Anne - 7

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Lorsque je me réveil, je mets du temps à comprendre ce que je fais dans le canapé. La soirée me revient par bribe. D’abord, je souris au souvenir des caresses de ma barmaid, puis je me renfrogne. Éric… Quelle heure est-il ? 10 h, c’est étonnant qu’il ne soit pas levé. Ou peut-être qu’il est déjà parti bosser à cause de son problème de serveur. Lui aussi a un problème de serveur. Je ris toute seule. Ce n’est pas le même genre de serveur.

J’envoie valser le plaid avec lequel j’ai dormi et m’arrache au canapé. J’ai faim. Trainant les pieds jusqu’à la cuisine, je fouille dans placards presque vides. Ah, il reste un fond de céréales, parfait. Le nez au-dessus de mes cornflakes, je réfléchis à tout ce que ma décision implique. Heureusement, nous ne sommes pas propriétaires de la maison. Qu’est-ce que je vais lui dire ? Même s’il mérite d’entendre la vérité sur ce que je ressens, je vais devoir choisir mes mots avec précautions. Je débarrasse mon bol et retourne m’étaler dans le canapé. Je soupire. Mais quel bordel… Mon téléphone vibre. Je jette un regard en biais à l’écran et m’enfonce un peu plus sous le plaid. Éric vient de me dire qu’il a réservé une table pour ce soir, pour se rattraper d’hier. Aaah, mama… Le comble serait qu’il me demande en mariage. J’éclate de rire. Non, ce ne serait vraiment pas son genre !

Si. Ahurie, je regarde le petit écrin de velours vert. Assorti à mes yeux à n’en pas douter. Mon cœur se serre. Je ne sais plus si je dois rire ou pleurer. J’aurais dû parler en premier…

– Non Éric. Je veux qu’on se sépare… je murmure.

Sa main retombe, son sourire s’efface. Il me regarde longuement sans rien dire. Sa respiration est lente et calme. Il finit par refermer l’écrin et dit doucement :

— Je savais que tu finirais par me quitter. Je crois que j’ai fait cette demande ce soir parce que j’avais peur. Je me suis dit bêtement que ça nous soignerait.

Je pince les lèvres. Je n’avais pas prévu cette réaction. En le regardant, je le trouve à la fois triste et serein.

— Pourquoi tu dis que tu le savais ?

— J’ai toujours eu peur que tu t’ennuies avec moi. Je sais que je peux pas te stimuler comme tu l’aimerais. Je suis pas aussi intelligent que toi. Ça fait plusieurs semaines que tu es distante et que je n’arrive pas à avoir de liens avec toi.

Je tombe des nues. Je ne me suis absolument pas rendu compte de ça.

— Je suis désolée…

— Ne t’excuse pas d’être toi-même. C’est moi qui ne te conviens pas.

Il me sourit. Je ne sais pas quoi faire. Je me cache derrière mon verre de vin que je sirote comme il est peu élégant de le faire.

Finalement, le repas se termine silencieusement, puis nous rentrons ensemble. Nous discutons des choses que nous allons devoir faire à partir de maintenant. Il propose de me laisser la maison et prendre une chambre d’hôtel, mais je refuse. C’est moi qui prendrais une chambre.

J’ouvre les yeux sur le plafond blanc de cette nouvelle chambre. On est lundi matin. J’ai pris une loc chez l’habitant en attendant de me trouver un appart. Je m’extrais mollement du lit. Je m’habille, un sourire naissant sur mes lèvres. Je suis libre. J’aimerais revoir ma danoise.

Un peu hébétée, je regarde Jade s’éloigner. Je me demande bien ce qui lui prend. Je pensais ce rituel bien établi. Je remarque que les autres élèves restés dehors là regardent aussi avec étonnement. Eux aussi pensaient que « l’affaire Bonnet » était de l’histoire ancienne.

— Ne vous en faites pas pour elle, je lui parlerai plus tard, dis-je en haussant les épaules.

Je ferme la porte derrière le dernier élève puis m’installe sur le bureau comme à mon habitude. J’avais un prof qui faisait ça pour briser la glace en début d’année. Cette attitude décontractée met les élèves en confiance, j’aime bien. Je m’apprête à faire l’appel, quand Éloise lève la main. Je lui fais un signe de tête.

