016 La communauté

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Le soleil était levé depuis une bonne heure. L’air, encore frais, pénétrait par la fenêtre ouverte, et faisait frissonner Constantin Corcan. Assis en tailleur sur son tapis de méditation, il s’appliqua à faire le vide en lui, pour se laisser envahir par le vent qui chahutait les arbres de la forêt proche. Bientôt il fut ce vent, et son esprit plana au-dessus des frondaisons. Les cimes des sapins pliaient sous son souffle puissant qui remontait le long des ravines à l’assaut des sommets enneigés. Plus haut, les nuages filaient à toute allure en se déformant, se divisant et se recombinant sans cesse. D’un bond il franchit les crêtes. De grands rapaces vinrent s’appuyer sur lui, pour monter très haut dans le ciel. Il sentait le frémissement de leurs rémiges, il admirait la nonchalance avec laquelle ils évitaient de se laisser emporter par les remous violents de son souffle, l'œil rivé sur des proies lointaines, tout en bas. Soudainement, ils se laissaient tomber comme des pierres. Il les voyait fondre sur leur victime, avant d’ouvrir à nouveau leurs ailes et de remonter vers lui.

Sa pensée se désolidarisa soudain du flux d’air impétueux qui continuait sa course vers l'ouest. Il réintégra son corps. L’impression de froid lui fut de nouveau perceptible. Il n’eut pas besoin d’ouvrir les yeux, pour sentir une présence derrière lui : c'était elle qui l'avait ramené de son expérience extra-corporelle. Le messager s’était arrêté à la porte de sa chambre, et attendait, à genoux, qu’il lui fasse signe d’entrer. Il ouvrit sa main droite, et d’une flexion de l’index il lui donna l’autorisation.

- Belle journée, Batistin. As-tu fait bonne route ?

Batistin Beaufils s’approcha et s’assit sur le sol, un peu en retrait. Constantin ne tourna pas la tête pour le dévisager. Il apprenait beaucoup plus en se concentrant sur le ton et la respiration de son visiteur. Celui-ci était visiblement stressé. Bien qu’il ait eu le temps de se reposer, en attendant que Constantin réintègre son corps, son cœur battait très fort, et son souffle était court.

- Belle journée Maître. Longue est la route lorsque l’on est porteur d’un message urgent.

- Il n'existe rien d'urgent qui ne puisse attendre, mais tu ne fais qu'exaucer les prières de ceux qui t'envoie. Je t’écoute.

- Le Conseil doit se réunir au plutôt. Les nouvelles de l’humanité ne sont pas bonnes.

- Qui en a décidé ainsi ?

- Gundel Crodeland et Lina Carolis, Maître. Ils désirent délibérer dès ce soir.

- Wilfried Tradjicov ne pourra pas être présent, il se trouve sur les rivages Nord, à deux jours de marche.

- Un messager est parti le chercher. Mais Lina Carolis tient à ce qu’une première réunion se tienne immédiatement, malgré son absence.

- Très bien, Batistin. Je vais encore solliciter tes jeunes jambes. Cours confirmer ma présence pour le coucher du soleil.

- Bien, Maître.

Constantin se leva lentement, jeta un regard de regret vers la fenêtre, puis se saisit d’une petite besace accrochée près de la porte. Il se dirigea vers la réserve, pour prendre quelques fruits et un quignon de pain. Arrivé sur le seuil de la petite maison, il fut ébloui par l'éclat du soleil. Pourquoi celui-ci ne l'avait-t-il pas gêné tout à l'heure ? La projection de l'esprit hors du corps réservait encore plein de mystères, mais il devrait vraisemblablement différer la suite de ses recherches personnelles. Il se mit en route, d’un pas ample et régulier, sur le chemin caillouteux qui le ramenait à la ville.



