Autopcid

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Le sujet gisait inerte sur la table de travail. Jérémy se tenait derrière moi. Il essayait de faire bonne figure, mais je sentais bien son malaise, partagé entre la curiosité et le dégoût.

– Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il.

– Un accident… particulièrement violent, lui répondis-je, d’un ton neutre qui laissait pourtant transpirer une pointe d’empathie. Il a glissé et a été happé par mégarde dans une broyeuse.

– Une… broyeuse ?

Jérémy eut un hoquet d’écœurement.

– Le responsable a arrêté la machine dès qu’il a entendu des cris, paraît-il, mais il était trop tard. Ses collègues s’y sont mis à trois pour le désincarcérer. Les dommages sont considérables.

L’examen externe révélait que le dos avait subi des fractures et des lésions importantes, ce qui justifiait la position inhabituelle du sujet sur la table.

– Il est tombé en basculant vers l’avant, murmura Jérémy qui tentait de retrouver une contenance.

– Oui. Regarde, indiquai-je en pointant le résidu d’une tranche de tête, le premier impact a eu lieu à ce niveau. C’est là que la coiffe a été déchiquetée. Mais sa chute ne fut pas exactement verticale, précisai-je, ce qui explique les boursoufflures anguleuses des nerfs que tu peux observer.

Je tentai d’attirer l’attention de Jérémy sur les détails techniques pour qu’il dépasse sa répugnance première.

Je soulevai le coin de la couverture du bout des doigts pour évaluer le reste des dommages. J’eus un imperceptible mouvement de recul en découvrant les lambeaux cisaillés, pâteux et gondolés de rouge et de noir qui avait remplacé près de 30 % du corps. Je ne pus m’empêcher de soupirer.

– Quel gâchis, soufflai-je, désemparé.

– Finir comme ça, c’est une tragédie, lança Jérémy.

Je perçus le sourire dans sa voix. Il essayait de détendre l’atmosphère, mais je n’appréciai pas du tout sa remarque.

– C’est de l’humour, c’est ça ? Parce que ce n’est vraiment pas drôle, tu sais. Il faut respecter les morts. Pauvre Rodrigue…

Jérémy bafouilla des excuses.

– Et qu’est-ce qu’on va dire à la veuve, alors ? demanda-t-il.

– Qu’est-ce que tu veux qu’on lui dise ? Tu vois bien qu’il n’y a plus rien à faire… On peut restaurer des livres anciens, mais là c’est un miracle qu’il faudrait, une résurrection ! Non, malheureusement cette vieille édition du Cid est bonne pour la broyeuse et pour de bon cette fois. Ça me fend le cœur, mais c’est comme ça.

Je refermai la couverture de l’ouvrage défiguré avec un pincement et le jetai dans la corbeille.

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