La malédiction de Boris

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Dans quatre heures, trente-six minutes et… quinze secondes, le cauchemar sera terminé, se dit Boris en regardant sa montre nerveusement. Enfin, jusqu’à la prochaine fois… Maudite gitane ! maugréa-t-il.

Seul dans la salle d’attente du docteur Vircolac, il examina la pièce en imaginant de quelle façon il pourrait y trouver la mort. Il avait repéré l’extincteur automatique installé au plafond en entrant. Cela n’éliminait pas totalement l’incendie, mais comme le cabinet se situait au rez-de-chaussée du pavillon, il avait toutes les chances de pouvoir s’en sortir en cas de départ de feu. L’explosion au gaz ? Rarissime. Alors quoi ? Le tueur fou furieux ? L’avion, la météorite qui s’écraseraient sur la maison ? Non, de toute façon la mort frappait presque toujours dans des conditions bien moins glorieuses. Le plus probable ce soir, ce serait l’accident de voiture, sur le retour.

Mais pourquoi n’était-il pas resté bien tranquillement chez lui, comme d’habitude ? se demanda Boris au supplice. Quelle folie ! Il regarda sa montre une nouvelle fois.

Dehors c’était le cœur de l’hiver, entre chien et loup.

Il entendit la secrétaire ranger ses affaires et quitter le cabinet. Boris l’avait trouvée jolie. À mon âge, se lamenta-t-il, je devrais être marié avec une femme comme ça, et peut-être même avoir des enfants. Au lieu de ça…

– Monsieur Ghinion.

Boris sursauta lorsque le psychiatre appela son nom depuis le seuil de la salle d’attente. Il se leva pour le saluer et sa main disparut dans une grosse paluche velue. Puis ils passèrent dans le bureau du médecin.

Boris ne l’avait jamais rencontré, mais il se sentit immédiatement en confiance avec cet homme imposant aux sourcils broussailleux qui se rejoignaient au-dessus du nez. Il dégageait une certaine mélancolie derrière sa barbe poivre-sel. Pourrait-il enfin mettre un terme à son calvaire ? se demanda Boris. Il regarda sa montre à nouveau. Quatre heures, trente minutes de plus à tenir.

Le bureau de Vassilie Vircolac était faiblement éclairé. Le psychiatre ouvrit une nouvelle page de son cahier et nota les détails de Boris, de ses gros doigts aux ongles rougeâtres, puis l’invita à exposer son problème.

– Eh bien voilà docteur, commença Boris péniblement, je n’en peux plus, je suis au bout du rouleau… C’est la première fois que je consulte, vous savez. J’aurais dû le faire il y a longtemps, évidemment, mais là, ce n’est plus possible : c’est un enfer perpétuel et il faut que ça s’arrête. Vous devez m’aider, docteur ! s’écria-t-il avant de baisser la tête, embarrassé.

– Prenez votre temps, Monsieur Ghinion, répondit calmement le psychiatre. Quelle qu’en soit la nature, nous allons analyser ensemble vos difficultés et faire en sorte de trouver la clé pour les résoudre. Je vous écoute, parlez-moi de cet « enfer » que vous vivez, quelle en est la cause ?

Boris soupira.

« Tout est la faute de cette maudite gitane, vous comprenez... J’avais sept ans à l’époque, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Ma mère nous avait déposés à la fête foraine, avec mon copain Matthieu. On avait fait pas mal de manèges, on rigolait bien. Et puis on a repéré la roulotte de la voyante, dans le renfoncement entre deux stands. Il nous restait encore quelques sous et on s’est dit « chiche ! ».

Matthieu y alla en premier et il ressortit en gloussant, quelques minutes plus tard. Je lui ai demandé ce qu’avait prédit la voyante, mais il n’a rien voulu me dire avant que j’y aille moi-même.

Je suis rentré à mon tour dans la roulotte. Il faisait sombre, ça sentait l’encens. La vieille gitane était installée dans le fond, derrière sa bougie, avec un voile noir sur le visage. Elle m’a fait assoir devant elle et m’a réclamé les sous. Il y avait tout un tas d’accessoires de magie et de divination autour de nous. Puis elle m’a pris la main gauche et a commencé à scruter les lignes de ma paume, pendant plusieurs secondes d’affilée. Et tout d’un coup, elle a levé la tête, comme en état de choc, et elle m’a dit :

« Fais attention, petit ! Le 28 janvier sera un jour funeste ».

Je me souviens encore de son regard épouvanté, à travers son voile. J’ai eu peur et je suis sorti de la roulotte en courant. Matthieu m’attendait dehors. Il s’est moqué de moi en voyant ma tête, mais on a fini par en rigoler, tous les deux. La gitane lui avait prédit qu’il se marierait deux fois et qu’il serait riche quand il sera grand, alors forcément, il fanfaronnait. Quant à cette histoire de 28 janvier, ça nous semblait vraiment stupide, d’autant plus qu’on était au mois d’août. La vieille avait voulu m’effrayer et j’avais marché comme n’importe quel gogo… »

Boris fit une pause et regarda sa montre. Quatre heures, dix-sept minutes à tenir, se dit-il.

– Oh, ne vous tracassez pas pour l’heure, Monsieur Ghinion, indiqua le psychiatre d’un ton apaisant. Vous êtes mon dernier rendez-vous, ce soir, nous pouvons prendre le temps qu’il faut.

– À vrai dire docteur, reprit Boris embarrassé, je ne m’inquiète pas vraiment pour le rendez-vous… C’est que… enfin, nous sommes le 28 janvier aujourd’hui, et Dieu merci, cette journée est bientôt terminée.

