14 : J'ai murmuré "va-t'en"...

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La maison de ma dulcinée, au bord de l’océan. Calme, silencieuse, impassible. Sans vie.

J’ai toqué maintes fois à la porte, carillonné tout ce que je savais, en vain. Pas l’ombre d’une réponse, rien. Inquiet, j’interroge la petite vieille qui habite la demeure voisine. Elle m’assure qu’elle n’a vu personne aux alentours depuis que nous avons quitté les lieux ce matin même Angie, Mathilde et moi.

Mathilde ! Angie ne peut être que chez Mathilde ! Je regagne mon véhicule et me rends à quelques encablures d’ici.

Un interphone… Un putain d’interphone ! Si mon amour est là, Mathilde ne voudra jamais m’ouvrir… Je tente quand même.

— Oui ?

— Mathilde, c’est Grégoire…

Merde, elle a raccroché ! Allez, deuxième essai.

— Mathilde, il faut que je lui parle ! Il faut absolument que je lui parle ! Laisse-moi entrer, s’il te plaît…

— Dégage, espèce d’ordure ! T’as rien à foutre ici ! T’es vraiment qu’une enflure, un enfoiré de première doublé d’un gros connard…

— Je vais tout lui expliquer, Mathilde. Ce n’est qu’un malentendu, un horrible malentendu.

— Angie et moi, on a parfaitement compris, au contraire… T’es qu’un minable, un dragueur de plage à deux balles ! Tout ce qui t’intéresse, c’est de fourrer de la meuf dans ton lit. Le reste, tu t’en balances…

— Mathilde, écoute…

— Non, toi écoute-moi ! Angie, je ne sais pas où elle est. Tout ce que je sais, c’est que tu l’as brisée, et ça je ne te le pardonnerai jamais, tu m’entends ? Jamais !

Je m’égosille dans le vide. Mathilde m’a planté et je me retrouve tout seul comme un con devant la porte de son immeuble.

— Comment je vais faire, Caro ? Faut vraiment que je lui explique, tout. Et qu’elle m’écoute, me pardonne. Aide-moi, je t’en prie. Aide-moi à rejoindre mon ange, ma dulcinée, ma chérie. Aide-moi, Caroline. Dis-moi où est Angie…

Je la cherche, partout. Même dans les endroits les plus improbables. Et puis, en fouillant dans les recoins de ma mémoire, je me suis souvenu. Je me suis souvenu qu’au détour de l’une de nos conversations, elle m’avait dit que le bruit des vagues l’apaisait, qu’elle n’avait besoin de rien d’autre. Le bruit des vagues, l’océan… Y’a que ça ici ! L’océan et les plages… Putain, mais oui ! Les plages ! Angie s’est forcément rendue sur l'une des plages ! Et la plus proche est celle de Corréjou, derrière la tour Vauban, à proximité du port.

Je remonte le quai Gustave Toudouze, lieu de notre rencontre, en direction du Nord, de la fameuse tour. Puis je descends sur le sable par la rampe d’accès. Je la cherche des yeux. Elle est là, le vent dans ses cheveux, face à l’océan. Je me rapproche d’elle, je peux deviner ses larmes. Sont-elles déjà anciennes ou coulent-elles toujours un peu ? Je l’ignore, je m’entends juste l’appeler :

— Angie ! Angie, c’est moi, Grégoire…

Pas de réponse. Je me rapproche encore, pose ma main sur son épaule, elle l’enlève et se détourne. Elle ne veut pas que je puisse lire l’émotion sur son visage, débusquer cette tristesse qu’elle dissimule tant bien que mal derrière ses verres solaires.

— Angie… Laisse-moi une chance, une toute petite chance de m’expliquer…

— C’est fini Grégoire, va-t'en…

Un ton détaché, glacial, comme cette bise qui s’est levée depuis quelques minutes. J’aurais préféré qu’elle me gifle, qu’elle hurle. Parce que là, c’est pire que si elle m’enfonçait froidement la lame d’un couteau en plein cœur. C’est son indifférence - feinte - qui me tue, à tel point que j’en deviens incapable de lui répliquer quoi que ce soit.

Elle s’éloigne. Elle s’éloigne de moi et je reste figé là, anéanti. Impassible.

Mais rattrape-la, bordel ! Pour lui dire quoi ? De toute façon, elle veut plus de moi…

« Va-t'en… »

L’écho de ses paroles résonne encore dans ma tête qui se vide de toute raison. Ces mots… Elle a utilisé les mêmes que moi quand j’ai demandé à Sally de partir ; j’en connais le poids, la signification lourde de sens… Je connais tout ça. Et à présent, c’est moi qui ai mal à en crever de savoir qu’elle me raye de sa vie. Je ne veux pas qu’elle me laisse, je veux pas qu’elle s’en aille…

Angie, pars pas !

Ne pas se retourner. Ne pas l’écouter. Ne pas le laisser me toucher.