La précipitation est mauvaise conseillère. Une nouvelle fois, Lina Carolis cédait à son penchant pour la dramatisation. Quelles que soient les nouvelles venant de l’humanité, aucune décision ne devait être prise précipitamment. Il se retourna, pour jeter un dernier regard à la maison du vent, qu’il venait de quitter. En fait, ce lieu de méditation était consacré à l'air, mais Constantin Corcan ne se sentait en harmonie qu'avec le vent. Peu lui importait que se soit un déplacement de l'air ou d'un autre gaz voire de particules solaires, seule sa dynamique lui importait. Des quatre maisons où les grands maîtres pouvaient se retirer pour méditer, celle de l’eau, du feu de la terre et de l'air, celle-ci était sa préférée. Il aimait vagabonder en esprit au-dessus des paysages majestueux de la montagne, en contempler la faune et la flore. Il se réalisait pleinement à travers la puissance du vent. Lina Carolis, elle, préférait le feu. Tout un programme !

Il chemina une partie de la journée, ne s’arrêtant que pour manger ses frugales provisions, ou boire aux fontaines. La communauté avait réduit l'utilisation des transports mécaniques aux zones urbaines seulement, et encore étaient-ils strictement réglementés. Les gens se déplaçaient à pied de préférence, ou alors en transport en commun. Le reste, et en particulier les collines où il se trouvait, étaient sauvegardées du bruit et de la pollution, même si celle-ci était faible sur leur petite planète.

En fin d’après-midi, il arriva en vue de la cité. Avant de se rendre au Palais du Conseil, il fit une halte au temple des cygnes, au milieu du jardin zen. Une courte méditation lui permit de dégager son esprit de toute pensée parasite. Son corps, las de la longue marche, se tairait. Il était prêt maintenant à affronter la fébrilité de sa consœur.



Le Palais du Conseil était un bâtiment de style néo-antique, avec un atrium aux colonnes monumentales. Constantin ne pouvait s’empêcher de trouver ridicule la pompe qui entourait leur fonction : comme si la sagesse d’un conseil pouvait se mesurer à la mégalomanie de la structure l’abritant ! Mais il était le seul à penser ainsi. La façade était rougie par les derniers feux du couchant : il était à l'heure. Il traversa les antichambres sans adresser la parole à quiconque. Tous les employés le regardaient passer avec une déférence marquée de crainte. Pourtant, il ne se sentait pas si exceptionnel que ça : il était un homme comme les autres. Mais, chacune de ses décisions impactait le sort de toute la communauté et, par delà la communauté, de toute l’humanité ! La prétention de faire porter sur les épaules de quatre personnes la responsabilité de l’avenir de milliards d’individus était tellement absurde qu’elle lui faisait hausser les épaules. Et pourtant, derrière la porte de la salle du conseil, Lina Carolis l’attendait, bien décidée à convaincre ses alter-égaux de suivre ses plans présomptueux, pour remettre l’humanité dans le droit chemin.

D’un pas décidé il entra. Gundel Crodeland et Lina Carolis étaient debout, lui imperturbable dans sa dignité de Sage, elle trépignant d’impatience. Après les salutations d’usage, ils s’assirent autour de la table carrée. Le quatrième siège, celui de Wilfried Tradjicov restait vide, fait suffisant pour frapper de nullité toute décision prise ce soir. Les huissiers avaient refermé les portes, et ils étaient tous trois, de par leur isolement, aptes à délibérer.

Ce fut Gundel Crodeland qui résuma la situation, mais Constantin n’était pas dupe : Lina l’avait certainement longuement briffé, et devant la complexité de la situation, il avait certainement renoncé à argumenter devant sa consœur. Il devait espérer des deux autres une résistance qu’il était incapable de fournir.

- Les nouvelles de l’humanité sont mauvaises : le plan ne s’est pas déroulé d’une manière conforme sur la planète Solera. Un prophète est apparu brusquement, et diffuse un message brouillé. Toute notre stratégie est mise à mal…

- Sait-on ce qui s’est exactement passé ? D'où vient ce prophète ?

Gundel Crodeland fit un résumé des événements récents d'un air catastrophé.

- Nous n'en savons pas plus, mais le fait que ce prophète existe est déjà...

