Traîtrise

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 Autrefois un être terrifiant aurait dévoré la vie sur Terre avant de disparaître mystérieusement en ne laissant que des ruines derrière lui. Meurtris, les derniers survivants se livraient une guerre ineffable. Pillages, meurtres, barbaries, étaient leur quotidien ; incapables de se sédentariser, les plus faibles vivaient en nomades, fuyant les conflits. Les populations s’amenuisaient et, inexorablement, l’humanité s’avançait vers son extinction. Puis, telle le jour naissant, elle arriva, ma grande sœur, héroïne de son temps. Elle rassembla les vestiges de la civilisation brisée et recréa de gigantesques villes. Elle logea et nourrit tous les êtres humains, punit les hors la loi, et, avec les années, instaura une paix durable.

 La force de Lily, ma sœur, dépasse l’entendement. Nul n’est capable de lui résister, tant par son charisme, que par son indubitable puissance !

 Elle découvrit l’Ehsere – des années plus tard – un monde peuplé d’êtres mystérieux, et entama des échanges amicaux auxquelles ils répondirent avec bienveillance. C’est ainsi que naquit la fragile alliance entre nos deux mondes. Elle décida d’habituer l’humanité à la présence de ces créatures en mettant sur pieds un programme d’échange culturel ; ainsi, les quartiers inoccupés furent rénovés et utilisés dans le but d’accueillir les ehseriens. Elle alla jusqu’à exploiter la dernière technologie élaborée par les hommes d’avant-guerre, l’énergie chaos, afin de modéliser des environnements s’adaptant aux besoins de ces étrangers. Elle nourrissait le désir d’apprendre à connaître toutes ces races si différentes les unes des autres. L’ACET – agence de contrôle ehserio-terrienne – fut alors fondée. Elle recruta des humains afin de servir d’hôtes à ces correspondants venus sur notre Terre. Bien sûr, il nous fallait des juges, des personnes capables de maintenir l’ordre et de contenir la bestialité des monstres.

 C’est ici que j’apparais.

 L’atmosphère se rafraîchissait en cette merveilleuse mâtinée printanière au gré du chant des oiseaux, des rires d’enfants, et des araignées, frétillant sur leurs toiles. Le vent battait tranquillement les pans tombant de mon épais manteau en soie. J’attendais au beau milieu d’une place encombrée de passants où s’alliait leurs parfums à celle, plus nauséabonde, de la ville.

 Plus loin, la démarche sûre et le dos droit, un homme a la joue balafrée déambulait librement d’un air délétère. Il tenait entre ses mains noueuses une pancarte à mon nom : « Baile Field ». Il inspectait chaque visage avec force minutie. Il m’était possible de ressentir sa fierté et son étroit respect des règles, comme en témoignait son uniforme militaire aux couleurs de l’ACET, noir et violet.

 Je réajustai le masque sanitaire sur mon nez, réorganisai mon obscure crinière, titillai la boucle d’oreille aux formes arachnéennes et inspirai profondément afin de m’insuffler le courage de l’approcher. Cependant, il me repéra avant même d’avoir eu le temps de faire le moindre pas. Il creusa de quelques enjambées l’écart nous séparant et s’exprima d’une voix bourrue : « Monsieur, Baile Field ? » Il me lança un regard où se mêlèrent douleur et impatience. J’acquiesçai sans dire un mot. Il me dépassait de deux bonnes têtes. Ce n’était pas tant lui qui était grand, mais plutôt moi qui étais petit. Son visage trahissait son manque d’enthousiasme lorsqu’il s’exclama : « Parfait ! Je suis Loderic Fund, le brigadier en chef du quartier Ch, votre nouvelle maison. Donnez-moi votre numéro d’identification et nous partons sur le champ ! » Il me tendit une main caleuse. Après vérification, il me fit le suivre à travers la foule. « Je vous conduis au poste afin de terminer votre enregistrement d’exécuteur au plus vite, m’apprit-il. Je n’aime pas laisser le quartier en sous effectif trop longtemps, nous avons cinq classes S, cette année, dont plusieurs sont incontrôlables ! Vous arborerez bientôt la même cicatrice que moi, vous verrez ! »

 Je n’espère pas ! Qu’est-ce que c’est vilain ! pensais-je.

