Acte 1

19 minutes de lecture

La scène représente la salle de rédaction d’un hebdomadaire national.

Au fond, de grandes baies vitrées donnent sur la ville.

La porte d’entrée se trouve côté jardin.

Côté jardin, au fond, le bureau de la rédactrice dans un bocal vitré à partir d’un mètre de hauteur environ. Juste devant, quelques chaises en guise de salle d’attente, et le bureau de l’assistant.

Côté cour, et au centre, six bureaux dans un désordre relatif. Au fond, dans le coin, un distributeur de boissons chaudes.

Une grosse pendule est accrochée à un mur afin que tout le monde puisse la voir.

Acte 1

La pendule indique 21 h 30.

Par les fenêtres, le ciel est noir et la ville illuminée.

Scène 1

Vincent, l’assistant asiatique, est concentré sur son ordinateur.

Arnaud, le graphiste, un casque sur les oreilles, est beaucoup plus détendu devant son écran, et ne touche sa souris qu’une fois de temps en temps. D’ailleurs, il chantonne quand arrive le refrain, même s’il ne connaît pas les paroles.

Vincent se penche pour regarder Arnaud.

Vincent — Arnaud ?

En l’absence de réaction, Vincent agite les bras, claque des doigts, siffle pendant un moment afin d’attirer son attention, mais toujours rien.

Vincent (haussant la voix) — ARNAUD !

Arnaud chantonne un peu plus fort, battant la mesure avec sa tête, les yeux fermés et une grimace déformant son visage.

Vincent se lève et vient effleurer l’épaule d’Arnaud, qui sursaute.

Arnaud (haussant la voix pour couvrir sa musique) — Aaaaaah ! Mais t’es fou, tu m’as foutu une de ces trouilles !

Arnaud enlève son casque.

Vincent — Si tu fais des heures sup pour rien foutre, tu serais mieux chez toi !

Arnaud — Écoute, Jackie…

Vincent (coupant Arnaud) — Et arrêtez tous de m’appeler Jackie !

Arnaud — Ben oui, mais… Vous vous ressemblez tous, les Asiatiques ! Faut comprendre que c’est plus facile pour nous de tous vous appeler Jackie !

Vincent — Mais qui c’est qui s’appelle Jackie ? Je connais personne dans la boîte avec ce nom. En plus, c’est même pas d’origine…

Arnaud (coupant Vincent) — Ben Jackie Chan ! Tu connais pas Jackie Chan ?

Arnaud procède à quelques gestes peu maîtrisés de Kung Fu, et manque d’envoyer son écran valser à travers la pièce.

Vincent — Ah, c’est malin ! Tu sais que je suis né en France, et je suis peut-être plus franç…

Arnaud (termine la phrase de Vincent) — Plus français que moi, oui, je sais, t’arrêtes pas de nous bassiner avec ça. Avec tout le respect que je dois à un « plus français que moi », quand on nous regarde, toi et moi, c’est pas ce qu’on se dit en premier lieu, excuse-moi.

Vincent se pince les lèvres et soupire.

Arnaud — Et je suis pas en train de glander, je te signale. Je fais un travail artistique, moi. J’ai besoin de concentration, de temps, et d’inspiration.

Vincent regarde l’écran.

Vincent — Mais ça fait au moins deux jours que t’es sur ce dessin !

Arnaud — Tu sais pas de quoi tu parles, alors me prend pas le chou. J’ai plein de dessins en cours de finalisation. Tant qu’ils me plaisent pas, je les lâche pas, et des fois ça peut prendre du temps.

Vincent — On sort le prochain numéro demain soir, donc ça doit partir chez l’imprimeur dans la matinée, t’es au courant ?

Arnaud — Oui, je sais, je sais.

Vincent pointe son pouce vers le bureau-bocal.

Vincent — Et Nat va sûrement apprécier tes prétextes « artistiques » si t’es pas prêt à temps.

