Chapitre 9

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Écrit en écoutant notamment : Alpherg – Moving

Daniel boit une longue gorgée de sa bière et ajuste la position de ses pièces exactement au centre de leur case de départ. Il fait partie de ces joueurs maniaques qui ne supportent pas la moindre irrégularité.

Comme notre tirage au sort m’a donné les pièces noires, c’est moi qui appuie en premier sur la pendule pour lancer le chrono. Daniel pousse gentiment le pion devant son roi de deux cases. Je fais de même pour lui répondre. Contre toute attente, il glisse ensuite le pion de son fou, me permettant de le capturer immédiatement. C’est le « gambit du roi », un enchaînement qui vise à sacrifier immédiatement un pion pour permettre à ses pièces de se lancer promptement dans la bataille. Cela donne souvent lieu à des parties très ouvertes et offensives.

Malgré tout, je préfère jouer au maximum sur la défensive et calmer la situation. Il m’est difficile de lire les réactions de Daniel à mes coups : il se contente à chaque fois d’un imperceptible hochement de tête. De mon côté, je me force à ne pas me montrer nerveux face à de nombreux excellents coups. Malgré la ligne de barbelés que j’ai essayé de mettre en place, il a réussi à trouver des ouvertures à l’aide d’échanges de pièces astucieux. Rapidement, mon armée se retrouve acculée en défense, se bloquant elle-même : la fin de partie risque d’être un long chemin de croix.

Quelques coups plus tard, ne voyant plus comment m’en sortir, je lui tends poliment la main pour abandonner. C’est certain, il est costaud.

  • Tu n’as pas si mal joué, lance-t-il, la partie a été équilibrée pendant un moment. Mais tu n’aurais pas dû me laisser planter mon cavalier dans ton camp, ça a fait toute la différence.

Il rejoue de mémoire les coups de la partie jusqu’à arriver à cette fameuse position. Je comprends mieux mon erreur.

  • Et puis tu n’aurais pas dû te laisser déconcentrer par le beau gosse de la table du fond !
  • Hein ? Comment t’as vu ça ? dis-je en rougissant déjà. Bon… euh, revanche ? Je prends les pièces blanches cette fois-ci.
  • Allez, c’est parti !

J’essaye de ne pas faire les mêmes fautes que lors de la première partie et joue plus vers l’avant, mais à chaque fois que je pense pouvoir prendre l’avantage, il parvient à trouver une parade pour stabiliser la position. L’échiquier prend des airs de bataille de la Somme ; beaucoup de pertes matérielles sans progression de part et d’autre. Je dois tout de même rester attentif à ses quelques filouteries pour assurer la partie nulle. Je n’ai déjà pas perdu, ce qui console mon ego.

Je suis intrigué par la scène qui se déroule à deux tables de la nôtre. L’un des joueurs annonce à haute voix chacun de ses coups : « Fou en b5… Cavalier prend en c4… ».

  • Tu regardes la partie du Pirate ? me demande Daniel.
  • Ouais, ceux qui sont juste devant le bar, là.

Daniel esquisse un sourire :

  • Alors lui, c’est notre champion local. Et si son adversaire lui annonce les coups, c’est parce qu’il est aveugle. Il avait encore un œil à peu près fonctionnel quand son surnom est né. Il a fait de bons classements aux championnats nationaux il y a une vingtaine d’années.

Je n’en reviens pas. Le bonhomme saisit pourtant ses pièces sans jamais se tromper et s’aide à peine de son sens du toucher pour les déposer à l’endroit voulu. Il faut avoir joué des dizaines de milliers de parties pour arriver à un tel niveau de maîtrise.

  • Il est juste imprenable, ajoute Daniel. Même s’il enlève une de ses tours, ça reste très ardu. Mais super formateur.
  • On s’en refait une dernière ?
  • Bien sûr ! On passe à trois minutes chacun ?
  • Go !

Suite à quelques imprécisions dues à ce temps de réflexion très limité, la partie devient rapidement dynamique et indécise. J’en ai la confirmation lorsque plusieurs regards se penchent sur notre table.

Il y a surtout… ce fameux mec, que je matais tout à l’heure. Je sens sa présence dans mon dos, peut-être espère-t-il que je trouve LE coup qui fera céder mon adversaire. Quelle sensation étrange ! J’aurais horreur de le décevoir alors que je ne le connais même pas. Voilà que j’ai encore perdu cinq secondes à tergiverser, il va falloir prendre une décision rapidement, même si elle n’est pas optimale. Le rythme syncopé imprimé par les jazzmen presse ma réflexion.

Contre mon habitude, je choisis l’option la plus offensive, la plus risquée : j’ai envie de faire un coup d’éclat. Mon cavalier est donc envoyé au sacrifice pour tenter de percer la forteresse qui se trouve devant le roi de Daniel. C’est quitte ou double : si mon attaque ne paie pas immédiatement, la partie va mal finir. Je suis conforté dans mon choix par les trente secondes qu’il prend pour répondre au coup ; malheureusement, la suite de mon enchaînement est réfutée par une contre-attaque dévastatrice de Daniel. Et merde.

Dans un réflexe, je lève les yeux pour chercher la réaction du gars.

  • Dommage… souffle-t-il, l’idée était vraiment jolie mais je pense qu’il fallait continuer avec la tour, plutôt.
  • Ah oui… je suis vraiment idiot, merde…
  • Dis pas ça, c’était une belle partie, conclut-il avant de me taper sur l’épaule puis de rejoindre sa table. Je vais quand même rentrer la position sur mon appli pour voir si ça aurait gagné.
  • Ouais, bonne idée !
  • Alors… ton fou était bien en g7, c’est ça ?... Alors oui, a priori, ton sacrifice était judicieux, mais le reste de l’enchaînement était juste introuvable. Allez, je retourne à ma partie !

Il est superbe aussi de dos... Et il s’est intéressé à moi ! Ou peut-être seulement à ma partie, après réflexion.

***

  • Si tu veux le revoir, dit Daniel alors que nous quittons le bar, il suffit de revenir ici. C’est un habitué, t’as une chance sur deux de le croiser chaque soir. J’ai déjà joué des parties avec lui, mais son prénom m’échappe.
  • Ne serait-ce pas un argument de plus pour m’inciter à m’installer ici à Nantes ?
  • Mmh, tout ce que je sais, c’est que j’étais mieux placé que toi, et il n’a pas regardé uniquement tes pièces.
  • C’est vrai ça ?
  • Évidemment !

Nous tournons encore un moment dans le centre-ville. C’est dingue, j’ai déjà l’impression de m’être fait un véritable pote, serait-ce mon potentiel manager !

  • Tu as prévu quoi pour ma nuit à Nantes en fait ? Il n’est pas tard, mais j’ai trop fait la fête hier soir, je suis crevé.

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