 Il m’amena à son véhicule de fonction chromé où se reflétait aveuglement la lumière du jour, et où se battaient, sur le capot, dans la joie et la bonne humeur, deux petites araignées innocentes. Nous nous installâmes sans y prêter plus attention. Il reprit après s’être engagé dans la rue : « Les recruteurs m’ont assuré que vous aviez les réflexes les plus aiguisés de toute l’ACET. J’ose espérer qu’ils ne m’ont pas menti ! Êtes-vous réellement capable d’éviter les balles, monsieur Field ? De dépasser le mur du son ? De soulever plusieurs tonnes à bout de bras ? Votre taille me laisse perplexe. Liua est parmi l’une de nos carnivores les plus rapides et intelligentes. Elle est capable d’atteindre des vitesses allant jusqu’à 233 kilomètres à l’heure et d’exécuter des virages à angle droit sans avoir à décélérer. Bien entendu, ce n’est pas une poule ! Elle fait le double de cette voiture ! » Il me lança un coup d’œil en coin et soupira longuement. « Excuse-moi, reprit-il, amer. Tu remplaces un ami de longue date. » Il marqua une triste pause. « Peu importe tes compétences, Baile, tu es un jeune novice, maintenant. Tu dois apprendre la dureté de notre travail. Les dangers. Les astuces pour survivre. Nous allons être un long moment ensemble, alors appelle-moi, Loderic. Les filles me taquinent en me surnommant papy. Ces bougresses ! Je ne suis pas si vieux ! » Il s’arrêta au feu rouge. « Tu seras notre force d’oppression avec Juricho, tu comprends ? Chancelle, et c’est tout le quartier qui s’effondre. Tu n’as pas le droit à l’erreur. »

 La radio sur le tableau de bord s’alluma :

 « Papy ?! C’est Nao ! fit une femme. Tu en es où avec le nouveau ?! » Une explosion satura les ondes. « Bon sang ! Mais arrête de bouger partout, idiote ! Tu vas tous nous tuer ! » s’égosilla-t-elle à l’attention d’un mystérieux problème.

 — Nous arrivons dans 10 minutes, qu’est-ce qui se passe encore ? s’inquiéta Loderic.

 — Liua s’est échappée ! » Elle exhorta à la prudence l’une de ses collègues. « Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, reprit-elle, mais quelque chose l’a terrorisé ! Nous avons appelé un hélicoptère du central, ils ne devraient plus tarder à l’attraper ! Pour l’instant, Sasa est en train de tout… » La radio grésilla, s’ensuivit de plusieurs avertissements et de cris de terreurs. « … Faillit me décapiter ! continuait une Nao choquée. Papy ! Sasa veut à tout prix partir à la poursuite de Liua ; elle fiche un bordel monumental ! Nous faisons de notre mieux pour la retenir, mais elle a déjà défoncé la route ! » Une pause. « Papy, va… » la transmission satura. « … De technologie de mes coconettes ! Va à la maison 5, hurla-t-elle, nous avons reçu un message de priorité 2, toutes les équipes sont sur Sasa, nous sommes bloquées !

 — Bien prit, Nao, faîtes attention à vous, coupa-t-il la radio. Moins d’une heure et c’est déjà le bazar », se lamenta-t-il en tirant inconsciemment sur la manche élastique de sa veste.

 Nous arrivâmes au quartier Ch, une vaste zone résidentielle réservée à la vie commune entre humains et ehseriens. Il n’y a que l’ACET et quelques privilégiés qui connaissaient l’exacte localisation de l’Ehsere ; sûrement pour préserver ce monde aux créatures aussi étonnantes qu’originales. Nous savons seulement qu’ils sont acheminés sur le continent par une base maritime dans l’océan pacifique.

