Chapitre 2

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Quand nous arrivons, il reste encore beaucoup de places libres dans les gradins, et nous nous installons dans les premiers rangs. Il n’y a que des terminales présents, sûrement une énième réunion pour nous expliquer à quel point nous allons louper notre bac si nous continuons à faire comme cela (on ne nous explique jamais ce qu’est « cela », mais en tout cas ça a l’air grave). Les Saint Thomas sont bien sûrs dans les gradins opposés, évitant soigneusement tout contact avec nous.

Il faut que je vous explique cette histoire. À l’origine, il y avait deux lycées dans cette ville : le lycée Émile Zola et le lycée Saint-Thomas. L’année dernière, le lycée Saint-Thomas a entièrement brûlé en une nuit, et tous ses élèves ont été recueillis chez nous. Enfin, chez nous, pas vraiment. Ils ont pris possession des locaux juste à côté de notre lycée (la rumeur parle d’une ancienne prison, mais en vrai personne ne sait vraiment à quoi servait ce bâtiment), si bien que nous partageons juste l’immense cour, le self et le gymnase.

Depuis leur arrivée, c’est la guerre entre les deux lycées. Saint-Thomas a toujours eu la réputation d’être un lycée d’abrutis, et dès leur arrivée les élèves nous l’ont clairement confirmé. Quant à nous, ils nous reprochent d’être un lycée de bourges. Mais il y a surtout une raison pour expliquer cette haine : normalement, les élèves de première ont le droit tous les ans à un voyage scolaire. Mais l’année dernière, à cause de leur intrusion dans notre lycée, le voyage a été annulé, sous prétexte de difficultés d’organisation. Les Saint-Thomas ont bien sûr été tenus pour responsables (on pourrait objecter que l’incendie de leur lycée n’était pas de leur faute, mais ce n’était pas la notre non plus. Pour toute réclamation, adressez-vous au service de la mauvaise foi). Depuis, les coups bas s’enchaînent sans répit : insultes, bagarres, rats dans les casiers, coupure d’eau dans les vestiaires… Jamais rien de très grave, mais, depuis un an, l’ambiance est tendue entre les deux, au grand désarroi des deux proviseurs, qui souhaitaient faire un seul et grand lycée.

Les proviseurs arrivent justement, faisant taire les bavardages. Madame Lomes, notre proviseure, est comme à son habitude impeccable dans son tailleur, comme si elle se rendait à un meeting au Parlement, et non pas à un discours dans un gymnase d’une petite ville de province. Monsieur Legrand, leur proviseur, adopte quant à lui un style plus alternatif, à mi-chemin entre une tenue hawaïenne et un look de prof de sport. Pas un bon mélange si vous voulez mon avis, sauf à vouloir un fond pour régler les couleurs de son téléviseur.
C’est lui qui prend la parole.
- Silence !
Un murmure perdure pendant quelques secondes, puis le silence est obtenu.
- J’imagine que vous savez pourquoi nous vous avons convoqués.
Un lourd silence s’installe, que les deux proviseurs ne semblent pas disposés à rompre. Quelqu’un tente :
- Le bac ?
Madame Lomes lève les yeux au ciel.
- Nous savons que ce qui s’est passé la semaine dernière est de votre responsabilité.
Le silence se prolonge, mais des rires étouffés se laissent entendre parmi nos rangs.
- La situation aurait pu être très grave, il y aurait pu avoir des blessés. Et il faudra plusieurs jours pour nettoyer le hall.
Des rires francs s’élèvent cette fois parmi nos rangs, tandis que les Saint-Thomas nous fusillent du regard. C’est fou, tout ce que vous pouvez faire avec quelques pétards, de la mousse à raser et beaucoup de colorant.
- Cet incident est représentatif de l’état d’esprit qui règne dans ce lycée depuis un an. Vous ne vous mélangez pas. Pire même, vous vous montez les uns contre les autres. Tout cela entrave votre réussite scolaire.
Tout le monde retient son souffle. La punition risque d’être salée.
- Mais nous nous sommes aperçus que nous avions notre part de responsabilité dans cette situation. Nous ne vous avons pas suffisamment encouragés à vous mélanger, à travailler ensemble. C’est pourquoi nous avons décidé que le voyage annulé l’année dernière serait réalisé cette année, pour tous les élèves de terminale.
Des exclamations retentissent dans le gymnase, certains applaudissent. Moi, la situation me laisse perplexe, je sens que tout ne nous a pas été dit. Il est rare dans la vie qu’on punisse votre mauvais comportement par un voyage.
Les deux proviseurs laissent passer quelques minutes, le temps que l’euphorie retombe, puis M. Legrand reprend la parole.
- Toutefois, vous devez vous douter que cela ne sera pas sans compromis et efforts de votre part.
Les conversations cessent. Nous y voilà.
- Vous devez aussi comprendre que vous êtes en terminale, et par conséquent vous ne pouvez louper une semaine de cours sans la rattraper. Pour cela, nous vous demanderons de réaliser un projet en groupe afin de rattraper votre retard dans plusieurs matières.
Le soulagement est palpable dans le gymnase. Une semaine de vacances contre un exposé ? Ça semble être un deal plus que correct. Mais le petit sourire perfide du proviseur Legrand – ce mec a vraiment une tête de fouine, ça doit être pour ça qu’il essaie de détourner l’attention avec ses chemises immondes – laisse à penser que le pire ne nous a pas été annoncé.
- Et, pour que cela soit également profitable à l’ambiance entre nos deux lycées, les groupes devront être composés d’étudiants de Saint-Thomas et de Zola.
Des protestations fusent dans tous les sens. Thibaut, à côté de moi, crie son mécontentement. Comment un gars qui fait 1m60 peut avoir une voix qui porte au-delà des protestations des 200 élèves présents, c’est un mystère. Mais en tout cas, son message porte jusqu’aux oreilles des proviseurs.
- C’est n’importe quoi ! On n’a même pas les mêmes profs !
- Silence ! Hurle le proviseur, avant de reprendre d’une voix plus calme : cela ne posera pas problème. Vous pourrez même vous mélanger entre étudiants de filières différentes.
Les protestations continuent pendant quelques minutes. Personnellement, je n’y prends pas trop part. Protester dans son coin ne sert à rien, surtout si l’on ne connaît pas ce contre quoi on proteste.
- Pour régler les modalités de ce projet, poursuit la proviseure, nous avons besoin d’en discuter avec vous.
Le brouhaha s’amplifie, chacun essayant de glisser son petit commentaire. La proviseure lève la main, réclamant le silence.
- Vous pouvez constater que discuter tous ensembles ne marche pas. Nous vous demanderons donc de choisir un représentant pour chacun des lycées afin de recevoir les instructions.
Mes amis se tournent vers moi.
- Lucas, tu y vas ?