Les seules pensées qui tournent en rond dans ma tête sont des règles, des ordres que je me donne à moi-même. Une litanie pour ne pas laisser mes émotions prendre le dessus. Et pour oublier le flot tumultueux des appels qu’il continue de m’adresser, je compte mes pas, à haute voix, au ralenti. Les rares personnes qui déambulent à cette heure sur la plage doivent me prendre pour une folle, mais je m’en moque complètement. Il n’y a plus de tristesse en moi, que de la colère. Une rage qui bouillonne dans mes veines, qui s’insinue comme un poison. Sauf que le frapper serait trop facile. Il saurait qu’il a touché quelque chose en moi. Je préfère encore me détacher de notre histoire sans un mot, sans confrontation, sans cri et sans insulte. Juste laisser au vent mes sentiments tailladés. Et me reconstruire, seule, comme je l’ai toujours fait. J’atteins enfin la rambarde de l’escalier. Mais je n’ai pas le temps de monter la première marche que sa main agrippe mon bras, m’obligeant à lui faire face.

— Angie, attends ! Je ne te demande que cinq minutes, s’il te plaît… me souffle-t-il. Écoute, je n’ai pas voulu tout ça. Tu dois me croire…

Cette hésitation dans sa voix, on dirait qu’il est vraiment triste lui aussi.

Non ! Ne te laisse pas faire ! Ne le laisse pas piétiner tes convictions encore une fois !

— Angie, cette fille ne signifie rien pour moi ! Rien du tout…

Tu ne comprends pas Grégoire… J’avais confiance en toi, je pensais que tu étais différent, que tu étais capable de m’accepter telle que je suis, mais je me suis trompée. Ce n’est pas à toi que j’en veux, j’ai toujours su que tu étais le genre de mec à préférer les femmes sûres d’elles. Ni à elle, après tout ; comment pourrais-je lui reprocher de t’aimer ? Non, c’est à moi que j’en veux. Depuis des années, je fais tout pour éviter les mélodrames, mais cette fois je suis tombée en plein dedans, parce que j’ai été trop naïve pour regarder la vérité en face. Cette vérité, c’est que je ne peux pas suffire à un homme. Je ne le pourrai jamais. Alors, reste loin de moi, profite de ta vie, et oublie-moi…

— Va-t’en Grégoire ! Va-t’en…

J’ai chuchoté, ou peut-être hurlé, je ne sais plus. Sa main lâche enfin mon bras.

Alors, c’est comme ça que se termine une histoire ? On se détache juste l’un de l’autre, sans éclat, comme un soupir ? Et on tourne la page d’un livre qu’on a à peine commencé à écrire ?

J’ai beau me dire que c’est mieux pour nous deux, je n’arrive pas à me sentir soulagée. Je sais que j’aurais pu lui pardonner. Je sais qu’il est sincère, que cette fille ne doit être qu’une conquête de plus qu’il a effacée depuis. Oui, je sais tout ça. Mais si je fais ce pas vers lui, je ne pourrai lui offrir qu’une vie dans laquelle il ne sera pas heureux. Et je l’aime encore trop pour le condamner à une telle chose. J’espère juste qu’il le comprendra. Qu’il verra dans mon regard embué qu’il y a bien plus que de la déception, de la tristesse ou de la colère envers lui. L’amour est compliqué, je ne m’en rends compte que maintenant. J’aurais aimé l’apprendre autrement que par cette amère expérience, mais c’est ainsi.

Une enjambée, puis une autre. Cette fois, il ne me retient pas. Je ne m’arrête que bien plus loin, le souffle court et le cœur serré. Et c’est là que je réalise.

Maintenant, je suis seule…

Elle est partie. J’ai essayé de la retenir, mais elle est partie. Elle n’a pas voulu m’écouter. J’ai été gauche, c’est vrai, je n’ai même pas réussi à lui dire le plus important, l’essentiel :

« Je t’aime, Angie, je t’aime… »

C’est avec ces mots-là que j’aurais voulu l’envelopper de toute ma tendresse, éponger ces larmes qu’elle devait contenir, sauf que j’en ai été incapable. Je suis un nul, un minable. Sans elle, je ne suis rien…

« Va-t'en… », c’est tout ce qu’il me reste, le son de sa voix qui me gifle, et qui s’entrechoque avec le souvenir de sa douceur, de son corps nu, de sa peau, de nos gestes si intimes, de nos découvertes dans le noir, de son parfum aussi…

Je l’ai perdue, je l’ai vraiment perdue… Je l’ai perdue et j’en crève, la faute à Léo. Léo ! C’est lui qui a foutu la merde, c’est à lui de m’en sortir. Parce que j’ai goûté au bonheur d’être avec elle, parce que je ne veux plus jamais me retrouver seul. Parce que je ne suis plus le même depuis elle…

« All the dreams we held so close seemed to all go up in smoke /

Let me whisper in your ear /

Angie, Angie, where will it lead us from here ?

Oh, Angie, don't you weep, all your kisses still taste sweet /

I hate that sadness in your eyes... » [10] [11]

[10] : Paroles extraites de la chanson « Angie » des Rolling Stones.

[11] : Traduction des paroles :

« Tous ces rêves que nous avions à notre portée semblent tous être partis en fumée /

Laisse-moi chuchoter à ton oreille /

Angie, Angie, où cela va-t-il nous mener ?

Oh, Angie, ne pleure pas, tes baisers sont toujours aussi doux /

Je hais cette tristesse dans tes yeux... »

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