7 : Faits l’un pour l’autre, fêlures…

20 minutes de lecture

Le resto. Je la sens tendue, agrippée à mon bras pour rejoindre notre table. Déjà qu’elle n’a pas été très bavarde dans la voiture. Heureusement que j’avais mis une musique d’ambiance - des bandes originales de films romantiques entre autres, programmées sur ma playlist - sinon, le silence de cathédrale régnant dans l’habitacle n’aurait eu que peu d’occasions d’être brisé. En fait, je crois qu’elle s’en veut beaucoup pour Mathilde.

Ça y est, on s’installe. L’ambiance du lieu est plutôt fastueuse. Je ne sais pas vraiment si elle peut s’en rendre compte. Le serveur lui présente le menu mais elle ne peut s’en saisir, elle ne perçoit pas son geste. Je viens à sa rescousse en l’arrachant presque des mains du pingouin qui se raidit d’un seul coup comme un piquet.

— Merci bien, garçon ! Nous vous ferons signe quand nous souhaiterons commander.

Le type s’éloigne, le sourire contrit.

— Angie, quel genre de mets vous ferait plaisir ? interrogé-je avec délicatesse et sollicitude mon invitée.

Je la sens embarrassée, perdue aussi. Elle a l’air si fragile. J’ai envie d’être là pour elle, protecteur. Oui, j’ai envie de la protéger, comme j’aurais dû le faire pour Caroline. Comme je ne l’ai jamais fait.

— Angie ?

— C’est juste que… Je n’en sais rien en fait. Tout est tellement nouveau pour moi ! Je ne suis pas revenue dans un restaurant depuis…

— Oh ! Très bien, pas de problème. Dans ce cas nous n’avons qu’à choisir le menu « découverte ». Comme ça, ce sera une première pour tous les deux… Ça vous conviendrait ?

— Oui, Grégoire, ça m’ira très bien…

Elle sourit. Pour la première fois. Un sourire timide, certes, mais un sourire quand même. Un sourire… Renversant !

Il est si prévenant, si attentionné… C’est presque un rêve, presque irréel. Mais cet environnement m’est tellement inconnu que je me sens extrêmement vulnérable, dépendante de lui. Et je n’aime pas cette sensation, être dépendante. Pourtant, je dois avouer une chose : en sa compagnie, je suis bien. Sa voix, calme, posée, me rassure, m’apaise. Je ne dois pas tomber amoureuse… Non, il ne faut pas ! Grégoire parle au serveur, il s’adresse aussi à moi peut-être…

— Angie ? Vous aimez le champagne rosé ? En apéritif…

— Euh… Oui, pourquoi pas ?

— Alors deux coupes s’il vous plaît. Merci.

Je la contemple, la dévore des yeux même. C’est l’avantage de sortir avec une fille qui ne voit pas, elle ne peut pas remarquer mes regards insistants sur tout ce qui me plaît physiquement en elle. La finesse de son cou, ses épaules dénudées, si féminines, son buste à tomber par terre. Et puis sa bouche, si sensuelle, habillée de ce carmin brillant, ce grain de beauté posé là, sur sa peau laiteuse, au voisinage de sa lèvre inférieure…

Oui mais comment lui faire comprendre que je suis totalement sous le charme ? En lui prenant la main ?

Non, Greg, il est encore trop tôt. Et Angie n’est pas du tout ce genre de femme.

— J’ai bien peur d’avoir été quelque peu désagréable avec votre amie, tout à l’heure…

— Non, c’est moi… Je veux dire, si elle doit en vouloir à quelqu’un, c’est à moi. Je ne savais pas comment appréhender cette soirée, j’ai cru que c’était une bonne idée de l’avoir à mes côtés, mais je me rends compte que sa présence ici, avec nous, aurait été incongrue.

— Vous savez, Léo, mon meilleur ami, est tout aussi envahissant et susceptible que peut l’être Mathilde. C’est pour ça que j’ai coupé mon portable, pour ne pas qu’il nous dérange. Mais vous verrez - enfin façon de parler - elle sera la première demain matin à vous demander comment s’est passé notre rendez-vous.

Greg, fais gaffe avec tes expressions toutes faites ! Ça ne fait que renforcer son impression d’être différente…

— Oui, c’est vrai. Vous avez sans doute raison…

— Et vous vous connaissez depuis longtemps ?