— Qu’est-ce qu’elle a, Jade ?

— C’est-à-dire ?

— Bin, c’est-à-dire qu’avec les autres, on la connait depuis longtemps, et c’est la première fois qu’elle se comporte moins bizarrement en classe avec un prof, alors on voulait vous demander si vous saviez ce qu’elle a.

Je suis très intéressée qu’Éloise me pose cette question. Personne n’a dû expliquer à ces gosses les particularités de Jade. Qui aurait su, d’ailleurs ?

— Alors avant que je dise quoi que ce soit, expliquez-moi ce que vous trouvez de « bizarre » comme vous dites.

— Bah, elle pète des câbles, lance Romain, un chouette gamin que j’aime beaucoup.

— Et elle fout rien du tout, alors qu’elle ne redouble pas ! surenchérit Lucas, contrarié.

— Et puis elle comprend rien à rien aux autres, reprend Éloise. On a un peu l’impression que les codes sociaux elle ne les connait pas, quoi. Ce qui est bizarre pour une terminale !

Je souris. « Codes sociaux ». Je parierai que ce sont les mots de ses parents.

— Jade est un zèbre. C’est comme ça que l’on appelle les enfants « surdoués ». Son QI est au moins supérieur à 130, et certainement supérieur à 150, là où la moyenne se situe entre 90 et 100.

— Tant que ça ? s’exclame Gaël.

— Je pense oui.

— Mais alors, si elle est aussi intelligente, pourquoi elle nous comprend pas ? Demande Louisette, la meilleure amie d’Éloise.

— De la même manière que vous ne la comprenez pas. Le plus grand problème des zèbres, c’est le quotient émotionnel. Ils en ont peu ou pas. Je veux dire par là qu’ils ne ressentent pas très bien les émotions comme tout le monde. Ne les comprennent pas bien. Ils ont aussi énormément de mal à comprendre les relations interhumaines, très complexes et illogiques pour la plupart, là où eux ont esprit avec souvent une rationalité poussée à l’extrême.

— C’est un peu l’inverse des débiles qui aiment tout le monde en fait !

— Erwan ! je m’exclame en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que c’est que cette façon de parler ! Bon, cela dit, c’est un peu l’idée. Mais n’oubliez pas que ce que j’ai dit ne sont que des généralités. Évidemment, chaque zèbre est différent, et certains n’ont aucun problème relationnel. Voir même, ont un quotient émotionnel bien plus élevé que la moyenne.

— Et du coup, pour Jade ? reprend Éloise.

— Et bien Jade, d’une part elle s’ennuie mortellement, je pense, et vous êtes d’accord que l’on est jamais très agréable lorsqu’on s’ennuie. Ensuite, elle a certainement beaucoup de mal à s’adapter à vous. Si vous ne faites aucun effort de votre côté pour la comprendre et vous adapter aussi à elle, ça ne peut pas fonctionner. Je ne vous jette pas la pierre en disant ça, bien au contraire. Ce n’est pas possible de vous adapter si personne ne vous a jamais dit quoi faire.

Un long silence suit ce que je viens de dire. Tous les yeux sont rivés vers moi, pensifs. Je suis étonnée de voir autant de sollicitude de leur part pour Jade. Les ados ne sont pas réputés pour être tendres envers leurs pairs. Peut-être est-ce le fait d’être dans un petit lycée avec des têtes connues de longue date ? En tout cas, il est clair que je prendrais le temps aujourd’hui pour leurs questions. Après tout, la vie de classe est mon travail de professeur principal.

— Pourquoi on les appels les zèbres ? demande Lucas.

Je crois que les autres le regardent avec le même étonnement que moi. Il a posé une question pertinente.

— Imagine que nous sommes tous des chevaux. Eux aussi veulent se fondre dans le troupeau pour pas qu’on ne les repère, être comme tout le monde. Mais ils sortent quand même du lot. Un zèbre parmi des chevaux ordinaires.

— Ok, je vois.

Éloise et Louisette se retournent et chuchotent avec des camarades derrière elles. On dirait un conciliabule. Éloise se retourne brusquement et demande :

— Est-ce que vous pouvez nous aider à lui écrire quelque chose pour qu’on se comprenne mieux ?

Je lève un sourcil. Étonnant et intéressant.