Arnaud regarde Vincent avec un regard agressif.

Arnaud — Eh ! Oh ! T’avise pas d’aller raconter des trucs sur moi à la chef, toi, hein ?

Vincent — Moi, je m’en fous, c’est pour toi. Tout ce qui compte, c’est que le boulot avance, que le numéro de demain sorte bien, et que la chef soit contente.

Arnaud — Ouais. Jusqu’à la semaine prochaine. Bizarrement, la pression revient très régulièrement, chaque semaine.

Vincent — Peut-être parce qu’on travaille pour un hebdomadaire ?

Arnaud hausse les épaules.

Arnaud — Je vois pas le rapport.

Vincent (à lui-même) — La cataracte attaque de plus en plus tôt, on dirait.

Arnaud — Qu’est-ce tu dis ?

Scène 2

Hubert, homme d’un âge avancé et distingué malgré une combinaison d’homme de ménage, entre par la porte. Il porte un grand sac-poubelle vide.

Hubert (à la cantonade) — Bonsoir.

Vincent et Arnaud tournent la tête d’un même geste, puis Arnaud revient à la conversation dès qu’il a vu de qui il s’agissait.

Vincent (à Arnaud) — Non, rien.

Vincent (à Hubert) — Bonsoir.

Hubert fait le tour des poubelles et en déverse le contenu dans son grand sac.

Arnaud — Alors dégage, laisse-moi travailler, j’ai encore beaucoup à faire, et je voudrais pas passer la nuit ici.

Arnaud remet son casque sur ses oreilles.

Vincent retourne lentement à sa place, cédant poliment le passage à Hubert qui continue sa tournée.

Vincent (à lui-même) — Heureusement qu’il y en a qui bossent ! Sinon, on sortirait un numéro par an, et encore.

Hubert — Vous me parlez, monsieur ?

Vincent — Ah, non. Excusez-moi. Je rumine des trucs.

Hubert — Pas de mal. Vous êtes tout excusé.

Vincent — Des fois j’ai l’impression d’être le seul à bosser sérieusement, ici.

Vincent se reprend.

Vincent — Ah, je dis pas ça pour vous, hein ! Je parlais de mes collègues…

Vincent pointe du pouce Arnaud, reparti dans son délire musical.

Hubert continue de parler tout en travaillant.

Hubert — Pas de problème. Je ne l’avais pas pris personnellement. À votre décharge, je n’ai pas l’habitude d’effectuer ma tâche en présence d’autres employés. À cette heure, tous les services du bâtiment sont vides. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a des horaires pareils. Histoire d’être tranquilles et de ne déranger personne.

Vincent — Vous travaillez jusqu’à quelle heure ?

Hubert — Je fais de dix-huit heures jusqu’à minuit. Comme c’est à moitié des heures de nuit, je ne fais que six heures et j’ai une paie complète.

Vincent — Oui, enfin, j’imagine que ça doit pas être une paie de ministre, non plus.

Hubert — Vous me permettrez une interjection violente ?

Vincent opine du chef.

Hubert —Certes !

Le téléphone fixe sonne dans le bocal.

Hubert — C’est souvent l’effervescence, ici, le mardi.

Vincent — Comme vous dîtes, oui. Heureusement qu’on sort pas notre numéro le lundi, sinon je vous raconte pas les week-ends qu’on passerait…

Hubert — C’est pas humain de vous faire rester si tard.

Le téléphone fixe arrête de sonner, puis un portable prend le relais, toujours dans le bocal.

Hubert — On dirait que c’est important.

Vincent — Oui, et je sais pas où elle est…

Scène 3

Natalia entre en courant. Elle tient un café dans un gobelet, ainsi qu’un sandwich encore emballé.

Natalia (à elle-même) — C’est chaud ! C’est chaud ! C’est chaud !

Natalia se précipite dans le bocal en essayant de ne pas trop renverser de café, puis elle décroche le portable.