 Une cinquantaine de maisons à l’écosystème unique formaient l’ossature du district. Nous passions, ainsi, devant de jolis cottages au climat tempéré, des monticules de terres en friche où poussaient nombres de plantes exotiques, de grands étangs d’eaux bleues et glacées, et des minis déserts sableux. Voilà une variété impressionnante de décors improbables ! Je m’étonne toujours de voir à quel point l’énergie chaos peu briser les règles ! Il me tardait d’aller tout visiter !

 Nous croisâmes sur le bas côté de la route une touffe de poils noirs haute d’un bon mètre. Elle était accompagnée d’une jeune femme blonde au sourire ravissant et a la jupe courte aussi révélatrice que son décolleté, derrière elle la suivait un grand anthropomorphe au visage horrifique, la gueule plate et les yeux écarquillés sans jamais ciller. Il la fixait comme un morceau de viande, les bras élancés terminés par de longues griffes effrayantes, ballants le long de son corps filiforme au pelage soyeux. Un jogging couvrait sa partie basse afin de préserver un semblant de pudeur.

 Un homme désemparé courrait derrière les trois énergumènes, l’arme au poing, comme pour les rattraper. Je devinai à son habit simple qu’il ne faisait pas parti de notre section. Loderic arrêta le véhicule à sa hauteur et lui rappela les consignes de sécurités. Les carnivores sont interdits de sortie la journée afin de veiller à la sûreté des passants – principalement lors des portes ouvertes survenant une fois par mois –, d’autant plus ce prédateur-ci – portant le nom d’Uanoka –, dont les méfaits lui vaudront bientôt un bannissement permanent de la Terre. Le pauvre hôte désabusé répondit par des lamentations exagérées. Selon lui, tous les dominants étaient sur les nerfs. Cette nouvelle fut forte inquiétante. Je n’aurai pas aimé voir éclater des affrontements dès mon premier jour de service !

 Nous nous arrêtâmes sur le trottoir de la maison 5. Il s’agissait d’un bâtiment gigantesque et carré, sans âmes et sans fenêtres, pourvu d’une haute porte d’entrée blindée surmontée d’une marquise. Son jardin intemporel se fleurissait de coquelicots, de tulipes, de jonquilles, de pâquerettes et quelques pissenlits resplendissaient sur la verte pelouse mal entretenue, deux tournesols nous accueillaient sur un petit chemin marmoréen tournant le dos au soleil afin de saluer notre venue. Il se dégageait de l’intérieur de l’édifice un âpre fumet venu tirer quelques gargouillis de mon estomac affamé. Seul un fort sentiment de malaise persistait à cette vue austère et étrange. Il devait manquer quelques champignons luminescents sur sa façade afin d’en égayer le tout. Je pense.

 Loderic observa, l’œil profondément assombri, le fond de la rue où s’excitait un mastodonte reptilien. La bête était un étrange mélange de serpent et de mille-pattes d’une hauteur scandaleuse. Elle malmenait la route de ses bonds dévastateurs, le son des impacts arrivants jusqu’à nous. Il devait s’agir de Sasa, devinai-je. Et, sans le moindre doute, d’une lania’a, soit la race la plus crainte de l’Ehsere pour sa nature invincible. Elles sont capables de produire à l’intérieur de leurs corps tous ce dont elles ont besoins, eau, air et même les nutriments, aucune arme n’est capable de les blesser, trop vives, trop agiles, trop solides, trop intelligentes. Elles s’approchent de l’Être parfait. Les seules lania’a restantes sont Seosal, reine de l’Ehsere et ses filles. Elles sont vénérées comme des déesses pour la simple raison qu’ils n’ont aucun autre moyen de les maîtriser. Leur reine a déjà commit nombre de génocides et menée nombres de races à leur extinction. Elle est le mal absolu qui permet d’unifier toutes les espèces ; heureusement, elle sommeil depuis plusieurs milliers d’années. Je suppose que ma sœur essaye de nouer des liens avec sa famille. Quelle alliée puissante ferait-elle !

