ne me quitte pas

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 Je lui ai pris la main, à un moment donné, je ne sais plus quand. Il était lourd et ne voulait pas bouger d’abord, mais son corps s’est finalement relevé. Ses doigts avaient lâché l’objet, le laissant à terre, dans les ruines au pied de l’arbre. J’avais pensé qu’il l’aurait emporté avec lui, cela avait été tout son but pendant si longtemps, mais il n’en fut rien. Il laissa son enfant là, et prit ma main et tâtonna dans l’ombre devant lui, car ses yeux ne voyaient plus rien. Je le fis s’avancer lentement dans la nuit, jusqu’à la grille qui barrait autrefois l’entrée de la tour. Elle était trouée et rouillée et pendait sur ses gonds.

 Dehors, la terre était obscure, à tel point que si des ombres y couraient, rien ne les aurait départagés du sol à mes yeux. La Lune, pourtant, était haute et pleine, mais le monde demeurait caché. Tout se tramait comme dans un ciel noir, et sans cette main dans la mienne, sans ce sol sous mes pieds, je n’aurais pu dire si j’étais mort ou vivant.

 Nous marchions ainsi, ne sachant si nous marchions, et je trainais le Premier Roi derrière moi.

 Finalement le soleil est apparu, et me retournant, je vis que la tour était maintenant loin, si loin et délabré que j’aurais pu la confondre avec des rochers s’il y en avait eu aux alentour. Voilà Tahilio, son corps est son tombeau. C’est un repos j’espère. De Carilia, je ne savais rien ; elle avait disparu.

 La terre n’avait pas changé son manteau dans le jour qui se levait. La silhouette d’un arbre se démarquait à l’horizon, mais dessous, le pays était encore dans le noir. Nos ombres étaient absentes, le Soleil nous traversait comme des fantômes, comme si nous n’étions pas censés être là.

 Il fallait marcher vers l’arbre, il n’y avait rien d’autre. Premier Roi. Premier Roi, où étions-nous ?


 De l’eau. De l’eau, c’est tout ce qu’il demandait.

 Nous marchions lentement, tout au loin l’arbre ne grossissait pas, c’était à peine s’il restait fixe, car il semblait trembler parfois comme s’il avait été un mirage : l’apparition perdait sa clarté, se fondant soudainement avec le ciel derrière tout au fond de mon œil. Je fermais les paupières alors, et je priais. Lorsque je les rouvrais, la silhouette de l’arbre était à nouveau là, tout au loin, ni grossie ni rapetissit. C’était à peine si elle était fixe.

 À un moment que le soleil était directement au-dessus de nos têtes, un grand vent s’est levé venant de l’est, de derrière nous. Il s’est calmé par la suite. Je n’ai le souvenir de rien d’autre s’étant passé à midi.

 Et tout au long de la journée, le Premier Roi m’a demandé à boire.

 Quand le soleil a commencé sa descente et qu’il est tombé derrière l’arbre et qu’il est tombé à mi-chemin derrière la terre et puis qu’il définitivement tombé derrière le monde, j’ai crié et pleuré dans l’obscurité qui revenait. J’ai prié tout le long de la nuit, tandis que la Lune était pleine et haute et où rien n’était visible, j’ai prié pour que l’arbre soit là le jour suivant, j’ai prié pour qu’il soit proche, plus proche qu’il ne l’avait été le jour d’avant, et j’ai prié, ne sachant si nous marchions encore dans la bonne direction. Et j’ai plusieurs fois perdu espoir, et me suis même arrêté. J’ai honte, mais j’ai pleuré à nouveau. C’était la deuxième nuit.

 Mais le Soleil s’est levé, et l’arbre n’était ni plus proche ni plus loin et nous avions marché dans la bonne direction. Alors je me suis relevé, et j’ai entrainé ma charge avec moi.

 Et tout au long de cette nuit, et de toutes les nuits qui ont suivi, et de cette journée, et de toutes les journées qui ont suivi, le Premier Roi m’a demandé à boire.