– Le 28 janvier… Que voulez-vous dire ?

– Que je risque de mourir ce soir, docteur ! s’écria Boris. Tant qu’il n’est pas minuit tout du moins… Excusez-moi, je m’emporte, mais je vis avec cette malédiction depuis toutes ces années et je n’en peux plus, avoua-t-il, abattu.

– Je vois, répondit le psychiatre en lissant sa barbe, le 28 janvier, le jour funeste. Mais n’avez-vous pas dit que vous aviez trouvé cela stupide, avec votre ami ?

– Oui, vous avez raison. En fait, j’avais totalement oublié cet épisode, pendant des mois. Et puis le 28 janvier est arrivé et il y a eu ce crash d’avion…

– Vous voulez dire que vous avez survécu à un accident d’avion ?

– Non, non, c’était seulement une information du soir à la télévision. Mais en l’apprenant, ma mère m’a dit : « eh bien, Boris, c’est un jour funeste, aujourd’hui »… Vous comprenez, un jour « funeste » !

– Oui, j’entends bien… Et il ne vous est rien arrivé, ce jour-là ?

– Non, justement ! c’est bien là, le problème !

– Comment cela ?

– Eh bien, l’avertissement de la voyante m’est revenu en tête ce soir-là… Sauf qu’elle n’a jamais précisé de quelle année il s’agissait, cette maudite gitane ! Et si rien ne m’était arrivé ce 28 janvier-là, ça voulait donc dire que j’allais peut-être mourir le 28 janvier de l’année suivante, ou celle d’après, vous saisissez ? Alors oui, je sais, vous allez me dire que ce n’est que l’élucubration d’une bohémienne de foire et qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter… Bien sûr, c’est comme ça que j’aimerais voir les choses ! Mais j’avais sept ans bon sang, j’étais impressionnable et le « poison » était là, le doute dans mon esprit, c’était trop tard, vous comprenez ?

– Oui, je crois. Et depuis ce jour, vous vivez avec la psychose de mourir le 28 janvier de chaque année, c’est cela ?

– Exactement, merci docteur ! répondit Boris avec soulagement. Le problème, continua-t-il, désespéré, c’est que je suis seul, c’est affreux. Je ne peux pas m’attacher : rendez-vous compte, lorsqu’on sait que l’on va mourir dans les jours, les mois ou l’année à venir, à quoi bon se fixer, poursuivre une carrière, bâtir une relation amoureuse ou même avoir des enfants, si c’est pour les préparer à son enterrement et leur faire de la peine ? Le peu d’amis que j’avais m’ont tous tourné le dos lorsque je leur ai expliqué mon problème : ils m’ont dit que je leur portais la poisse, qu’ils risquaient d’y passer aussi s’ils restaient avec moi. Il faut que vous m’aidiez, docteur.

– Effectivement, je comprends mieux vos difficultés… Mais alors, tous ces 28 janvier, il ne s’est rien passé de particulier pour vous ?

– Non, rien du tout ! Mais je fais très attention vous savez, je ne prends aucun risque ce jour-là. Je ne vois personne. Je reste chez moi, je me calfeutre, je surveille les sorties de secours… Quand je pense à mes années d’adolescence où j’ai dû frôler la mort ce jour fatidique, parce que je ne prenais pas toutes ces précautions, j’en ai froid dans le dos !

– Et pourtant, vous avez fait un long chemin pour venir jusqu’ici, aujourd’hui.

– Oui, docteur, parce que j’ai 39 ans cette année et je n’en peux plus. Je veux avoir une vie normale… Mais cela m’a demandé un très gros effort, vous savez, des semaines de préparation pour venir vous voir : recherche d’un cabinet isolé, analyse des statistiques routières, étude des couloirs aériens, jusqu’au gilet pare-balles. Mais ça, ça fait seulement deux ans que j’en porte. Avec les attentats évidemment, on n’est jamais trop prudent…

– Oui, bien sûr.

Le docteur Vircolac observa Boris quelques instants en silence. Que pouvait bien penser ce vieux loup derrière ses grands yeux bleus ? se demanda-t-il.

– Vous permettez ? s'enquit le psychiatre, en se levant de son fauteuil. J’ai l’habitude de marcher lorsque je réfléchis, ajouta-t-il en se dirigeant vers la fenêtre.

Dehors, la nuit était tombée. Le profil allongé du docteur, éclairé par la lune, se détachait dans la pénombre.

– La peur de la mort est une angoisse très répandue vous savez, Monsieur Ghinion, dit-il enfin. Et bien que singulière, il est tout à fait possible d’envisager une thérapie pour soigner votre psychose…

Boris poussa un soupir de soulagement malgré lui.

– Cependant, continua le psychiatre en faisant le tour de la pièce, j’ai bien peur de devoir aussi vous annoncer une mauvaise nouvelle.

Sa voix semblait grave et plus profonde. Le docteur s’arrêta derrière lui. Boris pouvait entendre sa respiration, un souffle devenu rauque qui le mit mal à l’aise. Il n’osa pas se retourner.

– La voyante avait vu juste pour le 28, grogna le psychiatre.

« Maudite gitane ! », fut la dernière pensée de Boris, tandis qu’une imposante mâchoire lui broyait le cou.

La chasse en était presque trop facile ce mois-ci, avait songé le docteur Vircolac, en achevant sa transformation.

Dehors, la lune était pleine. Il eut envie de hurler.

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