 Mon chef se retourna vers moi d’un air sévère, une main sur le volant, et s’exclama : « Je ne sais pas à quel point tu es doué, petit ! Cependant, une chose est sûre : tu ne fais pas le poids face à ce qu’il y a dans cette maison ! » Il contacta sa mâchoire et une lueur de culpabilité naquit dans son regard. Il reprit plus bas : « Elle s’appelle Kaska. C’est une rala’a, une espèce métisse. Il n’y a pas plus dangereux pour nous ! Elle cherche à nous dévorer, moi et les autres agents. Tu comprends ? C’est un monstre très intelligent ! Normalement, elle dort, mais puisque nous avons reçu un appel, les chances pour qu’elle soit réveillée sont grandes. Il faut rester prudent, car le moindre faux pas nous coûtera la vie ! »

 J’acquiesçai, intrigué.

 « Alors, en route ! »

 Il sortit du véhicule en dégainant une arme semblable à un revolver. « C’est un P8H, calibre 24, m’apprit-il devant mon air curieux, un taser à usage militaire. Le chargeur dans la poignée contient un liquide spécial pour créer au maximum 20 fléchettes de 24 millimètres à l’intérieur du barillet. Il suffit d’une première pression pour le charger, puis d’une seconde pour tirer. Ne te repose pas dessus, un tire ne fera que la ralentir, son corps est entièrement composé de muscles et d’os, elle n’a pas à proprement parlé d’organes. »

 Nous nous engageâmes sur le chemin dallé, non sans une certaine tension ; moi, pour ma première mission, lui, pour sa frayeur envers Kaska. Les rala’a sont des êtres très agressifs de nature. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Un humain ordinaire n’est rien d’autre qu’un amuse-gueule pour eux.

 Une voix féminine nous répondit par l’interphone : « J’arrive ! » suivit d’un fracas mécanique secouant l’épaisse plaque d’acier qui coulissa sur le côté. Elle révéla l’apparence d’une brune au faciès rembruni marqué par les années dans l’armée. La musculature sèche dévoilée par un débardeur gris ; un pantalon kaki et une paire de bottes ensanglantées terminait de la parer. La femme nous fixait avec dureté. « Je nettoyai le dernier repas de Kaska, nous apprit-elle face à nos airs circonspects. Elle a passé la nuit à ranger ses robes et ses doudous. Cela l’a affamée ! » Elle me jeta un coup d’œil en coin. « Un enfant ? Tu es toujours aussi incompétent, cracha-t-elle à Loderic. Pourquoi nous ramènes-tu un gamin, ici ?! Nous avons cinq classe S dans ce quartier et une princesse intenable ! Bon sang ! En plus de mettre des blâmes à Kaska, alors qu’elle ne les mérite pas, tu veux faire tuer un débutant ? Bravo ! Tu tombes de plus en plus dans la déchéance mon pauvre gars !

 — Tu as fini ? » répondit-il, sans prendre la mouche. Il posa une main sur mon épaule. « Voici Baile Field, notre nouvel exécuteur. Il a obtenu les meilleurs résultats de l’ACET, alors respecte-le. Il est promit à un grand avenir ! »

 Le regard de madame Feel changea du tout au tout. Elle me tendit la main, un faux sourire sympathique sur les lèvres : « Eva Feel. Je suis l’hôte et amie de Kaska et du peuple rala’a. Ils ont une entière confiance en moi. Si tu veux un conseil, Baile, reste à l’écart de ce type. C’est un tordu. Il te lavera le cerveau ! » Elle se retourna vers mon chef et ne lui laissa pas le temps de répliquer. « Quelqu’un a détruit la fontaine à l’arrière du jardin. Je n’y tenais pas spécialement, mais l’état dans laquelle je l’ai retrouvé m’inquiète particulièrement. Nous avons entendu plusieurs explosions dans les alentours de 7 heures du matin. Kaska a contrôlé la zone, mais n’a rien trouvée. Elle a bousculé le jardin en le faisant, malheureusement. J’ai tout de suite appelé la sécurité, mais vous êtes débordés, visiblement. Il y a, peut-être, un monstre qui traîne, tu ne penses pas ? l’accusa-t-elle. J’ai cru comprendre que les prédateurs sont tous sur les nerfs et que les autres ehseriens ne se montrent presque plus. Tu sais, je suis certaine que Kaska pourrait résoudre cette affaire. Elle est coopérative.