 Étrangement, le vent ne s’est jamais relevé après ça.


 Au quatrième jour, nous sommes venus à une rivière. Cela faisait longtemps que nous marchions, l’arbre n’était pas plus proche, bien que la tour, elle, se soit fait dévorer par l’horizon, et voilà que nous étions venus à une rivière.

 Les bords, des deux côtés, étaient faits de terres noires, et l’eau sombre laissait entendre que le fond était pareil. Mais elle était bleue, d’un bleu de ciel, et…

 « Pourquoi, nous sommes-nous arrêtés ?

 - Une rivière barre notre chemin.

 - Laisse-moi boire alors. »

 Il but amplement, plongeant sa tête dans l’eau jusqu’aux épaules, comme l’aurait fait une bête, remontant de temps en temps sa tête pour respirer avant de la replonger, souriant, souriant. J’y plongeais ma tête à mon tour et l’obscurité dessous n’était pas si différente que celle de la nuit. C’est ainsi que le Premier Roi cessa de me demander à boire.

 À un moment que je remontais à la surface, j’entendis soudainement sa voix.

 « Ne tombe pas dans cette eau, quoique tu fasses, si mêmes tu es forcé à pousser quelqu’un d’autre dedans pour te sauver, ne tombe pas dans cette eau. Elle est vieille.

 - Comment allons-nous la traverser alors ?

 - Je ne sais pas. »

 Dès lors je ne touchai plus à l’eau, et m’écarta même du bord autant que je le pouvais. Lui, continua à boire. Il la savourait comme si elle fut la dernière eau qu’il aurait à toucher. Et c’était de même pour la terre. Ses doigts agrippaient l’humus, il semblait vouloir posséder chaque fraction du monde dans ses mains. Il enveloppait tout ce qu’il pouvait pétrir dans ses paumes, autant de grains, et autant de parcelles de grains, que possible. Et toujours plus il buvait, il se remplissait à faire rompre sa peau. Et c’est alors que je me rendis compte qu’il ne faisait que dépérir, que pas une goutte ne semblait l’avoir désaltéré depuis que nous étions arrivés à la rivière. Il était comme une amphore percée. Dans mon corps, une soif incroyable commençait à grandir.

 Il remonta à nouveau sa tête.

 « J’ai bu de cette eau il y a très longtemps, avant que je ne parle pour la première fois à un autre. Ma soif ne s’est jamais interrompue depuis. N’y bois pas, elle te coutera cher. »

 Le Premier Roi continua à boire, et à boire, et à boire, et plus il buvait plus je voulais boire à mon tour. À chaque lampée qu’il prenait, ma bouche semblait s’assécher encore plus. Je détournai mon regard, et il tomba sur l’eau. L’eau, plus bleue que jamais, plus que le ciel même qui palissait maintenant dans un long crépuscule, l’eau, qui crèverait ma soif, qui engloutirait cette chaleur au fond de ma gorge, qui m’appelait et m’appelait. Et il buvait, et par dieu n’allait-il jamais cesser de boire, et avec un grand mouvement je me ruai vers lui et je l’extirpais de l’eau.

 « Cesse ! Cesse de boire, je te le demande, j’en ai assez de te voir boire ! »

 Il sourit. On aurait presque pu l’aimer pour son sourire. Il toucha mon visage avec ses doigts, les passa de mon front à mon nez à mes lèvres à mes joues. Et il attrapa ma main et la serra dans la sienne. Nous sommes restés assis à côté de la rivière, car la nuit était sur le point de tomber et nous ne savions pas comment traverser.


 Au cours de cette nuit, je me suis couché pour la première fois depuis que nous étions venus sur cette terre. J’ai rêvé au bord de l’eau que celle-ci s’était mise à respirer qu’un long râle en sortait, métallique et vivant comme le souffle de Carilia. J’ai rêvé alors que Carilia nous recouvrait de son corps, qu’une chaleur exsudait de partout autour de moi et m’enveloppait dans une étreinte, j’étais comme dans un œuf et la Lune avait disparu. Puis Carilia s’est levé et a glissé hors de mon rêve. D’un coup, mes yeux se sont ouverts. La Lune était là, pleine et haute.

