrière lui. Il se retourna et émit un sifflement d’admiration. Elle avait mis une robe blanche qui lui descendait à mi-cuisse et qui lui moulait la poitrine, laissant ses épaules nues. Ses cheveux libérés flottaient autour d'elle. Malgré le cynisme de sa démarche, le journaliste se sentit secoué par cette vision.

  — Elle te plaît ?

  — La robe ? Oui bien sûr. Mais c’est surtout celle qui est à l’intérieur qui me plaît.

  — Arrête ton baratin, sinon tu n’auras plus rien à me dire tout à l’heure.

Alter montra la poupée.

  — Tu l’as gardée ?

  — Bien sûr. Tu te rappelles comme je l’aimais ?

  — Oui, mais depuis que nous ne sommes plus ensemble tu aurais pu vouloir t’en débarrasser.

  — Pourquoi ? Nous nous sommes séparés d’un commun accord. Il n’y a pas eu de conflit entre nous. Donc, cette poupée ne me rappelle pas de mauvais souvenirs. En fait, elle représente pour moi une partie de ma vie, lorsque j’étais à l’école d’infirmière, pas seulement notre histoire. Bon, on y va ?

Décidément elle n’avait pas changé : avec elle, il fallait que ça bouge, le quart d’heure de nostalgie n’excédait jamais cinq minutes.

Un peu plus tard, ils arrivèrent au « Bel canto » où ils furent accueillis par un patron volubile, mélangeant le galacticien, la langue officielle commune à l'ensemble des planètes habitées, avec des expressions italiennes… ou ayant une consonance approchante !

  — Ma, Madame, Monsieur, ben venuto dans mon modeste établissement. Mon Dieu, la dame, elle est belle comme oune madone. Ne dites rien : j’ai une place pour vous dans le patio, juste ce qu’il faut pour des amoureux. Tonio ! La 34 pour ce couple sympathique. Tu leur offres l’apéritif maison. Bonne soirée messieurs dames et bon appétit.

Le patio était le coin le plus charmant du restaurant. Une fontaine au bruit argentin en occupait le centre. Les tables étaient réparties autour, séparées par d'énormes pots de plantes vertes. En levant la tête, on apercevait les étoiles. La musique en sourdine complétait l'ambiance, principalement de l'opéra italien pour justifier le nom de l'établissement. À peine installé, on se sentait bien, les soucis envolés. Et puis, la cuisine du chef était à la mesure du décor : remarquable. Le vin « italien » ne venait malheureusement pas des bords de la Méditerranée, perdue là-bas au fin-fond de l'espace, mais la chimie avait suppléé à un terroir peu favorable à la conception de grands crus et le résultat était buvable voire même plaisant.

Pendant tout le repas, Alter évita soigneusement de parler du prophète. Chacun à leur tour, ils décrivirent leur vie présente. Alter ironisa sur son métier de journaliste d’investigation, qui se concentrait trop souvent sur les activités en dessous de la ceinture des vedettes du show-bizz ou de la politique. Et il y avait de quoi faire ! Prita, de son coté, avait plus de mal à éluder les avances des médecins qu’à s’occuper de ses patients. Non qu’elle soit contre un «rapprochement», mais simplement qu'elle voulait en tirer profit, soit par un mariage, soit par une promotion rapide. Mais ces messieurs étaient bien plus forts en promesses qu’en actes.

Ce fut devant les digestifs que la conversation redevint sérieuse. Prita avait bu mais Alter était sûr qu’elle était quand même tout à fait lucide. Il se lança, imaginant les choses au moment où il les disait.

  — Je suis très heureux de cette soirée en tête-à-tête avec toi, d’autant plus qu’elle était imprévue. Je crois que même si tu refuses de m’aider, j’en garderai un bon souvenir.

Prita attendait que le journaliste entre dans le vif du sujet depuis un moment. Alors l'enphase de sa déclaration la fit sourire. Elle ne put s'empécher de le taquiner pour bien lui faire comprendre qu'elle n'était pas dupe. Sa manoeuvre d'approche était trop prévisible.

