La face de Guerre( partie finale)

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  Audric enrageait et fulminait contre ses fils, contre ses neveux, contre son abruti de frère et contre ce connard d'aubergiste.

 Et surtout contre ce salopard de Pèlerin !

 Oui !

 Oh oui ! Il allait définitivement lui faire la peau au minet !

— En selle ! En selle, vous tous ! hurla le patriarche à ses hommes.

 Audric passa près de lui et le gifla.

 Lui, plus que tous les autres, il était coupable de son incompétence. C'était sous sa garde que le Pèlerin avait filé ; sous sa garde encore que Rodham s'était perverti avec quelque pute des environs. Et peu importait au maître-chasseur qu'ils aient tous été sous le joug de quelque magie.

— Deux sous d'or ! Après ce que votre fils à fait !

 Audric saisit l'aubergiste par le col et lui colla sa dague sous le menton.

— Ta fille charme mon fils, le détourne de son devoir et tu oses réclamer compensation !

 Le pauvre homme allait protester, mais le chasseur pressa un peu plus sa lame contre son cou et son nez contre le sien.

— Abruti consanguin dégénéré ! Je pourrais te trancher la gorge pour nous avoir fait perdre notre proie !

— Audric, appela Darragh.

 L'aîné se retourna.

— Nous sommes prêts.

 Le maître-chasseur relâcha l'aubergiste, non sans le gratifier d'une profonde estafilade à la joue, puis sauta sur son cheval. Il brailla un ordre inintelligible et toute la colonne se mit branle, manquant d'écraser au passage le propriétaire des lieux et bousculant les quelques curieux qui tardaient à se pousser sur son passage.

 Darragh avait tenté de rassurer son neveu, ce n'était pas de sa faute, il fallait qu'il pardonne son père pour ses humeurs, après tout, ils s'étaient tous laissés berner par cet animal. Toutefois, pour racheter ses errements, Audric avait cherché des témoins pour retrouver la trace du Pèlerin, mais cela n'était pas parvenus à apaiser son père. Le soleil était à son zénith, le Lynx s'était carapaté depuis des heures et tant qu'Audric ne tiendrait en ses mains la récompense de leur labeur, il resterait ainsi.

 Poussés dans leurs derniers retranchements, les yeux exorbités, les naseaux dilatés, de sueur détrempés, et le cœur sur le point de lâcher ; les chevaux n'allaient pas assez vite.

 Jamais assez vite aux cris et jurons du patriarche.

 Il maudissait leur mollesse, il maudissait leur faiblesse et bientôt ses efforts furent payant.

 En un instant, ils arrêtèrent et encerclèrent leur proie.

 Le Lynx feulant de rage, poussa les enfants derrière lui et fit barrière de son corps pour les protéger. Grognant, les molosses vinrent compléter de leur corps la dérisoire muraille qu'ils opposaient aux chasseurs.

 Ignorants les avertissements, ces derniers mirent pieds à terre et tirèrent leurs chaînes des fontes. Ils immobiliseraient le fabuleux félin, abattraient ses chiens et de là Audric transpercerait le cœur de l'animal. C'était ainsi qu'Audric aimait tuer. Il aimait voir les créatures réduites à l'impuissance la plus totale avant de mettre fin à son impie existence.

— Allez-vous-en ! gronda le fauve.

 De peur, les chevaux firent un écart et s'égaillèrent au loin.

 Audric n'y prêta pas attention, ils rattraperaient ce petit monde plus tard.

— Rentrez chez vous ! s'insurgea encore la bête dans un feulement.

 Au plus grand plaisir du maître-chasseur, les dents s'étiraient déjà en crocs. Il se félicita encore lorsque les pupilles de l'animal se fendirent à la verticale comme celle des serpents.

 Comme celles des créatures.

 Il jubilait, tout allait pour le mieux.

 Darragh s'avança, les bras ouverts en signe de paix.

— Les enfants, ordonna-t-il.

 La petite terrifiée s'accrocha aussitôt à la jambe du Pèlerin, qui passa instinctivement un bras autour d'elle pour la protéger, puis se mit à grogner de plus belle pour tenter de garder les chasseurs en respect. En vain ; ces derniers avancèrent d'un pas encore pour stresser l'animal, pour le pousser à se dévoiler encore, à s'enlaidir encore que les enfants voient son vrai visage, qu'ils comprennent qui voulait vraiment leur bien ici.

 Audric s'assura qu'aucun membre de sa chasse ne perdent patience et ne tire son arme trop tôt.