— Mathilde et moi ? Oh ça remonte à… Mon arrivée ici, à Camaret, quelques semaines après l’accident. Avant, j’étais comptable sur Paris. Je courais tout le temps, j’étais pressée, stressée… Une vraie Parisienne !

L’esquisse d’un sourire sur son visage s’efface presque aussitôt.

— Et puis, quand j’ai perdu la vue, j’ai compris que c’était un signe. Le signe qu’il me fallait changer de vie, tourner la page… Vous savez, quand un truc comme ça vous fauche sans crier gare, quand vous devez tout remettre en question dans votre existence, vous n’avez qu’une envie, repartir à zéro et profiter de ce qu’il vous reste. Camaret, c’est des souvenirs d’enfance, c’est là qu’on venait en vacances en famille chaque année. Alors, les paysages, les couleurs, tout ça est en moi. Je n’ai qu’à écouter le bruit des vagues et tout me revient. Je n’ai pas besoin de voir pour me sentir dans mon élément ici, je suis attachée à cette terre bretonne. Paris n’a jamais été chez moi, même gamine, je ne sais pas trop pourquoi. Oui, Camaret, c’est ma terre…

Je l’écoute religieusement. Son phrasé, sa voix. C’est sa voix que j’ai perçue en premier, l’autre jour, en terrasse. C’est elle qui m’a envoûté, et je ne m’en lasse pas. Elle prend confiance, elle se livre. Elle n’a plus peur de moi…

Entre-temps, le serveur nous a apporté les coupes de champagne millésimé, mais elle n’a rien remarqué. Elle déroulait le film de sa vie et m’embarquait avec elle. J’étais trop bien, je n’ai pas voulu l’interrompre.

— Le champagne nous a été servi. C’est le troisième verre à votre gauche. On trinque ?

Comment fait-il ? Il anticipe tout, bien avant qu’il ne me voie en difficulté. D’ordinaire, seules les personnes côtoyant des gens atteints de cécité au quotidien sont en mesure d’anticiper leur besoin. Comment fait-il pour être aussi prévenant ? C’est la première fois que quelqu’un prend autant soin de moi.

— A nous ? A l’avenir ?

— Oui, à l’avenir, au meilleur de ce qui nous attend…

Le cristal de nos coupes tinte. Elle semble radieuse. Radieuse et perplexe à la fois. La surprendrais-je ?

— Et donc, c’est à votre arrivée ici que vous avez rencontré Mathilde ?

— Oui… Les pages du Grand Meaulnes existait déjà quand j’étais petite. Je savais le libraire âgé, je suis entrée dans la boutique pour le rencontrer et lui faire une proposition d’achat. C’est là que je suis tombée sur Mathilde. On ne s’est plus quittées depuis…

— Mais pourquoi avoir voulu reprendre une librairie ?

— J’ai… J’ai toujours aimé les livres, d’aussi loin que je me souvienne. Alors même si mon handicap n’était pas vraiment un atout pour exercer ce métier, j’ai foncé. Avec l’appui de Mathilde, tout a été plus facile… Et vous ? Je n’arrête pas de parler de moi, mais je ne sais rien sur vous…

L’apéritif laisse place à une entrée raffinée qu’énonce de son intitulé pompeux le serveur en déposant les assiettes devant nous. Elle m’a appris beaucoup de choses sur elle, et c’est à présent à mon tour de me livrer. Un exercice difficile auquel je n’ai pas l’habitude de me prêter. Et puis surtout, j’ignore tout de sa vie sentimentale, de son passé amoureux. J’ignore si un jour elle a vraiment aimé…

Cette ambiance, ces odeurs, ces bruits, tout ici me rappelle une partie de ma vie que j’aurais préféré oublier à jamais. Dégustant l’entrée du bout de ma fourchette, je laisse le silence glisser entre Grégoire et moi. Je sais qu’il a besoin de temps pour se lancer, il est comme moi, pudique et secret. Je sens aussi qu’il y a quelque chose d’imperceptible pour les autres, qui m’échappe encore le concernant, mais que je perçois moi à travers sa carapace de séducteur. Je suis sûre qu’il me cache un pan de son passé, mais je ne peux pas lui en vouloir. Je ne lui ai pas tout raconté non plus, effaçant volontairement des monceaux entiers de mon existence d’avant. Par exemple, l’état dans lequel je suis arrivée ici après l’accident. Il ignore que j’étais fiancée à un homme avant de débarquer, paumée et brisée, sur ces terres brumeuses. C’était quelqu’un d’extraordinaire, très doux et attentionné. Un amour passionnel nous liait, quelque chose d’inexplicable, depuis le jour où je l’avais croisé chez des amis. Notre appartement était à l’image de notre couple, chaleureux et lumineux. Nous avions aussi nos petites habitudes : cinéma le mercredi et restaurant le samedi. Notre repère s’appelait Bonheur & co, la patronne nous était devenue proche à force de fréquenter cet endroit, et je m’y sentais chez moi. Chez nous.

