Chapitre 1 - Pristina

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Elle avait 20 ans et 5 mois et était prête à mourir. Pristina pencha la tête en arrière pour admirer le ciel. Le jour était encore jeune. Le temps était dégagé et les rayons du soleil finissaient de balayer ce qui restait de la fraîcheur nocturne.

Les yeux de Pristina avaient la couleur d’un ciel voilé d’automne, pâle et brillant. La sueur perlait sur sa peau blanche. De la même manière, la rosée du matin perlait sur la surface lisse d’une petite poire, tout juste sortie de sa fleur, qui pendait l’air ensommeillé au-dessus de la tête de Pristina.

Le fruit était encore trop vert pour tomber de l’arbre. Pristina, elle, était jeune, douce, éveillée, mais déjà arrivée à maturité. Son destin n’était pas si différent des fruits de son modeste verger. Elle donnerait sa vie pour ensemencer le monde. Le printemps qu’avait été sa vie serait suivi par l’hiver éternel de sa mort.

Elle avait déjà délivré au monde une première jeune pousse quelques années auparavant. Une magnifique petite fille aux cheveux couleur tournesol, et aux yeux qui sentaient l’amande douce. Une adorable bambine pleine d’innocence, de curiosité, et d’amour pour les choses de la terre.

Son deuxième rejeton serait son dernier. Cette réalité, Pristina la connaissait depuis toujours et ne la redoutait pas. Elle n’avait pas plus peur de mourir que le fruit n’avait peur de chuter de sa branche.

Alors qu’elle s’apprêtait à essuyer son front luisant de sueur pour se concentrer à nouveau sur sa tâche, elle entendit la voix de l’homme avec qui elle avait partagé son lit, accompagnée du bruit de ses pas sur le sol irrégulier. Ses pieds provoquaient de petites avalanches de terre friable alors qu’il foulait les sillons fraîchement tracés par Pristina dans le sol meuble.

« — Tu ne devrais pas rester au soleil aussi longtemps.

— Tu ne devrais pas rester au lit aussi tard. »

Aucune réponse. Son crâne lisse reflétait le soleil en direction de Pristina qui, éblouie, devait plisser les yeux pour le regarder en face. Pristina était plus grande que la moyenne des hommes, et pourtant lui était si grand qu’il baissait son visage pour lui parler. Malgré sa taille, sa démarche était légère et sa voix douce. Sa tête flottait dans les nuages son regard était comme un éternel printemps. Dans toute sa légèreté, la gravité lui semblait étrangère.

« Aide-moi à me relever. »

Il franchit les quelques enjambées qui les séparaient en autant de temps qu’il en fallut à Pristina pour poser ses outils dans son panier. À peine eut-elle fini de retirer ses gants noircis par la terre qu’il se saisit de ses mains moites de sueur et la tira vers lui sans aucun effort. Sa poigne était ferme mais délicate, ses mains étaient grandes et douces. Il vint soutenir Pristina pour la soulager du poids de son ventre dans lequel baignait la progéniture d’un autre. Les bras autour l’un de l’autre, ils marchaient lentement au travers du verger. Le soleil naissant illuminait les contours des bâtiments multicolores de la ville qui s’étendait derrière le feuillage. Les modestes immeubles de trois ou quatre étages se déclinaient en une vaste palette de formes et nuances. Ils faisaient partie du paysage au même titre que le ciel, la mer et les arbres. Ils semblaient avoir poussé là, champignons bariolés que les humains auraient juste emprunté à la nature. Sur cette toile de fond se dessinait la cahute de Pristina, spacieuse, sobre, simple.

Une fois arrivée à l’intérieur, Pristina découvrit sur la table une grande assiette de fruits grossièrement coupés, deux verres pleins d’un liquide vert pâle, deux assiettes plus petites sur lesquelles s’étalaient des œufs brouillés jusqu’aux côtés desquels une poignée de fruits secs avait roulé par hasard. Elle savait très bien qu’il y avait assez à manger pour deux et demi, et pourtant quelque chose semblait manquer. Elle ne saurait dire quoi, mais c’était comme si on lui murmurait au creux de l’oreille qu’elle désirait autre chose.

*****

Très jeune, Pristina avait appris à ne pas écouter ces petites voix dans sa tête. Ses aînés lui avaient enseigné comme à tout un chacun que ces dernières se cachaient sous la surface de sa conscience. « Si tu as le malheur de leur prêter l’oreille, » disaient sa sœur plus âgée, « elles vont te la tirer très fort et t’entraîner très profond. » Petite, Pristina croyait que ces voix lui voulaient du bien. Elles savaient ce que Pristina voulait avant même qu’elle ne le sache elle-même.

Les aînés se donnaient beaucoup de mal pour développer un certain alphabétisme émotionnel chez leurs cadets, et la Pristina de sept ans, toute curieuse et éveillée qu’elle était, avait eu du mal à faire sien des concepts tels que tempérance, patience, et frustration.

« Alors, tout le monde doit être frustré tout le temps, avait-elle une fois répondu à sa sœur.

— Presque, dit cette dernière en riant. Sinon, on ne serait pas humains. L’important, c’est de savoir que ça ne dure jamais longtemps.

— Je comprends pas, dit la petite Pristina en fronçant les sourcils. Moi je veux pas être frustrée.

— Tu le seras quoiqu’il arrive. Il faut juste que tu saches qu’il y a certaines choses contre lesquelles tu ne peux rien. Que tu ne peux pas changer !

— Comme la pluie et le beau temps !

— Tout à fait. S’il pleut dehors, et que cette petite voix te murmure au creux de l’oreille “tu voudrais bien jouer dehors au soleil, hein, Pristina !”, il te suffit de ne pas l’écouter. À moins que tu saches faire cesser la pluie en chantant, bien sûr. Mais est-ce que passer ton temps à l’écouter fera revenir le soleil ? Il y a des choses auxquelles tu ne peux rien. Et puis il y a toutes ces choses que la petite voix veut mais dont tu n’as pas besoin. Tu verras, tu finiras par savoir faire la différence.

Pristina fit une moue de ses lèvres et secoua la tête de droite à gauche.

*****

Du fromage. De retour dans le moment présent, voilà ce que Pristina entendait la petite voix murmurer au creux de son oreille alors que le souvenir des mots de son aînée résonnait encore dans sa tête. Pristina esquissa un sourire tout en pinçant légèrement ses lèvres. « Comme si on allait manger du fromage un jeudi », dit Pristina à Pristina, intérieurement. La Pristina qui voulait manger du fromage sembla un instant vouloir ajouter quelque chose, mais la petite voix se tut. Pristina fut de nouveau une et une seule. Entière et complète. Elle jeta un regard oblique vers le visage qui la regardait de tout là-haut. Elle était déjà assise, lui était toujours debout. Elle le remercia d’un sourire. Il savait très bien ce que ce sourire voulait dire. Il connaissait beaucoup de langues, mais il n’en était aucune qu’il parlait mieux que le Pristina.

Il cligna des yeux lentement. Ou plutôt ferma les yeux un très bref instant. Elle savait que c’était sa façon à lui de répondre à ses sourires. Peut-être essayait-il d’imprimer l’image de Pristina sur sa rétine grâce à l’obturateur de ses paupières ?

À chacun sa manière de communiquer. Pristina et lui se comprenaient de cette façon. Alors qu’avec l’autre, elle interagissait de façon presque uniquement verbale. « L’autre », c’était celui qui partageait son lit du dimanche au mardi. C’était l’homme qui était responsable de cette présence dans son ventre. C’était l’homme qui lui avait accordé un sursis.

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