 — Baile, va me chercher l’appareil photo dans le coffre, m’ordonna Loderic en me jetant les clefs. Je vais voir ladite fontaine avec madame Feel. »

 J’obéis.

 Le coffre contenait beaucoup de matériels, des couteaux aux armes à feus, nous avions de quoi équiper un régiment ! L’objet de mes désirs se trouvait dans un petit sac, tout au fond, entre une mitrailleuse et un fagot de piquets en fibres de carbones. Je l’allumai par curiosité lorsque mon œil, alerte, capta un mouvement : une araignée se laissait pendre par un fil, devant mon nez.

 Je me figeai.

 Elle attira mon attention devant l’entrée béante de la maison. Il s’y tenait une silhouette si haute qu’elle en atteignait la marquise. Malgré la frêle élégance de ses bras, elle empêchait la fermeture de la porte massive d’une seule de ses mains. Ses longues oreilles, trônant sur son crâne auréolé d’un voile immaculé, flottant au gré d’un mystérieux zéphyr, guettaient ma présence à l’extérieur. Un grondement roque s’étirait de sa bouche dépourvue de lèvres où seul un mur de crocs imposants se dressaient sauvagement. Kaska huma l’air de son large nez rosé, arborant la forme raffinée d’un papillon et s’engagea à l’extérieur, où, de son premier pas, elle propagea un frisson le long de mon échine, la lumière affermissant ce faux air chiroptère qui était le sien.

 Je revois encore la jupe verte à pois bleus de sa robe vintage soulevée par le souffle du vent, révélant l’épaisseur musculeuse de ses jambes opalines. Elle était magnifique. Irréelle. Une bête splendide !

 Elle s’approcha d’un pas gracieux devant la voiture et y déposa une main délicate sur le toit, y soulevant un chœur déchirant de la tôle. Ce chant funeste me ramena à la dure réalité. Celle d’un monstre à quelques pas de moi capable de faire basculer mon existence dans l’oubli d’un seul coup de sa robuste mâchoire.

 Elle ne m’a pas remarqué, espérai-je, naïvement. Jusqu’à ce que son énorme visage apparaisse à un mètre de moi, le sourire sardonique dégoulinant de baves et de sangs.

 Nous nous fixâmes longuement sans sourciller. Malgré l’horreur de son hideuse dentition, ses yeux pâles, écarquillés, me plongeaient dans un océan de nuages aux formes nivéennes. J’avais beau me débattre intérieurement, je ne pouvais m’empêcher d’être envoûté, incapable de détourner le regard un seul instant. Le long voile translucide enveloppant sa tête s’étira d’un lent mouvement fluide et s’éclata en milliers de filaments argentés, chacun reflétant les éclats dorés du jour ensoleillé. Ils s’étendirent avec grâce dans ma direction, menaçant mon corps d’un danger plus fort qu’il n’avait ressentit jusqu’alors.

 Ils se contractèrent de dégoût à la vue de la lueur violacée qui les éclaboussait ; face à l’intensité de mon regard, la géante lâcha un sinistre raclement de gorge et s’en retourna vivement à son refuge.

 Elle me rappelait un monstre de mon enfance. Un vilain abattu par ma sœur. Il valait mieux éviter de raconter cette rencontre à maman, ou elle me ramènera à la maison. Elle s’angoisse facilement lorsqu’il s’agit de ma sécurité.

 Loderic revenait à pas de course, le canon de son P8H encore fumant. A-t-il tiré ? Il m’attrapa les épaules et s’enquit de mon état, étonnement sincère. Je l’écartai d’une solide bourrade, sans répondre. Je n’en avais pas l’utilité.