***

— Tu penses qu’on pourrait prévoir le mariage pour quand ?

— Je crois qu’entre l’organisation, la disponibilité des membres de nos familles respectives, et la météo, le mois de juin devrait être idéal ! Qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis que c’est parfait ! Bientôt, tu seras ma femme, et c’est tout ce qui compte !

***

C’était un beau jour de printemps. Mai déployait ses rondes de fleurs parfumées et de gens souriants. J’étais heureuse moi aussi, insouciante, légère. Et puis, tout a basculé. La vie s’est transformée en chemin de croix, notre amour en distance infranchissable. Il détestait l’hôpital, parce qu’il y avait vu mourir sa mère. Au début, il s’est efforcé de venir me voir pour une unique raison : j’étais dans le coma et il était peut-être ma seule chance de remonter à la surface. Mais dès que j’ai ouvert les yeux, ses visites se sont espacées. Mes demandes résonnaient dans le vide et nos mains se sont lâchées avant même qu’on ne s’en rende compte. Quand je suis rentrée chez nous, aveugle et complètement perdue, il n’était déjà plus là. De lui, il ne restait que quelques traces ici et là, comme des morceaux épars de nos rêves envolés. J’avais aimé un homme de tout mon cœur, mais avais-je réellement été aimée en retour ? Pendant des mois, cette question m’a obsédé l’esprit, au point de me laisser dépérir. Ma famille était loin, mes amis, qui étaient surtout les siens, m’avaient tourné le dos, et la seule personne sur laquelle je pouvais compter avait préféré la fuite au combat. Que me restait-il ? Il m’a fallu lâcher prise pour m’en sortir. Fermer mon cœur à double tour, devenir une autre femme. Et jurer de ne plus jamais tomber amoureuse.

— Vous connaissez ma profession, ce n’est déjà pas si mal…

Sa réponse, une esquive, me tire de mes songes, mes souvenirs. J’en veux plus. Pour m’autoriser à nouveau à vivre une relation, quelle qu’elle soit, avec un homme, j’ai besoin de plus. J’ai besoin de sincérité, de connaître son passé, ses joies, ses douleurs intimes. De savoir tout ce qu’il ne dévoile jamais. Je ne suis pas comme ces filles faciles qui doivent défiler dans son lit, qui ne s’arrêtent qu’à l’apparence. Moi je me fiche des apparences, depuis longtemps, parce qu’elles sont souvent trompeuses, parce qu’elles ne m’importent plus. Grégoire est sans doute très beau, très sûr de lui, de son pouvoir de séduction, mais ce sont ses failles qui m’intéressent. Je les perçois, silencieuses et pourtant presque affleurantes. À fleur de peau oui…

— Certes, mais vous occultez l’essentiel !

— Parce qu’évoquer ce que vous définissez comme essentiel m’est difficile. Parce que même mes amis les plus proches n’ont jamais eu accès à ces pans de mon existence. C’est ma façon à moi de me protéger, vous comprenez ? La vulnérabilité est une faiblesse. C’est ce que m’a toujours appris mon père : Ne jamais rien montrer de ce qui nous affecte, ce qui nous touche…

— Et votre sœur, dont vous m’avez parlé tout à l’heure, elle applique les mêmes préceptes ? Elle respecte ces leçons de vie paternelles à la lettre ?

— Caroline ? Caroline et moi, c’est…

— Compliqué ? Vous semblez vous être éloignés l’un de l’autre, pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a séparés ?

A l’évidence, l’évocation de sa sœur le trouble, il y a comme une hésitation dans sa voix. J’ai peut-être poussé ma curiosité trop loin. Mais il faut que je sache ce qu’il cache en lui, cette blessure.