Quelques autres noms sont vaguement proposés, mais la plupart des terminales se tournent vers moi. Cela fait trois ans que je suis délégué de classe, capitaine de l’équipe mixte de handball, représentant des élèves et, sans vouloir me vanter, je suis un leader-né. Oh, raté, je me vante.

Je descends donc des gradins pour rejoindre les proviseurs. En face, un élève s’extirpe des Saint-Thomas. Enzo. Forcément.
Je soupire intérieurement. Génial. Depuis le premier jour où je l’ai vu, ce type m’a mis mal à l’aise. Sa façon de se comporter me dérange ; il semble à l’aise en toute situation, rit avec les profs tout en étant adoré de ses camarades, il donne toujours l’impression d’être dans son élément. Ici encore, il n’y a même pas eu de discussion entre les élèves de Saint-Thomas pour choisir leur représentant : il s’est simplement levé, et la foule s’est écartée pour laisser place à son messie. Et puis il représente les élèves ennemis, c’est une autre raison pour ne pas l’aimer.

Et puis il est trop parfait, souffle la petite voix dans ma tête. Je la fais taire. Personne n’est parfait. Ce mec sait juste bien faire semblant : il est très populaire, plutôt intelligent (en contraste avec ses débiles de camarades, rien d’étonnant) et, si j’en crois les propos de Margot ainsi que la foule de prétendantes qui se pâme devant lui, assez beau (il me semble que les termes exacts de Margot étaient « si beau que j’en ai perdu ma petite culotte », mais je me refuse à utiliser cette expression). Mais je suis persuadé que cela n’est qu’une façade pour cacher des défauts monstrueux – la revente de drogues aux collégiens, une collection de portraits dédicacés d’Hitler ou bien la discographie intégrale des meilleurs hits NRJ depuis 2007. Brrr, je frissonne rien qu’à y penser.

Cela expliquerait pourquoi mon instinct me met en garde contre lui. Dès que je le vois (en sport, au foyer, partout où j’ai le malheur de croiser des élèves de Saint-Thomas), je me sens mal à l’aise, et je suis persuadé qu’il le sait. J’ai fini par croire qu’il en joue même, d’où son attitude bizarre et cette manière de me fixer les rares fois où l’on a du se parler en sport.
Les proviseurs nous font signe de les suivre, et Enzo m’emboîte le pas.

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