1.

7 minutes de lecture

— Mince ! m'exclamé-je à voix haute.

Le stylo tombe de mes poches. Je m'arrête brusquement dans ma course et me retourne vers le quai, tenant mon chapeau sur la tête.

Je pousse la foule en lâchant des "Excusez-moi, pardon !" et pourchasse mon stylo. Je me penche pour le récupérer mais la foule m'emporte soudainement en arrière et je le vois s'éloigner de moi.

Je serre instinctivement ma valise ainsi que ma pochette d'art plastique contre ma poitrine pour les protéger des coups. J'hésite à faire demi-tour pour aller le chercher, mais la voix de la SNCF ne m'en laisse pas la possibilité. Je pince mes lèvres.

Et puis zut ! Je n'ai pas de temps à perdre !

Le train roule à vitesse lente et met un temps monstrueux à s'arrêter. Je me faufile entre les passants pour me placer en premier. Les portes s'ouvrent et je me précipite alors vers ma place, côté fenêtre : j'ai besoin de voir le paysage car la route va être longue.

Je pose mon bazar sur la table ; ma trousse se renverse. Je lâche des grommellements et m'applique à tout ramasser. Le passager en face de moi me jette un regard ambigu avant de replonger dans sa lecture.

Les portes automatiques sont en train de se refermer lorsque je m'assois enfin confortablement sur un siège en mousse rouge.

Les autres passagers continuent de s'installer à leur place attribuée. Certains se trouvent autour d'une table, d'autres partagent des sièges à deux. Quelques enfants courent excités sur le chemin qui mène à l'autre compartiment, tandis que d'autres restent calmement près de leurs mères silencieuses.

Pendant que le train prend son départ, je m'emploie à compter mes affaires. Je remarque que tout est bon, à l'exception de mon stylo que j'ai perdu en cours de route.

J'essuie les gouttes de sueur qui sont venues s'emparer de mon visage, puis je ris nerveusement devant la personne qui voyage avec moi.

— Excusez-moi pour cette agitation mais j'ai si hâte !

Il ne m'adresse aucun signe de compassion.

— Vous voyez cette pochette ? Eh bien vous pouvez lui dire adieu ! je continue à lui raconter mes aventures.

L'inconnu déplace ses affaires pour les décoller des miennes.

— J'ai décidé de plaquer mes études pour rejoindre cette fille, ce n'est pas génial ?

Je le regarde attentivement tout en agitant nerveusement mes genoux. L'inconnu baisse son livre et soupire.

— Je suis content pour vous, monsieur, mais laissez-moi lire ! s'agace-t-il.

— Oh ! Je vois, vous lisez Phèdre de Racine ? Une si belle histoire remplie de suspense et d'amour, je vous le fais pas dire ! Pauvre Phèdre, elle qui ne voulait pas aimer son...

— Vous ne voyez pas que j'essaye de lire ?!

Mes lèvres se cousent. Je souhaite lui expliquer ce qui m'arrive, lui dire à quel point je suis heureux ! Que je désire le faire pour elle, rien que pour elle...

Oh si seulement tu savais combien je suis content de me tirer de cette ville !

Je pianote sur la table. Je fixe de nouveau l'inconnu. Je soupire, voulant m'exprimer avec cet homme, mais apparemment je le dérange...

— Vous pouvez arrêter de me fixer comme ça ? J'ai l'impression d'avoir un chien impatient devant moi.

— Désolé, c'était plus fort que moi...

L'homme lâche un "Merci !".

Mes joues gonflent d'envie de tout lui dévoiler. Je me retiens en m'occupant de mon côté. J'ouvre ma pochette. Des feuilles voltigent dans tous les sens. L'homme en a marre de mes bêtises. Il se redresse en ronchonnant et part vers un autre siège.

— Attendez ! Vous n'avez pas encore vu mes dessins !

Il me claque la porte coulissante au nez. Je me retiens de lui courir après et rassemble toutes mes feuilles. Je me rends alors compte que ces dessins, ces plans de travail mal organisés, ne servent plus à rien.

Ma mère voulait que je fasse des études d'architecture mais j'ai échoué... Je ne pouvais pas continuer dans ces circonstances. J'examine en détail mes plans : les traits sont visibles et marqués par un gros stylo, au feutre noir.

Les incohérences me sautent ensuite aux yeux : les maisons disproportionnées, les fenêtres plus grandes que le toit... Je m'affale sur le siège tout en soufflant une mèche de cheveux volante, puis, je referme la pochette vide et ouvre la fenêtre.

Je lance alors les fines feuilles de papier blanc à travers la vitre, glorieux. Adieu ces cours et bonjour la liberté ! Je suis si heureux de ne plus retourner en arrière !

Ma mère sera-t-elle au courant de mon acte ?

Non, je ne lui ai rien dit et je préfère qu'elle ne sache rien de mes plans. Après de trop nombreuses années, j'ai finalement décidé d'aller rejoindre cette fille. J'ai compris que ma place n'était pas ici mais en Suisse.

C'était son rêve depuis que je l'ai rencontrée au lycée. Elle voulait vivre de ses passions et je veux dorénavant réaliser son souhait à sa place.