— Caro et moi, on était très proches, unis comme les doigts de la main. J’aurais dû… J’aurais dû la protéger, mieux que je n’ai essayé de le faire. Mais ils étaient tellement plus nombreux, tellement plus forts… Je n’avais que quinze ans, Angie, et je n’avais pas le physique d’aujourd’hui. Elle est morte sous leur joug, sous leurs coups. Ses cris de rage, de souffrance, de supplication, je les ai entendus chaque nuit pendant des années.

***

— Greg ! Greg, aide-moi ! Empêche-les, s’il te plaît ! Empêche-les !

Le cinglement d’une gifle.

— Ta gueule, salope !

Ses sanglots, mes larmes.

— Caro ! Lâchez-la, bande d’enculés ! … Lâchez ma sœur, bordel… Caro !

Un uppercut dans l’abdomen, mon souffle coupé, ses derniers hurlements…

— Noooon ! Nooonn !

Ma perte de connaissance, sans doute avant la sienne. Et puis le néant…

***

— Je me suis réveillé à l’hôpital, Caro n’était plus là. J’étais déchiré de l’intérieur, complètement, mais il fallait que personne ne le voie. Personne. Alors j’ai appris à me blinder, physiquement, moralement, et à verrouiller mon cœur à double-tour pour ne plus jamais aimer. Parce que ça fait trop mal de perdre quelqu’un qu’on aime.

L’entrée a cédé la place au plat principal, imperceptiblement. Je ne m’en suis pas aperçu, je revivais la scène, l’agression ; j’étais avec Caroline. Ma tirade et puis, plus rien, le silence. Le silence et une larme sur ma joue.

— Je… Je suis désolée, finit-elle par lâcher, je ne savais pas.

— Vous ne pouviez pas savoir… Personne ne sait, même pas Léo. Mais il fallait que ça sorte. Je n’ai plus envie de tricher, de jouer à être un autre, pas avec vous. Je crois que je n’ai jamais vraiment rencontré l’amour, mais ce soir… Ce soir, je sais qu’il est là. Oui, ce soir, je crois que je suis prêt à faire sauter le verrou…

Mon aveu nous rapproche peu à peu. Elle a effleuré l’intime et je me suis livré sans retenue aucune. Parce qu’elle me plaît, parce que je suis en train de tomber amoureux. Sa chevelure d’ébène méché, relevée dans un chignon alambiqué, ses prunelles d’un émeraude presque voilé dans lesquelles je me plonge, éperdu. On pourrait croire son regard dénué d’expression, mais moi je lis en elle, je perçois toute cette sensibilité enfouie au plus profond de son être. J’ai envie de lui prendre la main. Je la frôle de mes doigts, la lui prends ; elle ne la retire pas. Se pourrait-il qu’elle et moi, on ait enfin droit à notre part de bonheur ?

« Parce que ça fait trop mal de perdre quelqu’un qu’on aime… »

Sa phrase résonne dans mon esprit tandis que j’entame le dessert à coup de cuillère, mes doigts toujours nichés entre les siens. Paul Eluard, un auteur que j’aime beaucoup, disait : « on transforme sa main en la mettant dans une autre ». S’il savait à quel point c’est vrai ! Soudain, j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre. Je n’ai plus besoin de me protéger, plus besoin de scruter le silence. Il y a juste lui et moi, deux êtres qui viennent de briser leur solitude. Nous essayions tous les deux d’être forts, pour les autres, pour tromper le monde et ses malheurs, mais la vérité, c’est que notre fragilité nous rapproche. Je sens à la pression de ses phalanges qu’il me regarde, qu’il attend. Quoi ? Que pourrais-je lui offrir après un tel discours ? Pourrais-je seulement être à la hauteur ?

— J’ai perdu un être cher moi aussi, pas comme vous, certes, mais j’ai souffert… j’en ai souffert longtemps. Trop longtemps…

— N’en parlons plus, s’il vous plaît ! J’aimerais simplement profiter de ce moment avec vous !

— Je voulais juste que vous sachiez que je suis touchée que vous vous soyez confié à moi, je ne sais pas si je mérite cette confiance mais…

— Vous devriez être un peu plus sûre de vous, Angie, vous êtes tellement… Unique.