Natalia (au téléphone) — Oui, comment allez-vous, monsieur ?

Vincent (à Hubert) — Si elle l’appelle « monsieur », c’est forcément quelqu’un de plus haut qu’elle dans la hiérarchie.

Hubert — Je comprends.

Natalia hausse la voix depuis le bocal.

Natalia — Jackie !

Vincent (à Hubert) — Je crois que c’est pour moi.

Vincent (à Natalia) — J’arrive !

Hubert — Vous vous appelez vraiment Jackie ?

Vincent secoue la tête de droite à gauche en haussant les épaules.

Vincent — Excusez-moi, je dois y aller.

Hubert — Pas de problème. Moi aussi je dois poursuivre ma mission.

Hubert sort par la porte, emportant son grand sac-poubelle, tandis que Vincent pénètre dans le bocal en laissant la porte ouverte.

Scène 4

Natalia (au téléphone) — Oui, monsieur, je vous écoute.

Natalia recouvre le micro de son téléphone avec sa main.

Natalia (à Vincent) — Prends de quoi écrire, Jackie, on va faire le point sur la prochaine édition.

Vincent hésite.

Vincent — Moi, c’est pas…

Natalia — C’est pas quoi ?

Vincent — Non, rien.

Natalia — Un peu de dynamisme, bon sang, Jackie !

Vincent revient à son bureau, attrape un bloc et un crayon, et retourne dans le bocal, où il prend place sur une chaise.

Natalia (au téléphone) — Bien sûr, monsieur, c’est déjà prévu comme ça, vous pensez.

Natalia fait signe à Vincent d’écrire. Il s’exécute.

Natalia (au téléphone) — Donc on repousse l’enquête sur la compagnie de transport de fonds d’une ou deux semaines ? Très bien. Par contre, du coup, on avance l’article de fond sur les transports… euh, sur les maternelles pour mettre à la place… C’est normal, oui. Mais on garde la couverture sur la fille trisomique cachée du sénateur proavortement ?... Oui, c’est aussi mon avis.

Natalia (à Vincent) — Sauvés, on garde la une telle quelle. Toujours ça de moins à refaire.

Vincent pointe son pouce en l’air.

Natalia (au téléphone) — Où en est l’article sur la transaction immobilière douteuse du maire ? Je vais me renseigner, monsieur, mais je crois savoir que c’est en bonne voie… Celui sur les pêcheurs au marteau aussi, oui… Ah, vous pensez que ça va pas intéresser notre lectorat ? Je suis bien de votre avis, monsieur ! Je sais pas où ils vont chercher des idées pareilles, ces journalistes, mais… Ah, vous êtes pêcheur vous-même, et c’était de l’ironie ? Et vous pêchez au marteau ?... Mais, je…

Natalia cherche ses mots.

Vincent lui montre son pouce à nouveau.

Natalia le fusille du regard.

Natalia (au téléphone) — Je m’en occupe tout de suite, monsieur. Monsieur ? Je vous entends moins bien, il y a comme de la musique… Ah, vous êtes au restaurant ? Non, non, vous avez parfaitement le droit, monsieur… Surtout que c’est la Saint-Valentin, oui.

Natalia (à Vincent) — C’est la Saint-Valentin, aujourd’hui ?

Vincent acquiesce d’un hochement de tête.

Natalia (à Vincent) — Ah ! C’est pour ça qu’il n’y a personne, ici.

Natalia (au téléphone) — Non, ne vous inquiétez pas, monsieur, je me renseigne pour toutes les rubriques à la c… Toutes les petites rubriques qui remplissent les dernières pages et je vous tiens au courant… Bon appétit, et mes hommages à votre valentine, monsieur… Qui ? Votre valentine, enfin, votre femme, quoi… Ou la femme avec laquelle vous passerez la nuit… la soirée… enfin mes hommages à tout le restaurant !