 Darragh s'avança encore d'un pas.

— Les enfants, insista-t-il d'une voix forte et ferme.

 Le Lynx, tout crocs dehors, gronda en direction d'un chasseur qui s'était approché de trop. Gardant son calme, l'intermédiaire fit signe à l'impatient de reculer.

— Les enfants.

— Une Vie pour une Vie, les enfants sont à moi !

 Ainsi il n'avait pas enlevé les petits comme le prétendait leur père, mais cela n'avait aucune importance pour Audric ; ils n'étaient qu'un prétexte pour faire la peau au Lynx. Et c'est avec satisfaction que le maître-chasseur constata que les doigts de la créature s'étaient allongés et que des griffes en ornaient maintenant les extrémités.

— Ce n'est pas ce que prétend leur père.

— Leur père ? ricana la créature en se redressant. Il n'a cure de ces enfants ! Rentrez chez vous ! Remontez sur vos chevaux ! Je ne désire ni me battre ni argumenter !

 Le Lynx se redressa. Il semblait soudainement plus grand qu'auparavant et plus imposant aussi.

 En réponse, la troupe fit un pas de plus et quelques chasseurs tirèrent leurs chaînes.

 Les chiens grondèrent de plus belle tandis que leur échine se hérissait de poils sombres. Ils protégeaient avidement le petit garçon accroché désespérément à la crinière de l'un d'eux.

 Au loin, une nuée d'oiseaux effrayés fuyaient à tire d'ailes et les chevaux disparaissaient sans demander leur reste.

— Les enfants et nous partons, concéda nerveusement Darragh.

 La créature se redressa encore un peu plus, se fit plus grande, ou devint plus grande... Pour la première fois, l'idée que quelque chose n'allait pas germa dans l'esprit d'Audric. Aveuglé par sa rancœur, il n'avait pas fait attention aux détails.

 Le Lynx aurait déjà dû se transformer, mais il semblait parfaitement maître de sa transition. Des griffes, des crocs, des yeux, c'était tout ce qu'il leur avait offert. L'âge rendait les animaux maîtres de leurs instincts, certes, mais même son choix de fuite était étrange. Par habitude, les créatures fuyaient dans les forêts, là où les arbres leur offraient couverts, où leurs traces leurs étaient plus facile à dissimuler et où les arbres empêchaient les chasseurs de les encercler correctement.

 Lui avait choisi de longer la forêt la plus proche et de les affronter à terrain découvert. Pourquoi ? Pêchait-il par orgueil ?

— Rentrez chez vous.

 À ces mots, le Lynx se redressa encore.

 Grandit encore.

 Ses yeux semblaient plus clairs qu'auparavant, sa présence plus attirante que jamais. Audric avait presque envie de céder à sa demande, de se détourner, de ne jamais revenir ; mais en même temps, il se sentait attiré par l'animal comme une mite par la flamme.

— Le...

 Darragh, sublimé lui aussi, ne parvint pas à finir sa phrase. Il resta face à elle, bouche ouverte, à se perdre dans la contemplation de son regard de gel.

 Ils étaient si perdus dans ces yeux de glace qu'ils ne virent pas Rodham rompre les rangs et bondir sur la bête, lame au clair. Vive comme l'éclair, la créature fit face à son adversaire et employa son élan contre lui pour l'envoyer voler contre ses camarades.

 Un instant, le charme du Lynx fut brisé et quelques chasseurs commencèrent à reprendre leurs esprits.

 Pensant que ses frères le suivraient et le couvraient, Hélior se fendit d'un cri de guerre et se frappa la torse du poing, puis il rompit les rangs à son tour, et fondit sur la créature pour en finir une bonne fois pour toutes. Mais le molosse aux dents courtes s'élança à sa rencontre et plaqua avec force le jeune homme au sol.

— Assez ! tonna le Lynx.

 Crocs en suspens un instant avant de se refermer sur la gorge de sa victime, le chien s'était comme changé en statue. Puis, lentement, l'animal reprit vie et, sans quitter sa victime du regard, recula en grondant. Le chasseur resta pétrifié quelques secondes par la peur, puis, souillé par sa propre urine, il rampa pour s'éloigner des créatures avant de décamper à toute vitesse et rejoindre ses frères. Personne ne lui prêta attention.

— Rentre chez toi avant de le regretter, Humain, ordonna calmement le Lynx à l'adresse d'Audric.

 Le patriarche ne réagit pas, il n'arrivait pas à détacher son regard de l'animal. Il était subjugué et écrasé par sa superbe.