 « Bon, tu as l’aire d’aller bien », fit-il, soulagé, me laissant de l’espace.

 Madame Feel arriva peu de temps après, les pouces dans les poches, un sourire énigmatique sur les lèvres : « Il ne s’est pas enfui ? s’étonna-t-elle faussement.

 — Nous en rediscuterons, Eva, fit mon chef, la menace dans la voix. J’en informerai mes supérieurs. Qu’elle soit coupable ou non, elle a enfreint une règle importante, aujourd’hui. Elle ne s’en sortira pas indemne ! » Il me prit l’appareil des mains. « Nous allons prendre les photos, puis nous partirons terminer ton enregistrement, Baile. Eva se chargera d’empêcher Kaska de sortir à nouveau, puisque c’est sa meilleure amie », termina-t-il avec sarcasme.

 Nous nous rendîmes à l’arrière de la maison. Le jardin y était spacieux, vide et mal entretenu, l’herbe se fanait et quelques pots disposés aux hasards se tâchaient d’âges. La fontaine s’éparpillait un peu partout : des morceaux de granits brisés rentraient dans le sol desséché. Il ne restait plus que le tuyau chargé d’acheminer l’eau dont l’embout, en forme de fleur, attestait l’origine d’une explosion venue de l’intérieur. Loderic estimait qu’il s’agissait de l’œuvre d’un ehserien, la buse du tube l’amenant à penser à une créature de petite taille capable de nicher dans les canalisations. « Kaska a découvert le clandestin et a détruit la fontaine dans un élan d’impulsivité », déduit-il. Il nous suffisait d’aller chercher les enregistrements vidéos pour le confirmer. Seulement, quelque chose d’autre me taraudait. Je me souviens de son regard, à ce moment-là, accroupit devant la tête fracassée d’un ange où se cachait une masse non négligeable d’araignées : Loderic réfléchissait comme un animal acculé.

 Devant ma circonspection, il me rappela mon rôle : « Une arme ne devrait pas avoir à réfléchir, ou elle pourrait tous nous détruire. » Et, il avait en parti raison. J’étais censé n’être rien d’autre qu’un instrument au profit de l’humanité ; un homme capable de résister aux pires calamités ; d’être quelqu’un d’assez fort pour préserver la pérennité de sa nation. Pourtant, je n’étais pas aussi puissant qu’il l’espérait. J’ai toujours été faible et de petite constitution. Je tremble même devant ma tempétueuse maman – c’est dire ! Je l’adore malgré tout ! Surtout lorsqu’elle me fait des croissants ! Ils n’y a pas d’âge pour apprécier les petites attentions de ses parents.

 Nous étions arrivés au poste de sécurité depuis quelques minutes, maintenant. Loderic m’amenait aux vestiaires afin de me faire revêtir l’uniforme du service spécial d’exécution des forces de sécurités de l’ACET. J’en ressortis presque assorti à mon chef – après mettre trompé en allant chez les demoiselles –, nous avions le même képi bleu. À l’exception de mon long manteau noir et de mon masque. Étonnement, je n’entendis pas ses remontrances, ou peut-être un peu. Il me sembla bien entendre quelqu’un critiquer ce magnifique vêtement offert par ma tendre maman ! Le fifrelin !

 Abattu par mon silence et mes yeux pleins de colère, nous pûmes aller chercher mon badge auprès de Lize, la secrétaire. Une femme âgée au fort embonpoint, le sourire tombant, les joues rondes, ridées, s’écoulant vilainement sur sa mâchoire. Elle semblait encore plus aigre que du vinaigre. Suite à cela, Loderic me remercia formellement et m’envoya apprendre auprès de sa collègue, Gloria Caminn, sur le point de reprendre sa patrouille, et dont le partenaire a été hospitalisé pour la journée. Sasa avait finie par se calmer au détriment de blessés.