— Euh, oui, bien sûr. Qu’est-ce que vous voulez lui dire ?

— Euh, je sais pas, qu’on l’aime comme elle est ?

D’autres filles hochent la tête, tandis que quelques gars ricanent gentiment.

— C’est un peu mièvre, Elo, non ? commente Erwan.

— Bah t’as une autre idée ? rétorque-t-elle

— Qu’on l’apprécie malgré sa différence.

— Alors « malgré », c’est plutôt péjoratif, j’interviens.

Ils réfléchissent plusieurs minutes à la bonne formation. De mon côté, je cherche une façon de transformer ça pour Jade. Mes yeux se posent sur le renard qu’elle a codé en équation. C’est parfait ! Et ça fera bosser mes élèves sur les équations à inconnues.

Je regarde ma montre. Il reste un peu plus d’une heure et quart pour arriver au bout du projet. Je leur expose mon idée et ils sont très emballés. C’est amusant de les voir autant s’investir. Je pense leur proposer ce genre de projets plus souvent.

Lorsque le cours se termine, Éloise rédige au propre la dernière formule. Elles ne sont pas très complexes, mais les résultats des inconnues se réfère ç un code à chiffre. J’ai ajouté ma touche personnelle en créant une clé complexe pour trouver le code.

— Vous lui donnerez ? Vous saurez expliquer mieux que nous.

— Tant que l’un de vous ira la voir aussi.

— Entendu !

Mes élèves sortent de la classe avec un large sourire qui finit par me contaminer. Je ferme la porte derrière eux et lance la bouilloire que j’ai laissée dans ma classe lorsque je ne rejoins pas mes collègues dans la salle des profs. Au bout de quelques minutes, j’entends trois coups rapides frappés à la porte.

— Entrez !

Jade passe la tête. Je lui souris pour l’inviter à entrer.

— Je me suis mal comportée. Je vous prie de m’excuser.

Ses yeux glacials me fixent intensément.

— J’accepte tes excuses.

— Merci.

Cet échange est très procédurier, mais il est simple et logique pour Jade. Elle fait volteface et est prête à s’en aller.

— Renart ?

Je retiens un sourire. Je ne vais pas me formaliser de l’absence de particule ? Je me sens assez vieille comme ça.

— Oui, Jade ?

— Je voulais vous dire que j’ai 169 de QI.

— Je m’en doutais. Pourquoi était-ce important de me le dire ?

— Parce que vous en êtes une, vous aussi. Vous êtes la seule qui m’accepte, alors je voulais que vous sachiez qui je suis.

— Jade, heureusement que tu ne te résumes pas à ton QI. Ta personnalité est bien plus riche que ça.

— Je sais pas.

— Et tu serais surprise de savoir qui d’autres t’accepte comme tu es.

Je lui tends le mot que l’on a rédigé durant ce cours.

— Tes camarades m’ont demandé un moyen de communiquer avec toi avec un langage que tu comprends plus facilement que les mots.

Jade me regarde avec une pointe d’étonnement au fond des yeux. Elle prend le papier et le déplie. Son regard parcourt la feuille à grande vitesse, son visage reste impassible.

— Qui en a eu l’idée ?

— Éloise.

— Tu les as aidés ?

Absorbée par le mot, les conventions sociales lui passent par-dessus la tête. Inutile de la corriger. Ces conventions n’ont pas de sens pour elle.

— Très peu, j’en ai profité pour leur faire travailler les fonctions.

— Et le code

Je souris, masquant mal ma petite fierté.

— Il est de moi.

— Ingénieux. « Ta différence est ta force, nous t’apprécions comme tu es. », lit-elle à haute voix.

Elle lève la tête et me fixe sans rien dire. Elle ne me regarde pas vraiment. Je vois qu’elle réfléchit.

— Il faut que je les remercie ?

— Oui. Pour qu’ils sachent que tu as bien reçu leur mot et que tu dises ce que tu penses.

— D’accord.

— Est-ce que tu sais ce que tu en penses ?

— Je suis surprise. S’ils font un effort, j’en ferais aussi.

La cloche sonne. J’attrape et lui tends son sac, et lui fais signe de filer à son prochain cours.

Une nouvelle classe entre, je ferme la porte et commence mon cours.

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