Son pouce décrit un cercle sur ma paume. Comme toujours, ses gestes sont doux, délicats. Un serveur revient, et cette fois-ci, je ne me laisse pas surprendre. Le corps de Grégoire parle pour moi, je devine ce qui m’entoure à travers ses réactions. C’est très étrange, j’ai l’impression de sentir le monde autrement, de le voir un peu à travers ses yeux.

Il réclame l’addition, je crois qu’il aimerait être seul avec moi, vraiment seul. Sa main lâche la mienne, sûrement pour chercher son portefeuille. Une sensation de froid m’envahit. J’agrippe le rebord de la table, comme une bouée de sauvetage. Une chaise grince, quelqu’un se déplace, a-t-il quitté la table ? Un vertige me saisit lorsque j’essaye de concentrer mon attention sur les bruits, tout ici est tellement agité… Alors que je suis sur le point de demander de l’aide, je sens qu’il pose une main rassurante sur mon épaule. Il est juste derrière moi, déjà prêt à m’aider à quitter le restaurant. J’ai encore du mal à me faire à cette présence si protectrice, à cet homme qui me comprend sans un mot.

— Tout va bien, je suis là, me souffle-t-il.

— Merci. Un instant, j’ai cru que vous étiez parti payer sans me prévenir…

— Je ne ferais jamais ça ; tant que vous avez besoin de moi, je reste avec vous !

— N’allez pas croire que je ne sais pas me débrouiller toute seule, c’est juste que…

— Je sais, Angie, je sais… m’interrompt-il.

Mon manteau glisse sur mes épaules. Puis, son bras entoure ma taille pour me guider vers la sortie. C’est la première fois que nous sommes si proches. L’air de la rue me fouette le visage lorsque nous sortons. J’ai froid, mais cette fois, ce n’est pas dû à son absence. Je fais mine de sortir ma canne blanche de mon sac lorsque Grégoire arrête mon geste. Son bras passe sous le mien, et je sens qu’il ralentit le pas pour que je puisse le suivre. Nous marchons ainsi, serrés l’un contre l’autre, jusqu’à sa voiture. Il semble plus insouciant que tout à l’heure. Il n’a pas remis son masque, non, il est juste sincèrement heureux d’être là.

Il me raconte sa vie, ses amis, ses goûts, d'un ton enthousiaste. On dirait un adolescent euphorisé par son premier rendez-vous. Je m’aperçois que moi qui suis solitaire de nature, je suis bien avec lui, juste à l’écouter. De temps en temps, je lui réponds et un sourire se forme sur mes lèvres sans que je n’aie envie de le retenir.

— Une femme nous observe depuis tout à l’heure, me fait-il soudain remarquer en m’aidant à m’installer sur le siège passager de son véhicule.

— Ah oui ? Je n’aime pas ça. Dans ces cas-là, j’ai toujours l’impression d’être une bête de foire…

— Je crois plutôt qu’elle nous prend pour un jeune couple. Elle sourit, elle a l’air de nous trouver drôlement mignons, me répond-il d’un ton malicieux.

— Oh… Je pensais que… C’était à cause de…

Arrête de bafouiller idiote ! Il doit te taquiner. Mais s’il était sérieux ? Parfois, j’ai du mal à savoir qui, du Grégoire séducteur ou du Grégoire authentique, me parle…

— Ne vous inquiétez pas, elle est repartie en me faisant un petit signe de la main.

— Votre charme ne devait pas être suffisant pour la retenir…

Son étonnement est perceptible. Je n’ai pas plaisanté avec lui depuis que je l’ai rencontré. Son rire éclate dans l’habitacle. Ce son est tellement incroyable, si joyeux à mes oreilles. J’aimerais qu’il ne s’arrête pas, mais le silence retombe tandis que la route doit se mettre à défiler.

— J’espère qu’il opérera mieux sur vous alors…

Le moteur ralentit avant que Grégoire ne le coupe totalement. Nous devons être devant chez moi. La portière s’ouvre de son côté, et claque quelques instants plus tard. Le temps de contourner la voiture, et c’est ma portière qui s’entrouvre. Sa main attrape délicatement la mienne pour m’aider à sortir, et continue de m’entraîner jusqu’au pas de la porte.

Alors que nous semblions avoir brisé la gêne entre nous, un blanc s’installe soudain.