 Si une ombre marchait sur la lande, je n’aurais pu la départager de la nuit.


 Lorsque le Soleil s’est levé, le premier rayon est allé frapper la rivière et j’ai vu que quelque chose flottait vers nous du sud. C’était une forme longue et ronde, comme le doigt d’un homme, et qui se mariait avec la couleur de la terre. La forme tournait sur elle-même, mais l’un de ses deux bouts demeurait toujours pointé vers nous. L’eau ne bougeait pas, et pourtant l’objet venait, comme poussé par la force d’un courant. Quand enfin il fut assez proche pour être visible à mes yeux, je me rendis que c’était le tronc d’un arbre qui avançait sur l’eau. Quand il arriva devant nous, son bout avant se cogna sur notre rive et s’y bloqua, le tronc entier commença alors à tourner et le bout arrière à dériver vers la berge opposée où il s’accrocha à la terre et se bloqua aussi. Ce n’est qu’après, que je me rendis compte à quel point l’eau était immobile, car le pont ne changea rien au courant. C’est ainsi que nous pûmes traverser la rivière et reprendre notre marche vers l’arbre.

 À compter de ce matin, il ne nous fallut marcher que deux jours et deux nuits de plus pour atteindre l’arbre. Lorsque le Soleil se leva une dernière fois, après avoir disparu six fois derrière la terre, nous nous trouvions au pied d’une racine qui s’étendait jusqu’au ciel en une longue branche comme une tour solitaire. Des feuilles par millier se tassaient tout alentour, jusqu’à la cime. Il n’y avait rien peut-être de plus beau et de plus grotesque que cet arbre qui n’avait qu’une racine et qu’une seule branche et qui ressemblait plus à un gigantesque serpent à plumes qui s’était figé là pour parler aux cieux.

 Il était posé sur une colline et sa queue s’était enroulée tout autour, agrippant la terre dans une étreinte si forte que celle-ci avait été contrainte de s’élever, sortant d’entre les interstices de la racine pour venir former des monticules en tout sens. De l’autre côté de la colline, l’arbre plongeait son appendice dans un trou et les parois étaient faites de pierre. C’était la grande gueule d’une caverne que je voyais là.

 Lorsque je parlais de ceci au Premier Roi, il nous fit nous assoir proche du précipice et puis nous sommes restés là, sans bouger. Il n’y avait nulle part où aller d’ici.

 « Qu’allons-nous faire maintenant ? ai-je dit.

 - Je vais attendre.

 - Attendre quoi ? Attendre qui ?

 - Est-ce que ta main est dans la mienne ? me demanda-t-il.

 - Oui.

 - Est-ce que tu ne fais que la toucher du bout des doigts ou la serres-tu ?

 - Je la serre. »

 Il me serrait fort, trop. Comme s’il ne voulait pas perdre ma main.

 « Ah. »

 Et il inspira autant qu’il pouvait.

 « Ah, voilà la caverne qui revient. Je suis seul

 - Je suis là.

 - Ta voix, elle se distancie de moi à chaque mot que tu prononces, et la mienne, qui m’est pourtant la plus proche, me parait déjà si lointaine. Et tu dis que tu serres ma main, je ne sais déjà plus où est la mienne. Dis-moi, l’eau de la rivière avait-elle un goût pour toi ?

 - Oui.

 - Alors, je suis venu trop tard à la berge.

 - Amonantzias, où sommes-nous ? Comment allons-nous faire pour nous échapper d’ici ?

 - Amonantzias ? Quel nom étrange. On dirait un faux, que quelqu’un a fait pour se donner un nom. Il faudra que tu trouves ton propre moyen de t’échapper d’ici. Tout est seul, tu le sais, le Soleil, comme la Lune et la terre, rien ne se rencontre. S’il te plait, tiens ma main autant que tu le pourras, ne pars pas, ne me quitte pas

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