-N’allons pas trop vite, Gundel. A moins que vous n'ayez à m’apprendre d’autres faits, il me semble urgent d’attendre d’en savoir plus. Tout d'abord, pourquoi le plan n’a pas fonctionné. Je sais que nous avons perdu le contact avec cette planète il y a une dizaine d'années, sans que nous sachions pourquoi.

- Le tremblement de terre...

- Oui, je sais. Mais le fait que ce prophète apparaisse aussi soudainement est très surprenant : y a-t-il un rapport entre les événements d'il y a dix ans, et la catastrophe qui l'a vu apparaître ? Et quel impact peut-il avoir sur l’humanité ? Il convient d'attendre, et de voir venir. Nous ne pouvons pas agir sans avoir une connaissance complète de la situation.

Lina Carolis bouillait d’impatience. Elle lui coupa la parole.

- Je crois, au contraire, qu’il nous faut agir tout de suite. Si nous réduisons ce prophète au silence, nous pouvons encore espérer voir notre plan réussir dans quelques années. Mais si nous lui laissons le temps de prendre de l’importance, alors, le moment venu, nos messagers ne seront plus crédibles.

- Le réduire au silence ? Comme vous y allez ! Si vous aviez vécu à son époque, vous auriez fait exécuter Jésus parce qu’il contrariait vos plans ?

- Il ne s’agit pas de Jésus, mais d’un mineur qui a eu brusquement une «révélation».

Elle avait prononcé le mot «révélation» avec un air dégoutté, comme s’il s’agissait d’un gros mot.

- Et alors ? Nous avons décidé d’essayer de donner un coup de pouce à l’humanité, une nouvelle chance, pas de manipuler son destin, le tordre à notre volonté.

- La vérité, c’est que vous n'avez jamais cru à ce plan, et que vous vous réjouissez qu’il puisse capoter.

- C’est vrai que j’y étais opposé. Mais lorsque la décision est prise par le conseil, tous doivent participer à son accomplissement. Cependant, si les événements de Solera remettent en cause nos décisions précédentes, c’est avec humilité qu’il convient de reconsidérer l’ensemble du problème. Gardons-nous de la précipitation, mauvaise conseillère.

Les yeux de Lina Carolis avaient jeté des éclairs de colère lorsqu’il avait prononcé le mot «humilité».

- Si l’on suit vos raisonnements, jamais aucune décision ne sera prise par le conseil!

- Nos institutions ont prévu des garde-fou : créer un conseil comprenant un nombre pair de membres, c'est risquer de rencontrer des situations de blocage, mais c'est aussi l'assurance qu'aucune motion ne serra prise sans un large accord soit les trois quarts des membres au minimum, ce qui diminue le risque de prendre des décisions erronées.

- Et, bien sûr, vous vous réjouissez de l'absence du quatrième sage, pour bloquer le fonctionnement du conseil !

Constantin Corcan soupira. Bien qu'au fond de lui il sache sa tentative de raisonner Lina Carolis vouée à l'échec, il s'expliqua patiemment.

- La communauté vit en marge de l’humanité depuis des siècles. Pendant tout ce temps, nous avons limité nos interventions extérieures à des domaines ne touchant ni la politique, ni la philosophie, ni la religion. Ce plan est en rupture totale avec notre attitude habituelle depuis le début. Il convient d’être particulièrement prudent dans nos actions, car elles risquent d’avoir un impact très fort sur l’humanité. Je ne suis pas venu ici ce soir pour que nous prenions une décision. J’y suis opposé pour deux raisons. D’une part, l’absence du quatrième Sage, qui à elle seule rend caduque toute modification à l’état actuel des choses. Ensuite, les données venant de Solera sont trop parcellaires, et pas assez consolidées, pour constituer un matériau fiable pour notre travail. En conséquence de quoi je me retire, et ne reviendrai que lorsque nous serons au complet, et que nous disposerons de renseignements fiables et suffisants pour délibérer.

Constantin salua les deux autres membres du conseil et fit mine de se retirer. Lina, folle de rage, l’apostropha.