Je ne sais pas comment conclure cette superbe soirée. Je me sens bien incapable de lui faire la bise sans risquer de l’embrasser au mauvais endroit, mais je ne me vois pas non plus lui tourner le dos pour rentrer sans un mot. J’ouvre plusieurs fois la bouche, cherchant désespérément quelque chose à dire, lorsque sa main se pose sur ma joue.

Que fait-il ?

Ses doigts se déplacent le long de mes pommettes, caressent mes lèvres, avant d’attraper mon menton pour me relever doucement le visage. Une question s’impose à moi : suis-je prête ?

***

Le film de notre soirée s’est déroulé trop vite. J’aimerais pouvoir encore le retenir, LA retenir, la serrer tout contre moi. Je la découvre à peine, je ne veux pas partir, pas maintenant. J’ai tant à apprendre d’elle…

Angie…

Je meurs d’envie de l’embrasser, là, tout de suite. C’est sans doute prématuré dans son esprit, seulement si je ne le fais pas, je m’en voudrai toute ma vie, j’aurai l’impression d’être passé à côté de quelque chose : l’amour peut-être… D’habitude, je ne me pose pas autant de questions, alors pourquoi j’hésite à ce point ? Pourquoi je n’ose pas ? J’ai tellement peur de briser ce début de complicité qui nous lie, tellement peur qu’elle ne s’effarouche et ne se ferme, tellement peur de tout casser. Elle veut me dire quelque chose, je sais qu’elle veut me dire quelque chose, mais ses mots ne viennent pas. Alors, comme pour lui faire comprendre que les mots, parfois, ne servent à rien, je caresse son visage, effleure sa bouche… Je suis à un souffle de ses lèvres qui s’entrouvrent presque. Ça y est, je prends l’initiative de les embrasser, nos langues se rejoignent et dansent sur une musique imaginaire qui n’appartient qu’à nous. Je resserre mon étreinte, le baiser, de prime abord timide et teinté de cette maladresse adolescente propre aux premières fois, se mue en un french kiss plus adulte, plus intense, plus passionné. De ceux qui transportent, nous font planer en apesanteur. Je me prends à rêver que cet instant ne s’arrête jamais. Et puis, tout doucement, on se décolle, et subsiste un sourire qui traîne juste comme ça, pour rien, qui illumine, un bien-être semblable à celui qui suit l’orgasme, quand ma main s’égare sur sa joue encore…

— Je… Je devrais rentrer… Il se fait tard… me dit-elle.

— Angie ?

— Oui ?

— J’aimerais vous… J’aimerais te revoir, enfin, si tu veux bien, si tu en as envie…

— Ce serait avec grand plaisir mais… Je ne sais pas, Grégoire, tout se bouscule dans ma tête, là, et…

Elle s’empourpre.

— Hé, Angie, tout va bien ! Je veux juste passer du temps avec toi, te découvrir. Il n’y a pas de mal à ça !

— Non, effectivement…

— On pourrait se rejoindre pour déjeuner demain, au Café de la Marine. Tu sais, le lieu de notre rencontre…

— Oui… Oui, pourquoi pas ?

— Vers midi, ça t’irait ?

— Oui.

Elle a besoin que je la laisse reprendre ses esprits, respirer. Je le comprends, l’embrasse une dernière fois furtivement sur la bouche avant qu’elle ne m’abandonne sur son palier, qu’elle ne disparaisse derrière sa porte.

— Bonne nuit, Angie… Bonne nuit, mon ange…

Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait entendu mes dernières paroles.

Le cœur battant à tout rompre, je reste appuyée contre la porte. Le murmure de Grégoire traverse le battant de bois pour atteindre mon esprit engourdi. Puis, ses pas s’éloignent dans l’allée. Inconsciemment, mon corps se relâche et je m’aperçois que je retenais ma respiration depuis notre baiser. Le débordement d’émotions que j’ai ressenti quand son souffle s’est mêlé au mien commence seulement à refluer.