Natalia raccroche d’un geste agacé.

Natalia (à elle-même) — La lutte va être dure s’il en invite une autre pour la Saint-Valentin ! Comment je vais monter en grade, moi ?

Natalia (à Vincent) — Oui, c’est pour quoi ?

Vincent — Ben, je sais pas, moi, c’est vous qui m’avez appelé !

Natalia se frotte le visage.

Natalia — Ah, oui. Excuse-moi, Jackie. J’avais la tête ailleurs.

Natalia ouvre un grand calepin à spirales, cherche une page bien précise, puis se met à lire à voix basse.

Natalia (à elle-même) — Alors… « Rassurer le supérieur », c’est fait. « S’assurer que les articles sont bien en préparation et ont une chance d’être terminés en temps et en heure »…

Natalia (à Vincent) — Je te laisse contacter tous les journalistes dont on attend encore un texte pour l’édition de demain.

Vincent — Oui ?

Natalia — Tu leur secoues les puces. Faut qu’ils comprennent que c’est ce soir dernier délai. On doit mettre en page dans la matinée et envoyer à l’imprimeur avant onze heures. Tu les connais, faut leur dire minuit maxi, pour qu’à huit ou neuf heures on reçoive quelque chose, si tout va bien.

Vincent — OK.

Natalia semble attendre Vincent, qui attend également.

Natalia — Ben alors ?

Vincent — Oui ?

Natalia — Qu’est-ce que t’attends ?

Vincent — Rien. J’y vais.

Vincent se lève et sort du bureau.

Natalia reprend la lecture de son calepin.

Natalia (à elle-même) — « S’assurer que les articles »… C’est bon. « Contrôler les illustrations »…

Vincent ferme la porte du bureau puis s’assied sur sa chaise.

Natalia fait des gestes depuis son bocal. Elle appelle également, mais aucun son ne sort du bocal.

Vincent décroche son téléphone et compose un numéro qu’il a lu sur son ordinateur.

Natalia augmente l’ampleur de ses gestes, espérant attirer l’attention de quelqu’un, mais peine perdue.

Natalia se lève et ouvre la porte.

Natalia (à elle-même) — J’oublie toujours que c’est trop bien insonorisé, ici.

Natalia (à Vincent) — Jackie, faut fermer la porte uniquement sur mon ordre, d’accord ?

Vincent, en attente de sa communication, lève une main en signe d’excuse.

Vincent (à Natalia) — Oui, Nat, c’était un réflexe, désolé.

Natalia (à Arnaud) — Arnaud ? On peut faire un point, s’il te plait ?

Arnaud bat la mesure avec sa tête, et n’entend rien à cause de son casque.

Natalia rentre dans son bureau, mais constatant qu’Arnaud ne vient pas, elle ressort et va jusqu’au bureau d’Arnaud.

Natalia remarque le casque et le soulève légèrement.

Arnaud sursaute.

Natalia — Arnaud ?

Arnaud se remet de ses émotions.

Arnaud — Oui, Nat ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Natalia (exagérément calme) — Oh rien, juste faire un petit point avec toi sur toutes les illustrations que tu devais faire pour le numéro de demain.

Arnaud — Ah.

Natalia — Oui, « Ah ». J’ai la maquette dans mon bureau, tu veux bien venir ?

Arnaud devient fébrile.

Arnaud — Bien sûr.

Natalia marche vers son bureau, Arnaud sur ses talons.

Arnaud — Je suis justement en train de terminer les derniers avant de rentrer chez moi.

Natalia laisse Arnaud entrer dans le bocal avant elle.

Natalia (avec un petit sourire) — Je crois qu’il faut envisager de rester encore un peu. Notre maquettiste n’aura pas le temps de tout faire, et c’est vous le désigné d’office pour lui donner un coup de main.