 Tout chez la créature n'était que majesté et harmonie ; il était plus grand que jamais, son visage s'ornait de traits fins et gracieux, sa présence était apaisante, sa voix était profonde et calme. Et lorsqu'il répéta doucement : « Rentre chez toi, chasseur », Audric se sentit vibrer au plus profond de lui-même d'une paix qu'il n'avait jamais ressenti.

— Les enfants, balbutia-t-il dans un murmure.

— Rentre chez toi.

 Cette fois, le maître-chasseur s'apprêta à céder à sa demande. Il ouvrit la bouche, mais aucun ordre n'eut le temps de franchirent ses lèvres.

 Rodham, que la colère rendait aveugle aux charmes du Lynx, fondit une nouvelle fois sur la créature.

 Comme un coup de tonnerre, l'air claqua soudain, rompant définitivement l'émerveillement qu'exerçait la bête sur les chasseurs. Et l'air claqua encore lorsque d'un coup de sa queue reptilienne le Pèlerin se débarrassa du sang qui l'entachait. Il l'enroula ensuite délicatement autour des enfants pour les protéger de la vision du corps tranché en deux qui gisait à leurs pieds.

 Dans l'air soudain lourd d'orage, il y eu un instant de flottement et de stupeur parmi les chasseurs. Alors Audric se fendit d'un cri de rage mêlé de douleur à la vue de son frère et se jeta à son tour sur la créature.

 Le molosse aux dents en avant bondit à sa rencontre et happa le chasseur comme une balle en plein vol, lorsque ses pattes touchèrent le sol ce n'était plus un chien. Mais un monstre cauchemardesque, immense et famélique, dans la gueule duquel reposait le corps brisé du jeune homme.

 L'animal secoua la tête pour ôter la vie de sa victime puis se redressa, sa proie toujours entres ses immondes mâchoires, comme pour les narguer. Il les détailla un à un de ses trois paires d'yeux puis, il fit face à l'un des chasseurs et ouvrit son septième œil qui trônait au centre de son front.

 Le garçon se mit à trembler et, tandis que son père accourrait à son chevet en lui criant de ne pas céder, tombait à genoux devant le monstre en se tenant la tête et hurlant de terreur.

  Audric ne vit rien de tout cela. Pas plus qu'il ne vit le second chien se transformer à son tour dans un ébrouement.

 Il ne fut guère plus sensible aux cris de terreur pure qui s'échappaient du gamin, ni à ceux qu'éructaient Darragh pour encourager son fils à se défaire de l'emprise de la créature. Ou aux ordres de replis de son cadet.

 Non, Audric ne percevait rien de tout cela. Tout ce qu'il voyait, tout ce qui occupait sa pensée, c'était son fils qui reposait inerte entre les crocs de l'animal et qui doucement, comme si la violence de sa mort importait peu au final, s'émiettait au gré du vent.

 Audric.

 Son fils.

 Son fils...

 Une douleur, insidieuse et froide, saisit le cœur du maître-chasseur et l'enserra de sa poigne à l'en empêcher de battre. Il tenta de s'en dégager, de la repousser, mais alors son regard croisa celui aveugle du Pèlerin.

 Son cœur manqua un battement et le temps fut en suspens.

 Plus grand qu'aucun autre, il se tenait là, droit et sévère comme un roi d’antan, mais il n'avait plus rien d'avenant. Des crocs affamés avaient déchiré son visage, privé une orbite de l’œil qui l'habitait, laissé l'autre laiteux et plat.

 Dévêtu de sa cape pour protéger les enfants de sa vision, il était habillé de sa majesté seule ; des nombreux sillons que des griffes avides avaient tracée sur la peau de sa gorge et de son torse ; des cratères que des dards cruels avaient creusés entre ses écailles, du souvenir profond qu'une mâchoire affamée avait laissé sur son abdomen et d'une autre sur ses cornes.

 Un roi à la couronne brisée.

 Le Roi à la Couronne Brisée.

 Guerre.

 Il avait provoqué Guerre.

 Une Wyvern, dieu mineur et dieu mortel, mais dieu tout de même.

 Audric ne comprit que trop tard son erreur. L'orage couvrait déjà sa voix, assourdissait ses neveux, les réduisait au silence et il n'y pouvait rien.

 Lui qui toujours s'était laissé guider par la colère ne pouvait rien contre celle-ci. Lui qui toujours avait souhaité rencontrer une créature de son gabarit le regrettait aujourd'hui.

 Lutta-t-il ?

 Le tenta-t-il même ?

 Nul ne le sait.

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