Qu’est-ce qui m’a pris ? Je ne me reconnais pas…

Il y avait son parfum, si enivrant, et ses mains enserrant mon visage. J’aurais voulu le caresser moi aussi, lui rendre tout cet amour que je sentais déferler en vagues brûlantes, mais je n’ai réussi qu’à m’accrocher à son cou. Plantant mes ongles le long de ses omoplates, je l’ai serré à m’en faire mal. J’aurais tellement aimé le voir en cet instant précis, plonger mes yeux dans les siens pour essayer d’y déceler les émotions qui le traversaient lui aussi. Oui, j’aurais aimé graver dans ma mémoire chacune de ses expressions, chaque sourire, chaque geste. Faire de ce baiser un souvenir coloré…

Reprenant peu à peu la maîtrise de mes mouvements, je me dirige vers l’escalier pour monter dans ma chambre, avant de heurter violemment la première marche. Sans avoir le temps de me retenir à quoi que ce soit, je m’étale de tout mon long, m’écorchant au passage les genoux sur le parquet. Le souffle court, je tente de reprendre mes esprits.

Il me faut encore plusieurs minutes pour réaliser. J’ai oublié… Un instant, j’ai oublié que j’étais différente. Je n’ai pas pris la peine de trouver mes repères, je me suis déplacée comme avant, naturellement, instinctivement. Sauf qu’il n’y a plus d’avant, que je ne serai plus jamais cette femme. Grégoire a le don de me mettre la tête à l’envers ; j’ai l’impression de me retrouver des années en arrière, le cœur prêt à aimer sans condition, comme si je n’avais pas souffert, comme si je ne savais pas comment finit ce genre d’histoire. Laissant mes doigts courir le long du sol, je retrouve ma position. J’ai besoin de réfléchir, de faire le point sur mes sentiments, mes envies. J’ai besoin de temps…

Couchée dans mon lit, je me demande avec le recul si je n’aurais pas dû me montrer un peu plus entreprenante, l’inviter à entrer boire un dernier café. L’impression d’avoir perdu ce genre de réflexe depuis longtemps me saisit. Mais que se serait-il passé ? Que peut-il bien se passer maintenant que l’intime s’est invité dans notre relation ? Notre histoire est si… Atypique ! Et puis, Grégoire n’est pas un enfant d’ici. Sa vie est ailleurs, dans un endroit dont je ne peux imaginer les contours. Je ne fais pas partie de son univers, comme il ne fait pas partie du mien. Dans ces conditions, comment songer ne serait-ce qu’un instant à un potentiel futur commun, quand je ne sais même pas de quoi demain sera fait ?

Sauf qu’il y a cette sensation, ses doigts qui frôlent mes lèvres, qui jouent avec une mèche de mes cheveux, comme autant de petites flammes qui me réchauffent. Blottie dans mes draps, l’esprit en ébullition, je me tourne et me retourne dans la nuit pour trouver le sommeil. Le soleil se lèvera dans quelques heures et, pour la première fois, je n’ai pas peur. Je sais que quelque chose de bien va m’arriver. Ou plutôt quelqu’un. Un homme. Grégoire.

***

Je remonte l’allée gravillonnée, me retourne une fois ou deux.

Qu’est-ce que j’espère ? Qu’elle m’ouvre à nouveau sa porte, m’invite à prendre un dernier verre ? Non, Angie n’est pas ce genre de femme, pas le premier soir. Parce qu’on sait très bien tous les deux où conduit le dernier verre…

Je m’allume une cigarette, machinalement, hume la fraîcheur des embruns. Je devrais les sentir, mais il n’y a plus que sa fragrance qui m’habite. Et puis la douceur de sa peau, de ses lèvres. Son étreinte…

Je déambule dans le noir, à peine éclairé par les modestes réverbères. J’entends au loin le bruit des vagues qui s’échouent sur la grève, devine un croissant de lune qui joue avec les nuages, ce croissant de lune qu’elle ne peut pas voir…

Et si tout s’arrêtait là, si nous deux, c’était une folie déraisonnable qu’elle ne s’accorde pas ?

Ma cigarette se consume. Je n’avais jamais envisagé de relation à moyen ou long terme auparavant. Mais là, oui.

Elle est aveugle, et alors ? Elle a appris à vivre avec son handicap, pourquoi ne pourrais-je pas le partager avec elle au quotidien ?

J’ai encore son image devant les yeux, celle de notre baiser. J’ai envie d’en parler à quelqu’un. Mais à qui ?

— Si tu étais encore là, Caro…

A Léo ? Non, Léo ne comprendrait pas.

En grimpant dans ma voiture, j’allume mon smartphone. Un bip, douze appels manqués et autant de SMS. Tous de Léo. Je le rappellerai demain. De toute façon, il faut que je lui dise qu’il est trop tôt pour rentrer sur Lyon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0