Arnaud — Ah non ! C’est la Saint-Valentin ! J’ai déjà dû retarder mon dîner ! Heureusement que j’avais pas réservé un restaurant et que c’est ma copine qui cuisine chez elle…

Natalia (en fermant la porte) — C’est pas grave, vous ferez tourner le micro-ondes demain soir !

Vincent se retrouve seul.

Vincent (au téléphone) — Allô, oui, ici la rédaction. Merci de me rappeler dès que possible à propos de l’article pour le numéro de demain. Et euh… bonne soirée.

Vincent raccroche, puis réfléchit.

Vincent (à lui-même) — Et si… je masquais mon numéro ? J’aurais peut-être moins de gens qui m’évitent ?

Vincent tapote sur son téléphone.

Vincent (à lui-même) — Voilà. Bon, au suivant !

Vincent jette un œil à l’horloge et soupire.

Vincent (à lui-même) — La nuit va être longue, je le sens. Allons, courage ! C’est pas comme si j’étais sûr que mes heures sup allaient être payées !

Vincent pioche un autre numéro sur son ordinateur et le compose.

Vincent (au téléphone) — Allô ? Oui, ici la rédaction du…

Vincent regarde son téléphone comme si on lui avait raccroché au nez.

Vincent (à lui-même) — Si tu veux, tu me raccroches au nez, malpoli !

Vincent passe au numéro suivant.

Vincent (au téléphone) — Allô ?... Oui, c’est moi, tu m’as reconnu ?... Merci. Je te dérange, j’imagine ?... Non, c’est pour le boulot. On essaie de boucler le numéro qui doit sortir demain, et je fais le tour de tous ceux qui nous ont promis un article, ou de ceux à qui on a commandé quelque chose… Ah, c’est clair que si on avait plus d’annonceurs, ça irait mieux, financièrement, mais en même temps, les lecteurs n’aiment pas forcément avoir de la pub une page sur deux. Et puis les affaires vont mal, on ne peut plus demander autant par page de pub, tu sais bien… OK, je te fais confiance, alors ? Minuit maximum pour m’envoyer l’article ?... Ou alors tu l’envoies avant de passer aux choses sérieuses avec ta copine ?... C’est pas possible, vous avez déjà commencé ? Ben t’es un rapide, mon gars !... Attends, tu veux dire que tu me parles en même temps que tu… ?

Vincent raccroche précipitamment.

Vincent (en direction du téléphone) — Pervers !

Vincent cherche un autre numéro et le compose.

Vincent (au téléphone) — Allô ? Bonsoir, j’aimerais parler à… Ah, il est parti en Afrique pour un reportage ? Pas de soucis, vous pouvez lui transmettre un message quand vous l’aurez, s’il vous plaît ?... Oui, qu’il m’envoie quelque chose, n’importe quoi, même de fausses lettres de lecteurs pour le courrier du cœur, qu’on puisse donner ça à un stagiaire pour y répondre… Ou pour les réclamations, comme il voudra, tant qu’il envoie du texte pour remplir nos pages… Oui, c’est son travail… Allô ?... Mais je l’entends ! Allô ?... Allô ?

Vincent raccroche.

Vincent (à lui-même) — Faire répondre sa femme puis l’engueuler assez fort pour que j’entende tout, c’est pas très malin !

Vincent compose un nouveau numéro.

Vincent (au téléphone) — Allô ?... Ah, cool, enfin quelqu’un qui répond… Ben oui, tu pensais que j’étais qui ? Une bombasse chaude comme la braise qui serait seule un soir de Saint-Valentin et qui ferait des numéros au hasard pour se trouver un rencard ? Tu crois encore au père Noël, ou quoi… ? Non, mais tu te ferais bien la mère Noël de ton calendrier ? Bon, au lieu de raconter des conneries, ramène tes fesses illico !... Ben oui, au bureau, je vais pas t’inviter chez moi ou dans un bordel… Ouais, c’est ça, t’as subitement trouvé une copine… Si tu la paies, c’est plus une copine, et ça porte un nom, vieux…

Vincent raccroche.

