Semaine 6 — L'épave

8 minutes de lecture

 L'eau était claire aujourd'hui. Les rayons du soleil perçaient la surface et éclairaient le sable immergé dont on distinguait le moindre relief. Si les poissons se faisaient rares dans ces eaux peu profondes, ce n'était pas le cas des crabes, des coquillages et de ces petites algues au goût particulièrement iodé dont Ramsay raffolait. Bouillies, grillées ou même crues entre deux beaux morceaux de viande fumée, il les dégustait à toutes les sauces.

 Le soleil s'était levé depuis plusieurs heures déjà, et Ramsay avait enfin terminé son paquetage. Il envoya son énorme besace dans son vieux canot, recouvert de sel et de bigorneaux. Il ramassa ses rames, posées contre un mur de sa modeste cabane, et un sac en toile de jute rempli de nourriture. Il avait rassemblé une belle quantité de fruits et avait également glissé à l'intérieur un morceau de viande qu'il avait séché lui-même. L'île sur laquelle il avait établi son campement regorgeait de petits animaux pas farouches qu'il avait rapidement apprivoisés

 Lorsqu'il embarqua, il plongea la main dans son barda et en tira trois objets : un compas à l'ancienne, une boussole et une antique carte marine. Le bout de papier avait souffert à travers le temps, l'eau avait rongé ses bords et fragilisé la matière, l'encre disparaissait par endroit, et ses multiples propriétaires l'avaient tellement manipulé que des trous de bonne taille la clairsemaient. Mais elle était lisible et on reconnaissait une bande de terre continentale et une poignée d'îles aux contours irréguliers facilement identifiables.

 Facilement, oui et non. Car Ramsay avait passé quinze ans, soit la moitié de sa vie, à trouver ces fameuses îles. Par le passé, il avait exploré pas moins de sept mille kilomètres de côtes dans douze pays différents avant de toucher au but. Il partageait son temps entre son bateau et sa salle de classe, où il enseignait les mathématiques et la rhétorique dans une université afin de gagner sa vie. À plusieurs reprises, il avait dû mettre fin à ses explorations pour cause de maladie ou de sous-alimentation. Le scorbut et la dysentrie l'avaient vaincu deux fois chacun, mais la famine surplombait tout le reste. Ce fut pas moins de quatorze expéditions auxquelles le navigateur avait abandonné à cause de son régime.

 Ramsay pointa sa boussole vers le nord et la posa sur la carte, plongea ses rames dans l'eau et, dans un soupir plein d'espoir, pagaya en direction de l'ouest. L'explorateur était en fait à la recherche d'un trésor. Non pas un trésor de pirates perdu, qui n'existe que dans les légendes et la croyance populaire. Pas non plus un trésor de navire royal qui aurait malheureusement fait naufrage avec son chargement lors d'une tempête. Plutôt le genre de ceux qu'on cherche toute une vie durant et qui n'éblouit personne par sa brillance, son exubérance ou son abondance. Son père, paix à son âme, avait maintenu toute sa vie l'avoir trouvé alors qu'il avait le mal de mer avant même de monter sur un pont flottant. Il avait hérité la carte de son propre paternel, lui-même fils de marin. L'océan coulait dans leurs veines depuis des générations, et Ramsay savait qu'il ne serait pas le premier de sa famille à mettre la main sur ce qu'il cherchait.

 Deux jours plus tôt, l'explorateur avait repéré une épave, échouée sur un banc de sable à plusieurs kilomètres vers l'ouest. Celle-ci n'était visible que quelques heures par jour, autrement il fallait plonger pour y accéder. Il avait alors commené à préparer son voyage. Il avait tué un gros lapin et en avait fait bouillir la moitié. Il avait sorti d'un séchoir improvisé un petit cuissot de canard et, la veille du départ, avait fait le tour de l'île pour ramasser tous les fruits qu'il trouvait. Ramsay ignorait combien de temps il resterait sur l'eau, aussi avait-il préféré prendre de quoi manger pour plusieurs jours. Il avait rempli ses gourdes au lever du soleil, histoire qu'elles soient bien pleines pour le voyage.

 Le trajet lui prit la journée. Ce fut lorsque le ciel se teinta d'orange que Ramsay atteignit sa destination. Lentement, le niveau de la mer descendit, dévoilant tour à tour un mât recouvert d'algues, un pont infesté de crustacés et enfin la coque, à moitié ensevelie. L'explorateur jeta l'encre à environ cinquante mètres et termina le trajet à la nage. Il ne voulait pas se retrouver coincé au milieu de l'océan au cas où son embarcation venait à heurter un peu trop violemment le gigantesque navire qu'il s'apprêtait à fouiller.

 Le bois était sacrément abîmé. Alterner les phases immergées et émergées avaient fortement attaqué la structure du bateau, si bien qu'il eut un mouvement de recul avant de poser le pied dessus. Il avait peur que les planches craquent sous son poids et qu'il se retrouve coincé, ou pire. Puis il se dit que si l'Empereur était capable de soutenir au moins une tonne d'eau, il serait capable de supporter le poids d'un homme affaibli par la faim. Ramsay entra alors dans le bateau par une grosse brèche dans la coque, vestige d'un puissant tir de canon. Équipé d'une lampe à huile, il entreprit de chercher son trésor.