- Corcan ! Depuis des mois, pour ne pas dire des années, vous nous mettez des bâtons dans les roues, afin d’entraver le fonctionnement du conseil. Votre attitude procédurière d’aujourd’hui a le même but : nous paralyser, pour nous empêcher de prendre des décisions, et favoriser un statu-quo rétrograde. Je vous somme de revenir à cette table, et participer à une délibération objective !

Constantin ne fut pas étonné par cette réaction. A vrai dire il l'escomptait. Il répondit sur le même ton, sauf que lui forçait le trait : ce n'était pas dans ses habitudes de vociférer dans ce « temple de la sagesse ».

- Carolis ! Je vous accuse d’utiliser le conseil comme d’un outil à la disposition de votre ambition mégalomane. Je vais, dès maintenant, déposer une requête en suspicion légitime à votre encontre.

Carolis et Crodeland furent pétrifiés par cette annonce. Constantin fit à nouveau mine de sortir ce qui arracha Lina Carolis à son ébahissement.

- Corcan! C’est la guerre que vous allez déclencher. Tâchez d’avoir un dossier solide, car si vous êtes débouté de votre demande, je vous jure que j’aurai votre tête.

Ils étaient debout tous les deux et se faisaient face. Gundel, lui, était resté assis et s’était pris la tête entre ses mains. Constantin eut un petit sourire désabusé.

- Peut m’importe de perdre mon siège de Sage. D’ailleurs, de la sagesse il n’en reste pas beaucoup dans cette pièce.

- Vous insultez la plus haute institution humaine.

Lina Carolis avait hurlé sa phrase, sa voix dérapant dans l’aigu. Constantin haussa les épaules.

- Je n’insulte pas l’institution, mais ce que nous en faisons. Regardez le spectacle que nous offrons ce soir. Heureusement que personne ne nous voit. Honte sur nous !

Il se détourna, et cette fois gagna la porte à grands pas. Son cœur battait très fort, suite à la décharge d'adrénaline subie lors de son bref affrontement avec madame Carolis. Au fond de lui, il savait depuis longtemps le clash inévitable, et la nécessité dans laquelle il se retrouverait de tenter le tout pour le tout. Mais la partie allait être serrée. En revanche, elle aurait aussi pour effet de stopper le fonctionnement du conseil, jusqu’à ce qu’une commission d’enquête soit diligentée, qu’elle recueille les faits, les expose à la grande chambre réunie en congrès extraordinaire, et qu’enfin celle-ci prenne sa décision. Et même à ce moment là, il faudra encore choisir un remplaçant au Sage destitué, car l'un des deux adversaires le serait forcément, et lui laisser le temps de s’instruire des dossiers en cours. Au bas mot, plusieurs mois pendant lesquels aucune décision ne pourrait être prise, ce qui n'était pas pour lui déplaire.

Il se retira dans l’appartement mis à sa disposition dans l’étage supérieur du palais du conseil, pressé de reprendre des forces. La journée du lendemain promettait d’être chargée : il faudrait déposer sa requête en suspicion légitime au bureau des huissiers, et préparer son dossier avec minutie. Le scandale allait être énorme, et même s’il obtenait gain de cause, cela ressemblait à un suicide politique : comment des Sages accepteraient de travailler avec lui, sachant qu’il était prêt à user d’une procédure que personne avant lui n'avait osé invoquer. A cause de cette démarche, l’institution perdrait de son prestige. Mais il avait mis au point sa stratégie depuis longtemps, attendant seulement que Lina Carolis lui fournisse l’occasion. Et elle était tombée dans le panneau. La précipitation est mauvaise conseillère, il le lui avait pourtant dit !



Constantin ne s’attendait pas à recevoir la visite de Julius Perdeki. Celui-ci avait été son mentor lors du début de sa carrière. Membre de la grande chambre, il avait été pressentit deux fois pour devenir l’un des quatre sages. Mais d’autres lui avaient été préférés. Mystères de la politique ! Il était maintenant un vieillard aux longs cheveux blancs et à la démarche incertaine. Mais une flamme brillait encore au fond de ses yeux. Vu son état de santé, il ne sortait plus guère de sa retraite.