Vincent (à lui-même) — Tous les mêmes. Plus ils sont moches et cons, et plus ils s’imaginent qu’une princesse va leur tomber toute excitée dans le plumard.

Vincent pose son téléphone, et se plonge dans son ordinateur.

Vincent (à lui-même) — Bon, voyons voir si j’ai fait une touche… Alors… Quoi ? À peine cinq visites ? Mais elles sont où, toutes les pétasses, ce soir ?... Même pas un message, en plus. À quoi elles ressemblent, ces femelles qui se pensent trop bien pour moi ?... Ah, oui, quand même, elle est plutôt bonne, celle-là. Pourquoi elle veut pas que je m’occupe de ses f… OK, j’ai rien dit. Sur le portrait, elle est total baisable, mais sur la photo en pied, elle a un cul énooooorme !... Et la suivante, elle dit quoi ?... Elle dit « oublie et passe à une autre, car je suis trop moche »... Tiens, celle-là est plutôt correcte. Pourquoi elle me snobe ?... Ah, elle cherche un riche. C’est sûr que moi, ma seule richesse, elle est dans mon sli…

Natalia se lève et entrouvre la porte du bocal tout en continuant sa conversation.

En la voyant, Vincent se tait, et reprend son téléphone.

Natalia (à Arnaud) — Pour cette fois, on va faire avec, parce qu’on n’a plus trop le choix, mais si la qualité ne s’améliore pas très rapidement, on va devoir se trouver un autre illustrateur. C’est bien compris, Arnaud ?

Arnaud (penaud) — Oui, Nat.

Natalia — Tu n’as pas les atouts nécessaires pour te permettre de négliger ton travail. Moi j’ai pu coucher pour gagner mes galons… Non, ne me regarde pas comme ça, je pourrai rien faire pour toi dans ce domaine. Je couche qu’avec ceux qui sont au-dessus de moi, pas en dessous. Ça me servirait à rien. Sauf, à la rigueur, si je pouvais faire ça en toute discrétion et si je savais d’avance que c’est un super coup et qu’il ne me ferait pas perdre mon temps… Mais on en est pas encore là.

Arnaud — Comment vous pouvez savoir ?

Natalia — Très simple : quelqu’un qui est tout seul un soir de Saint-Valentin, ça peut PAS être un bon coup.

Arnaud — Euh…

Natalia — Quelque chose à ajouter, Arnaud ?

Arnaud — Sans vouloir vous offenser, vous êtes bien toute seule…

Natalia — Mais moi, c’est pas pareil. Déjà, je suis une femme. C’est moi qui choisis avec qui je couche. Et pour ce soir, c’est un choix délibéré : je fais toujours passer ma carrière d’abord. Tu crois qu’à trente-deux ans j’en serais à ce poste, sinon ? Bon, assez discuté, maintenant, tu te remets au travail, et tu pars pas tant que tout n’est pas terminé.

Arnaud se lève à son tour.

Natalia ouvre la porte du bocal en grand et laisse Arnaud sortir.

Arnaud retourne s’installer à son bureau et se remet au travail.

Natalia s’approche de Vincent.

Natalia (à Vincent) — Alors, mon petit Jackie, ça avance, le rameutage de troupes ?

Vincent — Lentement. J’arrive déjà pas à joindre tout le monde…

Natalia — Faut cacher ton numéro !

Vincent — Oui, c’est fait, mais il y en a qui devinent quand même. Pour résumer, à part ceux qui sont trop moches ou trop cons pour avoir une copine ou une femme, ils sont tous occupés. Mais je les motive à régler rapidement leurs problèmes de libido avant de se remettre à l’œuvre.