 La cale contenait une dizaine de grosses caisses en bois, toutes aussi abimées que l'Empereur. Ramsay tira la plus légère hors du navire et l'ouvrit d'un simple coup de talon. La malle contenait des pièces de tissu pleines d'algues, de crabes et d'eau. Il retourna à l'intérieur et poursuivit son exploration. Malgré l'état du bois, le navire était plutôt bien conservé. Ramsay faisait attention où il mettait les pieds, mais en dehors de craquements suspects, il n'y avait rien de véritablement inquiétant.

 Ce fut dans une pièce dérobée qu'il trouva ce qu'il cherchait. Derrière une armoire qui était tombée se trouvait une porte cachée. D'un coup de barre en fer, il fit sauter la serrure. Au centre de la nouvelle pièce, un petit coffre de la taille d'un four, et un squelette en bien mauvais état. Les os reposaient dans l'eau et le sable. Ramsay crut voir quelque chose bouger sous le sable, aussi ne souhaita-t-il pas rester plus longtemps. Il récupéra le coffre, qui était plus lourd que ce qu'il laissait penser, et quitta le navire.

 La serrure était une diablerie sans nom. Si Ramsay s'était évertué à s'entraîner à crocheter de nombreux loquets, il ne parvint pas, même après une heure, à ouvrir ce maudit coffret. Il testa de nombreuses techniques, même la plus célèbre parmi les voleurs : le fameux coup de pied de biche enragé. Le bois, pourtant moisi, résista à plusieurs chocs. Le ciel changea de couleur, passant de l'orange à l'indigo, tandis que la nuit s'installait en étendant son bleu et ses étoiles. Il fallut attendre une heure de plus que le soleil se couche enfin à l'horizon pour que la lune fasse son entrée.

 Lorsque l'astre nocturne s'éleva dans le ciel, Ramsay avait perdu espoir. Il était assis sur le banc de sable, à côté du coffre, et regardait les vagues qui commençaient déjà à reprendre possession des lieux. Son canot n'avait pas bougé, mais avec la montée des eaux, il avait déjà dix mètres de plus à nager pour retourner à bord. Il attendit encore, laissant la nuit refroidir son corps maigre, avant de se relever quand l'océan vint lui lécher les pieds. Il regarda une dernière fois le coffre, profitant des ultimes rayons du soleil.

 Ce nouvel angle de vue lui fit découvrir deux encoches, situées de part et d'autre de la serrure, dans lesquelles il était possible de glisser un doigt. La lune se reflétait sur le métal en lui donnant une nouvelle forme, révélant ce que de jour il était impossible de voir. Revigoré par l'espoir, il n'hésita pas une seconde avant de glisser ses doigts dans les deux petites cavités. Au fond, deux boutons poussoir cliquèrent. Un bruit sourd claqua derrière la serrure et la seconde d'après, le couvercle se souleva. Le cœur de Ramsay manqua un battement, et il se mit à rire à gorge déployée.

 L'océan avait presque entièrement recouvert l'île. Le navigateur et son trésor avaient les pieds dans l'eau, mais cela ne semblait plus important. Ramsay souleva le couvercle pour découvrir le contenu du coffre. Dans une bande de satin d'un rouge profond, il y avait un joyau de la taille d'un poing d'enfant. L'explorateur le prit entre deux doigts et le leva devant ses yeux, vers le ciel. L'espace d'une seconde, Ramsay observa ce diamant dans une lumière insondable, aux reflets pourpres d'une grande beauté. Puis la lueur de la lune prit toute la place, éclairant les facettes parfaitement lisses de la pierre avec cette blancheur extraordinaire, qui transformait l'objet le plus banal en véritable bijou.

 Alors qu'il avait perdu toute notion du temps, le regard attiré par les abîmes du cristal, l'océan le ramena brusquement à la réalité. Une vague le frappa au creux des genoux, le projetant violemment au sol. Ramsay lâcha le diamant, qui, dans un bruit imperceptible, s'enfonça dans le bleu de l'eau. Pendant une fraction de seconde, la lune éclaira encore sa surface, puis il disparut.

 Le navigateur paniqué tâta le sol, espérant le retrouver rapidement, mais déjà, il l'avait recouvert de sable sans le savoir. Une minute plus tard, une nouvelle vague lui fit prendre conscience du danger. Lorsqu'il se remit debout, il avait de l'eau à mi-cuisse. Son canot, situé à plus de quatre-vingt mètres désormais, était plongé dans l'obscurité la plus totale. Ramsay cria de désespoir, regardant une dernière fois à ses pieds si la pierre ne s'y trouvait pas. Puis, les yeux pleins de larmes, il retourna vers son embarcation.

 Avant de mourir, à un âge vénérable, Ramsay passa quelques années isolé. Une belle trentenaire, veuve d'un pécheur pris dans une tempête, parvint à le sortir de sa souffrance. Ils se soutinrent l'un l'autre, vivant au jour le jour. Leur fils se passiona sans grande surprise pour les mystères de l'océan.

 Ramsay s'estimait comblé et heureux. Il lui arrivait même de penser que sans avoir échoué sa quête, il n'aurait jamais rencontré sa femme. Il n'aurait pas eu son fils et tous leurs souvenirs ensemble. Alors, sur son lit de mort, l'explorateur lui légua son compas, sa boussole et sa carte. Il avait longuement hésité à lui donner, car au fil du temps, il avait compris que chaque homme de sa famille avait un jour tenté de ramener ce trésor sur terre, en vain. Il pensa cependant qu'il lui fallait aussi en faire l'expérience, comme ses pères avant lui, et, qui sait, peut-être qu'il pourrait y arriver. Ce fut en l'imaginant voguer qu'il poussa son dernier soupir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Tom Men ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0