- Votre visite est une grande surprise pour moi, mais aussi un grand plaisir; Comment allez-vous, Julius?

- Je me fais vieux, très vieux et très fatigué ! Et toi, depuis que tu es devenu Sage, comment te sens-tu ?

- Vous vous moquez ! Il ne suffit pas de porter le titre de Sage pour le devenir.

- Heureux de te l’entendre dire !

Le protocole aurait voulu que Julius Perdeki ne s’adresse à Constantin qu’en le vouvoyant, mais les longues années passées ensemble à combattre pour leurs grandes idées, à tous les niveaux de la structure politique de la communauté, avait tissé des liens de quasi filiation entre eux. Constantin continuait à respecter son aîné, même si lui-même était arrivé au niveau suprême de la politique.

Ils étaient installés dans une antichambre transformée en bureau. Constantin n’appréciait pas le luxe de son appartement de fonction, beaucoup trop vaste pour ses besoins. Il s’était «retranché» dans un coin, n’utilisant que la chambre pour se reposer et cette petite pièce pour travailler. Julius jeta un regard autour de lui et sourit.

- Toujours tes goûts spartiates !

- Vous savez ce que je pense de tout ce luxe !

- Tu n’as toujours pas compris que les hommes ont besoin de repères pour juger ! Grand appartement égal grand homme !

- Et grandes colonnades égale grande sagesse ! Tout ça, pour donner le pouvoir à quelqu’un comme Lina Carolis ! Elle l’apprécie, elle, le luxe ! Mais la sagesse…

- Tss, tss… Toi aussi tu juges sur les apparences !

Constantin soupira.

- Ne me dites pas que vous respectez ce qu’elle représente.

- Non, bien sûr. Mais en politique, il ne faut jamais mépriser ses adversaires. Cela conduit à la suffisance et à l'aveuglement.

- Écoutez, Julius. Je ne sais pas pourquoi vous avez entrepris ce voyage pénible, entre votre retraite en mon modeste bureau, mais j’ai l’impression que ce n’est pas pour me féliciter ni m’encourager. Et cela me déçoit beaucoup. Nous avons partagé tant d’idéaux, que je pensais que, si une personne dans la communauté était capable de me comprendre, ce serait vous.

- Et tu avais raison. Te comprendre, oui. T’approuver, non.

- Ai-je eu tord de déposer une requête en suspicion légitime ?

- Bien sûr ! Cette procédure est une véritable bombe nucléaire. Elle ne devrait être utilisée qu’en cas de nécessité absolue, lorsque un Sage est mis en minorité, et que des décisions sont prises pour des raisons mauvaises, sans aucun doute possible. Par contre, s’en servir pour s’affranchir de l’opposition d’un autre Sage, représentant un courant de pensée différent, c’est de la basse politique.

- Il est impossible de travailler avec Lina Carolis. Elle est si autoritaire qu’elle écrase ce pauvre Gunter. Quand à Wilfried, il reste empêtré dans ce jeu d’alliances qui remplace maintenant le débat vrai et la décision indépendante. Depuis des années je me heurte à un mur, entouré de sables mouvants.

- Le mur c’est Carolis, et les sables mouvants tes deux autres partenaires. Très drôle comme image. Mais tu ne t’y es pas inclus. Qui es-tu toi ?

- Je suis le voyageur, qui a le choix entre s’écorcher les mains contre le mur, ou se laisser submerger par le sable. Finalement, j’ai décidé de me munir d’un outil pour abattre ce mur.

- Et les sables mouvants ?

Constantin haussa les épaules.

- Ils ne sont pas foncièrement mauvais. Peut-être trop faibles, trop pusillanimes pour leur fonction.

Julius Perdeki ferma les yeux et médita un instant.

- Tu leur reproches de se laisser dominer par Lina Carolis, mais toi, que leur as-tu proposé ?