Natalia — Joue pas les conseillers conjugaux, quand même. T’as pensé à Jeanne ? Elle pourrait avoir n’importe qui, même des femmes, mais par chance elle refuse systématiquement toutes les avances. C’est pas comme ça qu’elle va obtenir ce qu’elle veut. Enfin, peut-être qu’un jour elle comprendra où se situe son meilleur atout !

Vincent lève les sourcils.

Natalia — T’as pas compris ?

Vincent secoue la tête de droite à gauche.

Natalia pointe un doigt vers son entrejambe.

Natalia — Nous, les femmes, on a la chance d’être parfaitement égales sur ce point. Bon, pour tout ce qui est autour, c’est une autre histoire. Pour les hommes, c’est exactement le contraire : tout se passe exclusivement à ce niveau-là.

Vincent — Vous avez une liste, pour ça aussi ?

Natalia sourit.

Natalia — Une liste ? Mais j’en ai des dizaines ! En fonction des cas, il faut être prête à tout. Certaines, je les connais par cœur. Tu sais, par exemple, qu’il n’y a que deux choses pour retenir un homme ?

Vincent réfléchit.

Vincent — Je sais pas… l’argent ?

Natalia éclate de rire.

Natalia — Mais non, ça c’est pour les femmes, voyons. Les hommes, il faut savoir les tenir par l’estomac et par les couilles.

Vincent — Pourquoi vous êtes toujours seule, alors ? Vos mains sont trop petites ?

Natalia (impressionnée) — Joli ! C’est bien vu, ça. Je me permettrai de la ressortir, à l’occasion. Non, je ne cherche pas à me caser pour l’instant. J’ai trop besoin de ma liberté.

Vincent — Attendez pas qu’il soit trop tard, si vous voulez fonder une famille.

Natalia — Une famille ? À quoi ça me servirait ? Je tire mon coup quand j’en ai besoin. Bon, d’accord, je ne choisis pas vraiment avec qui, mais ça arrive que certains soient… pas si mal. Et je ferais quoi de mioches ? Quand c’est bébé, ça coûte cher, ça crie dès que ça a faim, ça pue. Quand c’est ado, ça demande du fric, ça crie quand on refuse quoi que ce soit, et ça pue. Quand c’est grand, ça débarque n’importe quand pour demander du fric, ça crie quand on en donne pas assez, et à la limite c’est à cet âge que ça pue le moins… Quoique, des fois ça m’est arrivé de lui demander de prendre une bonne douche avant de me rejoindre dans le lit. En fait, même son lit puait…

Le téléphone fixe du bocal sonne.

Vincent regarde sur son téléphone fixe.

Natalia — C’est qui ?

Vincent — Luc.

Natalia (inquiète) — Lequel ?

Vincent — Celui qui vous aime bien.

Natalia — Ah, enfin une bonne nouvelle. Peut-être. Jackie, tu peux me faire le tour des potins, dès que t’as cinq minutes, s’il te plait ? On fait le point quand j’ai fini avec « Luc ».

Vincent — Bien sûr, Nat.

Natalia repart dans son bureau, mais s’arrête à l’entrée.

Natalia — Je le prends dans mon bureau.

Natalia entre et ferme la porte. Elle s’installe dans son fauteuil et décroche son téléphone.

Arnaud — Dis, Jackie, elle aurait pas ses règles, ces jours-ci ?

Vincent — Hein ? Qui ? Pourquoi ?

Arnaud — Elle est encore plus salope que d’habitude. Je me suis pris un de ces savons !

Vincent — Ah bon ? J’en sais rien, en fait. Je suis pas son assistant personnel, je suis pas au courant de ce genre de détail. Elle m’a jamais demandé de lui fournir des tampons !

Arnaud — En même temps, on l’appelle pas « natte » pour rien !

Vincent fronce les sourcils.

Vincent — Comment ça ?

Arnaud — On t’a jamais expliqué ?

Vincent — C’est pas le diminutif de Natalia ?

Arnaud se lève de sa chaise.

Arnaud — Ça c’est ce qui fait qu’elle comprendra jamais la blague !

