Une bécane d'enfer

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Certains jours, l’ange aventureux prend le pas sur le démon de la paresse. Parfois, ils échangent leurs masques. Ce fut le cas vendredi dernier.

Je profite des débuts de week-end pour m’aérer, me défouler, oublier, éliminer. Autrement dit, chaque vendredi, été comme hiver, qu’il pleuve, vente ou charrie des étouffoirs, je marche, ou mieux, je jogge. La campagne renouvelle sa garde-robe tout au long des saisons, et, à dérouler ses chemins, vante ses tableaux comme un galeriste passionné, proposant de nouveaux regards, derrière le tronc d’un arbre sec ou à travers les grands joncs d’un étang isolé. Souvent, je me plante au bord d’un champ maintes fois longé, stupéfait de découvrir un détail ciselé par un architecte récemment invité. L’appareil photo se prend alors dans ma main, vise et pointe, immortalise un effet qui ne parlera qu’à moi. Ce sont mes petites pauses entre deux sueurs, une manière de respirer.

Vendredi bruinait. L’automne était à peine amorcé que le pétrichor parlait en moisissures et suint sauvage. Bientôt, la chasse battrait plaines et bois, et j’en serais pour quelques frayeurs à croiser des chiens fous et des lièvres affolés. J’essayais de ne pas pester par anticipation, mais mes pas s’alourdissaient, comme retenus à l’arrière du temps. À la Grange Brûlée, une ancienne ferme qui tombait en ruine, je me suis arrêté avec, en tête, l’idée « officielle » de dénicher un abri afin de déguster mes barres de céréales en paix et au sec. En réalité, je ne sais ce qu’il m’a pris, car jamais je ne m’étais senti attiré par ces vieux bâtiments où un agriculteur stockait son matériel de fauchage terni par les années. L’endroit était on ne peut plus isolé, le long d’un chemin non carrossable où les ornières le disputaient aux ronces. La cour, seule, était dégagée, probablement fauchée au printemps. Des portes restées en place, aucune ne fermait à clef. Il suffisait de pousser, parfois aidé de l’épaule, pour découvrir des pièces vides, sales, où murs, fenêtres opaques et sols se confondaient en gris poussiéreux. Les écuries étaient à ciel ouvert. Je finis par opter pour le porche, où un râteau-faneur du siècle des premières machines-outils m’offrit un siège bancal.

Tout en faisant durer ma barre de céréales, j’imaginais des scènes de vie, une histoire ordinaire, quand la ferme n’avait pas encore perdu son âme. Des enfants dans la cour, un chien qui rassemble le troupeau, un percheron qu’on attelle à une voiture à bras pour se rendre à la foire, des poules, un tas de fumier. L’odeur d’une soupe aux choux. Une femme avec un fichu, des vieux courbés cherchant une chaise. L’endroit ne me répondait que par un chant vide. Des bonheurs et des malheurs, il se taisait. Les fantômes de ceux d’hier avaient sûrement rejoint des corps déjà desséchés sous trois pieds de terre. Soudain, la bruine cessa et un rayon de soleil illumina l’herbe qui brilla tel un lac de diamants. La misère était donc riche sous des atours secrets ! Un merle chanta. Peut-être restait-il un verger en friche à proximité ? Mes impressions déprimantes s’étaient envolées en quelques secondes. Délaissant la cour étincelante, je suivis le chant du merle dans l’espoir de trouver quelque pomme au goût de terroir. L’oiseau me parlait du Québec. J’avais envie de lui demander s’il avait vu un castor récemment. Ou bien une longue carabine, et pourquoi pas un Mohican ? Les quelques fruitiers ne portaient plus de fruits, mais en longeant l’arrière des bâtiments, je tombai sur un bizarre empilement de planches et ne résistai pas à en déplacer quelques-unes pour découvrir ce qu’elles camouflaient.

De plus en plus intrigué j’enlevai toutes les planches. Observant l’engin, je me grattais les cheveux. Je n’osais y toucher. Je me disais qu’il y avait un loup caché là-dessous. Ça sentait à plein nez le délit planqué. On lisait la marque, bien nette, sur le réservoir : Lucifer. La dame, rutilante, apparemment sans une pointe de rouille, si elle était d’origine, devait cependant afficher une centaine d’années. Une moto de collection, assurément. Je suis resté un bon moment les bras ballants. La même conclusion revenait sans cesse : quelqu’un l’avait dissimulée là. Oui, mais qui ? Et pourquoi ? Même si la réponse à cette dernière question semblait évidente, des précisions auraient apporté un sérieux éclairage.

Après avoir pris une photo, je finis par remettre les planches en place et repartis, les pensées s’entrechoquant entre des tonneaux de morale et des valises subversives. Elle n’appartient peut-être à personne, ou un voyou, mais un voyou, c’est personne. Si je la prenais, personne n’irait porter plainte. L’agriculteur n’est même pas au courant, je suis sûr. Faudrait le signaler aux gendarmes, on ne sait jamais. Ou pas. Mais voler, c’est pas bien. Sauf que voler un voleur, est-ce du vol ? C’est quand même une belle moto. Je suis sûr qu’elle roule encore. Bien sûr, pour l’emporter, faudrait que je fasse ça de nuit, que je pousse ses soixante kilos sur au moins un kilomètre, mais ça en vaut la peine. Et qu’est-ce que je risque ? Hein, au fond, qu’est-ce que je risque ?

Cette dernière question me retint trois jours.

J’y suis retourné hier, pour vérifier. Les planches étaient entassées à plat le long du mur. La Lucifer avait disparu. Sur le mur, on avait bombé en rouge fluo le message « tu cose t’es mort » au-dessus d’une tête de mort.

Depuis, je dors mal. La photo entre mes mains n’est plus qu’un miroir moqueur, et mes nuits un enfer de regrets et de trouille mêlés.

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