- Je ne comprends pas la question. J’aurais du leur proposer quoi ?

- Peu importe. Je voulais attirer ton attention sur le fait que Lina Carolis avait une stratégie, un plan de travail, et que toi, par contre, tu te contentais de critiquer, sans proposer une alternative à laquelle ils auraient pu adhérer.

- Mais je n’avais pas de proposition nouvelle à faire. Les choses me paraissaient satisfaisantes en leur état, et je ne voulais rien changer. Lina Carolis s’est lancée dans une croisade insensée, en opposition à des siècles de non-ingérence dans les affaires de l’humanité ! Ce que je souhaitais, et que je souhaite toujours, c’est que nous restions sur cette attitude. Alors, peut-être pourrons-nous nous occuper de nos propres problèmes, au lieu de jouer les justiciers.

- Je te comprends, et tu sais que mes convictions vont aussi dans ce sens. Mais tu as été mis en minorité, et elle a pu lancer son plan. Et lorsqu’elle rencontre une difficulté, tu en profites pour essayer de l’écarter ou, à tout le moins, à lui faire perdre un temps précieux, afin de tout faire capoter. C’est cela que je te reproche : ne pas respecter l’esprit de nos institutions et remettre en cause la politique déjà adoptée, sous un prétexte fallacieux.

Constantin, stupéfait, écarta les bras d’un geste théâtral.

- Encore une fois, vous êtes la dernière personne de qui j’attendais ce genre de reproches. Avez-vous changé de camp ?

- Non Constantin, je n’ai pas changé de camp. Mais je respecte trop nos institutions pour supporter ce que je suis bien obligé d’appeler tes magouilles.

- Mes magouilles !

- Oui, tes magouilles. Que va-t-il se passer d’après toi ? Qu’elle soit reconnue innocente ou coupable, Lina Carolis va voir son plan fortement compromis par le blocage de nos institutions, provoqué par ta demande. Et je pense que, pour toi, c’est plus important que d’avoir finalement gain de cause. De toute façon, après ça, ta carrière serra finie. Ne vois-tu pas le gâchis que tu vas provoquer ?

- Vous me demandez de retirer ma requête ?

- Je ne te demande rien, je n’ai rien à te demander. Qui suis-je pour le faire ? Je dis simplement qu’il serait souhaitable que tu retires cette requête tout de suite, avant que la situation ne dégénère.

- Et en même temps présenter mes excuses publiques à Lina Carolis ?

- Ça serait mieux.

- Il n’en est pas question. Lina Carolis sera désavouée, et le conseil des sages prônera à nouveau l’attitude qui a toujours été la notre au cours des siècles : la non-ingérence. Peu importe que je sois obligé de laisser ma place de sage, j'aurai joué mon rôle au moment ou il le fallait, et le plan démentiel de Madame Carolis serra enfin stoppé.

Il avait accentué le « Madame » par dérision et ne cherchait pas à cacher le mépris qu'il ressentait pour elle

Julius Perdeki poussa un soupir et regarda son disciple d’un air désolé.

- C’est toi le Sage. Toi seul peut décider ce que tu crois juste. Mais je t’aurais prévenu : tu emploies une mauvaise méthode. Puisses-tu t’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard !



Après le départ de son maître, Constantin Corcan réfléchit longuement à la situation qu'il avait créé, mais le désaccord de Julius le laissait incrédule : il fallait arrêter à tout prix Lina Carolis, et c'est ce qu'il faisait, se sacrifiant volontiers pour son idéal. De toute façon, il n'avait jamais eu d'autres ambitions que de servir la communauté, en respectant les usages ancestraux. Lina Carolis les avaient foulés au pied, et lui-même ne faisait que suivre son devoir, en toute conscience, en utilisant la seule arme encore à sa disposition, quoiqu'il en coûte. Peut-être que ce monologue intérieur était une manière d'évacuer le sentiment de culpabilité qui s'insinuait en lui depuis la visite de Julius Perdeki.

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