Je vais devenir berger pour cette fille. J'ai cherché plusieurs stages avant mon départ et la seule place que j'ai trouvée est en Suisse.

Ils disent qu'ils m'acceptent en stage pour trois mois. C'est parfait ! Je compte le suivre et en apprendre davantage. Je sais que ma mère va piquer une crise de nerfs, mais ce qui m'importe c'est la liberté.

Je croise le regard des autres personnes. Ils détournent rapidement les yeux sur leur téléphone. Décidément, j'ai l'impression d'être un vrai moulin à paroles pour eux. Les coudes posés sur le bord de la fenêtre, je tourne mon attention vers le paysage.

Il défile dans une lumière éblouissante. La clarté du soleil contraste avec la pénombre des forêts. Quelques paysans s'occupent de leur culture dans les champs colorés de blés dorés. Le bruit du train adoucit mon empressement et je prends le temps de respirer la bonne odeur de la campagne.

J'ai étudié pendant trois ans. Trois années à regarder des maisons, à les dessiner, à ne rien saisir et à me bourrer le crâne. J'ai pourtant essayé de comprendre mais, apparemment, ce n'était pas mon domaine. Comment vais-je faire pour expliquer la situation à ma mère ?

* * *

Plus tard dans la journée, un énorme changement de paysage vient me bouleverser le cœur. À la place des forêts, les silhouettes de grandes montagnes se forment au loin. De la neige décore le sommet de leurs pics et la vue d'un immense lac à la surface scintillante embellit mon visage d'excitation.

J'ai le souffle coupé. Je n'arrive pas à croire que je suis enfin en Suisse.

Le train roule à grande vitesse. Des voitures différentes de Londres défilent sous ma fenêtre, des piétons traversent les routes et de longs bâtiments s'affichent sous mes yeux, les faisant pétiller à la découverte de cette nouvelle ville.

Je n'arrive plus à trouver les mots. Les bureaux d'affaires sont magnifiquement détaillés à travers leurs vitres transparentes. Je peux même apercevoir quelques personnes travailler dans leur bureau.

Tout à coup, un voile noir vient me masquer la vue. Je passe alors la tête à travers la vitre pour sentir le courant d'air me rafraîchir les joues. Le tunnel touche presque mes cheveux et j'agrippe fortement mon chapeau d'été à cause des rafales de vent.

Tant de joie envahit mon cœur. Quand nous approchons de la fin du tunnel, j'écarquille les yeux sur le monde à venir.

Je tombe alors sur un magnifique panorama de la ville. Les maisons sont posées sur des collines, les bateaux frétillent sur les vagues accompagnées des montagnes qui surplombent la vue. Je suis ému par ce beau spectacle.

Je tourne la tête vers la gauche : la gare approche. Je prépare mes affaires et attends stressé sur le siège.

Arrivé, je me précipite comme un gamin de cinq ans vers les portes. Encore une fois, je dépasse tout le monde pour regarder la ville qui s'offre à moi. Je sens que je vais me plaire ici. Je farfouille dans mes poches et pose mes affaires sur le quai.

Le train repart ensuite à sens unique laissant un coup de vent froisser mes vêtements. La foule se disperse rapidement sur les quais : ils partent vers la sortie, tandis que moi, je me gratte la tête pour déchiffrer l'adresse.

— 14 route du Lac... murmuré-je.

Je lis attentivement en repositionnant mes lunettes. Je le répète plusieurs fois jusqu'à ce qu'un individu me percute. Je grommelle, puis une idée me traverse l'esprit.

— Attendez, monsieur ! Monsieur ! je crie après lui.

Je prends mes affaires et me précipite vers lui. Celui-ci emprunte les grands escaliers qui mènent à l'immense hangar. Je le poursuis tout en restant prudent avec mon chapeau et tourne la tête dans tous les sens pour ne pas le perdre de vue. Lorsqu'il ralentit enfin, je me place à côté de lui et tapote son épaule.

Il se retourne, vêtu d'un costard de travail. Son menton ressemble à un carré géométrique et son nez crochu s'accorde avec sa barbichette farfelue blanchâtre.

Je reprends mon souffle et lui tends la carte. Il lève un sourcil, l'air perturbé.

— Excusez-moi de vous déranger, monsieur, mais vous savez où se trouve cette adresse ?

L'homme lit la carte. Il secoue la tête.

— Désolé, monsieur, mais cette adresse n'existe pas, répond-il.

Je suis outré.

— Vous en êtes certain ? Pourtant, on m'a dit que c'était la bonne adresse...

— Vous vous trompez, m'affirme-t-il sûr de lui.

Je me gratte la tête. Zut, je ne pense pas pouvoir m'en sortir... Comment vais-je m'y prendre ?

— En tout cas, si vous cherchez un lac, il y en a un pas très loin.

Sa phrase m'intrigue.

— Il se trouve à huit minutes de marche. Vous sortez de la gare, traversez le musée cantonal des beaux-arts, puis continuez par la plage de Vidy-Bourget et le compte est bon.

— Attendez, attendez ! Vous, vous dites que je suis à Lucerne ?!

Il éclate de rire.

— Bienvenue à Lucerne, mon cher petit !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Helorine9 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0