  — Mais… car il y a un mais, n’est-ce-pas, le travail ne doit pas être oublié. Moi aussi je suis contente de te revoir. En venant ici, ma motivation était double : passer un moment agréable avec un ami très cher, oui, ne rit pas c’est vrai, et ensuite négocier un accord nous satisfaisant tous les deux. Tu as réfléchi à ta proposition ?

  — Oui. Je voudrais pouvoir interviewer le prophète dans sa chambre.

  — Ah carrément ! Toi… dans sa chambre…

  —- Oui, bien sûr. Je suis étonné par ton étonnement. Je croyais que tu avais eu d’autres propositions.

  — Il était question de me confier une petite caméra et de filmer moi-même le prophète…

  — Je suis déçu. La plupart des journalistes n’ont plus d’éthique : ils répugnent à s’engager, ils envoient les autres au casse-pipe et se contentent de faire les beaux devant les caméras en studio. Ce n’est pas de l’investigation, ça ! Tu vois, je n’ais jamais envisagé une solution aussi simpliste. On écrit les questions sur une feuille de papier que l’on donne à l’infirmière avec la caméra. Aucune réactivité, pas possible d’ajuster les questions en fonction des réactions de l’interviewé. Ce n’est pas du journalisme, c‘est de la merde!

  — Quel est ton plan alors?

  — Je me déguise en infirmier ou en médecin, tu m’emmènes avec toi dans la chambre du prophète et c’est moi qui fait l’interview.

  — Je te reconnais bien là : fonceur, enthousiaste. Finalement, tu n’as pas changé. Ça me plaît que tu sois resté fidèle à tes convictions. Mais ça ne résout pas la question que je t’ai posée tout à l’heure : combien ? Et n’oublie pas que ce que tu me demandes est plus risqué que ce que veut la concurrence. Et qui dit risque, dit…

  — Monnaie ! J’ai bien compris. Je vais te décevoir. Je n’ai pas les moyens de m’aligner sur les propositions de mon collègue. À propos, il pue toujours des pieds?

Prita éclata de rire.

  — Tu savais qui c’était?

  — Vu la combine qu’il t’a proposée, je ne pouvais pas avoir de doute. Seul un enfoiré comme lui peut agir ainsi. Et c’est pour ça que je sais aussi qu’il est bien plus riche que moi, enfin son patron bien sûr.

Prita fit une petite grimace.

  — Je suis déçue. J’aurais préféré faire affaire avec toi car ce gars là m’est assez antipathique. Tant pis.

  — Attends, je n’ai pas dit mon dernier mot. Que veut mon cher et distingué confrère ? Que tu poses quelques questions très simples au prophète et que tu lui ramènes une petite vidéo ?

  — C’est cela. Il m’attend à la sortie, visionne la cassette et si cela lui convient me donne l’argent.

  — Parfait. C’est ce que tu vas faire. Et même mieux : je vais t’aider à le faire. Ainsi tu auras la récompense prévue. Et moi, de mon coté, je t’en donne la moitié en plus pour t’accompagner dans la chambre. Tout bénef pour toi.

Prita fronça les sourcils.

  — Où est ton intérêt si tu aides un confrère à te doubler?

Alter eu un sourire malicieux et lui chuchota les explications à l'oreille.

Prita émit un sifflement d’admiration.

  — Ah oui ! Machiavélique le coup. Tu n’aurais pas des comptes à régler avec ce brave homme ?

Alter rit.

  — Des comptes que je n’espérais pas pouvoir régler si vite en effet. Qu’en dis-tu ? Tu marches ?

Prita fit une petite moue.

  — Il faut dire que gagner cinquante pour cent de plus, ce n'est pas négligeable.

  — Et tu rends service à un ami très cher.

Elle rit.

  — Je crois que je vais me laisser tenter par l’escroquerie du siècle. Et tant pis pour «pue des pieds»!

  — Un accord pareil, ça s’arrose.

Alter commença à lever le bras pour appeler le garçon, mais Prita l’arrêta.

  — Non, ce n’est pas la peine. Il faut que je rentre. Demain, je vais avoir une journée chargée et une bonne nuit de sommeil ne serra pas de trop.

Alter la raccompagna chez elle avec la camionnette de Star-Com. Il tenta sa chance en chemin, mais la belle avait vraiment décidé de se reposer et, beau joueur, il n’insista pas.

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