Chapitre 18

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Tandis que nous avancions vers la Frontière en traversant le camp, il ne perdait pas une occasion pour me frôler, pour poser une main au creux de mes reins. Sentir sa présence toute proche de moi me rassurait et tenait la folie quelque peu à distance. Était-ce conscient de sa part ? Je ne pensais pas. Il me permettait de ne pas me perdre dans la noirceur des pensées qui tentaient de s'installer.

Je vis de nombreux regards se porter sur notre proximité. Je ne doutais pas que la Reine serait vite informée d'une présence féminine près de son fils. J’espérais que la teinte ébène de mes cheveux et mes lentilles vertes la tromperaient. Ash m'avait reconnu tout de suite, mais il me connaissait très bien après le temps que nous avions passé ensemble. Ça me faisait chaud au cœur qu'après tant de temps loin de l'autre ça ne l'ait pas trompé.

Au cours de nos voyages, je m'étais glissé dans la peau de Jade. Je venais d'une famille de négociants. Ayant vu ma famille périr à cause de brigands et étant Dotée, je m'étais orientée vers les Maîtres Guerriers. J'expliquais cela à Ash tout en me demandant s'il n'était pas temps de faire tomber le masque. Je devais d'abord en parler à Oregon car ça risquait de faire d'elle une cible privilégiée.

J'étais devenue beaucoup plus forte qu'au moment où j'étais partie et je savais que les sbires d'Arenlone n'étaient plus aussi vigilants qu'au début. Ils ne se précipitaient plus à la moindre rumeur. Je ne comptais plus le nombre de fois où nous avions dû partir en catastrophe d'un endroit car quelqu'un pensait avoir vu l'Enfant de Lune. Et même si c'était juste des délires hallucinatoires, car ils ne parlaient pas forcément de moi, nous ne pouvions prendre le risque de rester. À cause de tout ça, nous avions pendant longtemps évité les villes trop importantes, nous contentant de ce que la nature avait à nous offrir.

Au premier coup d'œil, la Frontière semblait lisse. En s'en approchant, on se rendait compte que les blocs étaient scellés tellement proche les uns des autres qu'on ne voyait que très peu les jointures. De temps en temps, un hurlement bestial émergeait et glaçait le sang. En plus de l'influence néfaste du mur, ces cris vous usaient l'esprit.

— Ça fait longtemps que tu es ici auprès du mur ?

— Ça fait presque un an. J'ai été envoyé ici juste après ton départ de l'Académie.

— Et tu supportes cette ambiance depuis aussi longtemps ?

J'étais sincèrement étonnée. Comment faisait-il pour ne pas devenir fou ?

— Je suis loin d'être aussi sensible que toi à lui. Il représente seulement un léger inconfort. Tu ne pourras pas rester longtemps ici, c'est trop risqué aussi bien pour toi que pour nous.

— C'est bizarre, il m'attire autant qu'il me repousse. Comme si une force voulait m'éloigner alors que c'est comme si le mur me reconnaissait.

Tout en disant ces mots, j'étais inlassablement poussée à m'approcher des briques composant ce mur infranchissable. J'étais comme hypnotisée et ma main se tendit vers lui. J'entendis une voix que je connaissais me crier d'arrêter et de m'éloigner. Je ne l'écoutais pas, je ne l'entendais pas, je m'en fichais. Je devais le toucher. On essaya de m'en empêcher, mais je balayais l'obstacle tel un fétu de paille.

Mes paumes rencontrèrent ces rocs qui me parurent souples et vivants. Je sentais la terre se mettre à vibrer et à pulser sous mes mains, résonnant dans tout mon corps. Je me fondais dans le mur, ne faisant qu'un avec lui. Il n'y avait plus de limite entre ma chair et celle de la Frontière.

J'étais totalement désorientée. Je ne savais plus où je commençais et où je finissais. J'étais un tout, tout en étant rien. Je baignais dans le plaisir, tout en ressentant de la douleur dans chacune des cellules censées composer mon corps. Un hurlement autant d'agonie que d'extase résonna autour de moi avant qu'il ne parvienne à mon cerveau que ce son inhumain venait de moi. La Bête et moi fondîmes pour ne plus faire qu'un. Son aspiration à tout détruire s’enchaîna avec ma volonté de protéger ce qui était mien. Sa force et ses attributs physiques se lièrent à ma condition humaine. J'avais l'impression d'être une de ces créatures de l'autre côté, deux essences fondues l'une dans l'autre mais j'espérais que cette fois-ci ce serait pour le meilleur plutôt que pour le pire. Sur ces pensées, je repris brutalement possession de mon corps et perdis connaissance.

Je me réveillais allongé dans un lit bien moelleux et douillet. J'attendis un instant avant d'ouvrir les yeux. J'étais revenue dans notre tente. Je poussais un couinement misérable. Oh punaise, une douleur lancinante résonnait dans le moindre de mes muscles. J'avais l'impression d'avoir été passée à tabac. Malgré tous les entraînements qu'Oregon m'avait faite subir et les kilomètres que nous avions faits, je n'avais jamais eu aussi mal.

Je rouvris les yeux; que je ne me souvenais pas avoir refermés pour voir le visage inquiet d'Ash au-dessus de moi. Ne m'attendant pas à ça, je sursautais, ce qui fit redoubler mes élancements. Je me mordis l'intérieur de la joue pour ne pas hurler.