Arnaud fait semblant de tenir des rênes dans sa main, et bouge le bassin comme s’il était sur un cheval en mouvement.

Arnaud — Tu la vois, la natte, dans ma main ?

Vincent — Tu veux dire que… Elle fait pas que se vanter quand elle dit qu’elle couche avec n’importe qui pour une promotion ?

Arnaud — On voit que t’es un nouveau, toi. S’il y a une chose qu’on peut pas dire sur elle, c’est qu’elle raconte des bobards. Bon, elle en publie beaucoup, mais elle reste honnête quand elle ouvre la bouche pour parler.

Vincent — Pour parler ? Tu veux qu’elle ouvre la bouche pour quoi d’aut… Non, laisse tomber, je viens de comprendre.

Arnaud — Z’êtes pas très portés sur le sexe, vous autres, pas vrai ?

Vincent — Nous autres ?

Arnaud — Ben oui, les Chinois, les Japonais, tous les jaunes, quoi.

Vincent soupire.

Arnaud — La légende qui veut que les jaunes en ont une toute petite est aussi vraie que celle qui dit que les noirs en ont une énorme ?

Arnaud éclate de rire.

Vincent préfère se concentrer sur son ordinateur.

Arnaud — Allez, fait pas la gueule. C’est juste pour déconner. On va pas se battre. Tu risquerais de sortir une prise de karaté ou je sais pas quoi.

Vincent — Faut arrêter avec les clichés. Tous les Asiatiques n’en ont pas une minuscule, et tous ne pratiquent pas les arts martiaux.

Vincent se concentre sur son ordinateur.

Dans le bocal, Natalia se bascule sur sa chaise tout en parlant au téléphone.

Vincent (à lui-même) — Bon, si on en est à chercher des potins, c’est que les choses vont très mal, et qu’on a rien pour remplir nos pages.

Vincent (à Arnaud) — Tu serais pas au courant d’un truc croustillant qui serait pas encore publié, par hasard ?

Arnaud — Attends, tu me demandes si je voudrais céder ma place de graphiste où j’en branle pas une de la journée contre un boulot de terrain à patauger dans la merde du matin au soir pour pas toucher un rond de plus ? T’as fumé la toison de la chef, ou quoi ?

Vincent — C’est pas trop mon taf non plus. Moi, je suis qu’un assistant, une vulgaire secrétaire qui répond au téléphone et qui fait le café ! C’est pour ça que j’ai signé !

Arnaud — Dis plutôt que t’as signé parce que t’as vu comment la chef était gaulée et que ça t’excitait qu’elle puisse te donner des ordres !

Vincent — C’est pas elle qui m’a fait passer l’entretien, abruti ! J’ai eu droit qu’au responsable du personnel, et crois-moi, ça n’a rien à voir.

Arnaud — Ah bon, t’as eu le vieux Jean-Noël ? Ah, oui, je te demande pardon, je retire ce que j’ai dit. Ça n’a strictement rien de comparable.

Vincent sourit.

Vincent — Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose de jouissif à la voir me donner des ordres.

Vincent jette un œil dans le bocal.

Natalia se bascule de plus en plus fort sur sa chaise, et finit par tomber à la renverse.

Vincent se précipite à la porte, mais Natalia se relève et fait signe que tout va bien et que c’est inutile de venir l’aider.

Natalia remet de l’ordre dans ses cheveux ainsi que dans ses vêtements, tandis que Vincent retourne lentement à son bureau.

Natalia ouvre la porte.

Natalia — Tout… tout va bien, rassure-toi, Jackie.

Vincent — Vous m’avez fait peur.

Natalia sent sa main gauche, puis fait une grimace.

Natalia — Je vais me laver les mains. Oublie pas d’appeler Jeanne, d’accord ?

Natalia sort par la porte.

Annotations

Vous aimez lire Stéphane ROUGEOT ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0