— Oh mon ange ! Tu nous as fait une peur bleue !

— Mpfmpr.

Il me regardait, interrogatif, en attendant que je reprenne de façon intelligible.

— C'est juste un petit évanouissement.

Ma voix était rauque.

— Elisabeth, ça fait cinq jours que tu es dans cet état. On pensait que tu ne te réveillerais plus.

J'ouvris et refermai la bouche comme un poisson sorti de l'eau. Cinq jours ? Et j'avais encore l'impression d'être passée sous un rouleau compresseur.

— Je vais te chercher à boire.

Il se passa la main sur le visage, soulagé, avant de déposer un baiser sur mon front puis sortir. Visiblement, Oregon attendait son tour devant la porte car elle ne perdit pas une minute pour entrer. Ash l'attrapa par le bras en lui assénant un « doucement » d'avertissement. Il ne la lâcha qu'une fois son assentiment donné.

— Qu'est ce qui t'a pris de toucher le mur comme ça ? Inconsciente !

Elle était furibonde. J'étais sonnée par tant d'aigreur et de rage dans son intonation.

— Je n'ai pas ....

Je ne pus finir qu'elle se jeta sur moi pour me serrer dans ses bras.

— J'ai cru t'avoir perdue.

Elle hurlait presque et malgré la douleur qui faisait vaciller mon âme, je la sentais trembler contre moi. En sentant de l'humidité dans le creux de mon cou, je compris qu'elle pleurait. Ca me fit au moins autant un choc que de savoir que j'étais restée cinq jours dans une sorte de coma. Cette force de la nature dans cet état-là ? C'était vraiment grave.

— Nous avons essayé de t'éloigner du mur, mais tu te transformais en bête de cauchemars et nous empêchais d'approcher. Tu as envoyé Ash valser à plus de dix mètres sans efforts.

Elle s'était redressée après avoir discrètement essuyé ses yeux. Voyant mon air alarmé, elle s'empressa de me rassurer.

— Ne t'inquiète pas, personne n'est blessé. Nous avons été contraints d'attendre que tu détaches de toi-même. Tu n'as pas l'air si surprise que ça.

J'étais un peu honteuse. Je ne lui avais jamais parlé de la Bête, même si aujourd'hui ce n'était plus tout à fait ça.

— Quand je suis menacée, je me transforme. Je ne sais pas comment ça se fait. Mes yeux deviennent rouge écarlate, mon visage s'allonge, ma voix devient plus rauque et mes dents poussent. J'ai aussi les doigts qui deviennent de vrais griffes.

Je marquais une pause.

— Et c'est tout ?

— Malheureusement non. Je perds tout sens moral.

Les larmes me montèrent aux yeux. Je les retenais du mieux que je pouvais.

— La première fois j'ai failli tuer ma meilleure amie ... Et là quand j'ai touché le mur, c'est comme si j'avais réellement fusionné avec elle, alors qu'avant, nous étions deux entités séparées.

Elle était pensive, voire inquiète. J'étais mal à l'aise sous son regard insistant, comme si elle disséquait la moindre parcelle de moi-même. Je me tortillais.

— Dis-moi quelque chose.

Ma voix était toute basse et faible. J'avais peur du regard qu'elle allait maintenant porter sur moi. J'étais un monstre de foire, juste bon à enfermer. J'étais certaine qu'elle allait m'abandonner.

— Je me doutais bien que quelque chose clochait. Ça fait bien longtemps que je n'ai pas vu ça. Il faut qu'on aille à l'Académie.

— Non ! C'est trop risqué ! Ils me reconnaîtront et c'est toi qui trinqueras !

— Elle a raison Ellie.

C'était Ash qui rentrait.

— J'ai entendu une partie de votre conversation. C'est là qu'il y a la plus grande bibliothèque et où on pourra trouver des infos sur ce qu'il t'arrive. Et puis, tu ne pourras pas toujours fuir.

— On ?

— Bien sûr, je viens avec vous. Il est hors de question que je te laisse à nouveau !

— Bon les amoureux je vous laisse roucouler, je vais rassembler nos affaires et seller les chevaux.

Sur ce, elle sortie de la chambre et Ash vint s'installer près de moi.

— J'ai peur que tu m'abandonnes à nouveau.

— J'en suis incapable mon ange. Ces mois loin de toi ont été une véritable torture, tu es tout pour moi. Je défierais mes parents s'il le faut.

Même si je restais dubitative, j'avais envie de croire à la sincérité de son discours. Ses yeux brillaient de conviction. L'étau autour de mon cœur se desserra légèrement.

Je tentais de me lever mais j'étais encore faible.

— Comment veut-elle qu'on y aille alors que je sais à peine me lever ?

— Elle voulait juste nous laisser un peu d'intimité. Elle ne peut pas vraiment préparer ses affaires alors qu'on est dans votre tente ...

La tension momentanément redescendue, je m'esclaffais.

Nous attendîmes le lendemain matin pour prendre la route. Une fois à bonne distance de la frontière, Ash soigna le plus gros de mes douleurs, ce qui nous permit d'accélérer notre trajet. J'étais pressée de revoir Syrae mais pas le reste de leur famille de cinglés.

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