 Gloria était très gentille à première vue, et étrange aussi. Elle avait le sourire facile, le visage agréable, un peu rondelet, et ne manquait pas de connaissances sur les ehseriens, ni de sujets sur lesquels papoter. Je la suivis jusqu’à son véhicule de fonction, garé sur le parking du poste, en m’interrogeant sur sa présence, ici. Elle était toute menue, comme moi. Comment faisait-elle pour survivre ? Une part de moi pouvait déjà répondre à cette question ; j’avais comme la sensation incertaine qu’elle n’était déjà plus elle-même, avalée par d’obscures abîmes.

 « Tu passeras le reste de la journée avec moi, dit-elle en s’installant à la place conductrice, et demain, tu prendras officiellement tes fonctions auprès de Juricho. Ce n’est pas un homme très pédagogue, tu verras. Mais, c’est quelqu’un de bien ! Il est l’un des piliers de l’ACET, et le protecteur incontestable de ce quartier ! Il l’a prouvé à maintes occasions ! » Elle démarra le moteur. « Il a été créé par l’énergie chaos afin d’être une arme de destruction. Il sert aussi d’assurance pour l’alliance. Il n’est pas inenvisageable qu’il devienne prince consort dans un futur proche ! Sasa semble beaucoup s’intéresser à lui, ce qui fait l’affaire du gouvernement, évidemment ! »

 Elle s’arrêta à la sortie du parking et laissa passer un Uanoka poursuivit par une patrouille de sécurité lancée à pleine vitesse. « C’est le rut chez les siraluna, m’apprit-elle en mentionnant la race du carnivore. Il a tendance à importuner toutes les filles. Un vrai casse-pieds ! » Elle s’apprêta à redémarrer lorsqu’une grosse boule de poils se hissa sur notre capot. Son hôte, une jeune blonde en jupe blanche, s’empressa de le tirer en arrière en s’excusant d’un rire gêné.

 « Celui-là, c’est un uaolo’a, adressa-t-elle un signe amical à l’intéressée. Il est dans la famille des oa’toaloa, la branche neutre. Il s’appelle, Raotaokaoco, mais tout le monde l’appel, Lulu, c’est plus simple. Il ne s’agit que d’un amas de poils. Chacun de ses fibres est constitué de petits crochets capables d’aspirer la matière qu’il digère rapidement. Les organes vitaux sont microscopiques, comme ceux de Kaska. Ils ont tous deux la même origine, après tout. En réalité, le corps de Kaska ne lui sert pas tant que cela, hormis pour la reproduction. Ce n’est rien d’autre qu’un appareil génital. Elle est aveugle, sourde et incapable de manger par la bouche ou de respirer par le nez. Tout ce fait pas son voile. Si nous venions à la scalper, elle se dissocierait en deux parties : le corps et les cheveux. Elle prendrait le nom des uaolo tendit que son corps deviendrait celui d’un agoloa. Ce nouvel agoloa formera des organes vitaux lui permettant de survivre et de mener une vie totalement indépendante ! Étonnant, hein ?! Il me semble, d’ailleurs, qu’elle commence à créer des organes et à manger par le corps, donc, il n’est pas impossible que nous assistions à leur séparation dans les prochains mois ! J’ai tellement hâte !

 » Évidemment, ils sont très dangereux. Cependant, Lulu est un vrai petit amour ! Tu peux lui faire des câlins, si tu veux. Loderic en aurait bien besoin, aussi. La mort de Kerman l’a beaucoup affecté. S’il pouvait trouver un peu de réconfort et se reprendre… Il est sur une mauvaise pente en ce moment. Essaye d’être indulgente, d’accord ? » me fit-elle un sourire complice.

 Son visage devint soudain plus lugubre.

 « Toi aussi, un jour, tu abandonneras ton humanité. »

 Elle m’introduisit au métier d’agent de sécurité tout au long de la journée. Certaines personnes, humains et ehseriens, voyaient assez mal l’alliance entre nos mondes. Il y avait toujours des saboteurs, des terroristes ou des meurtriers pour semer la discorde, en plus des ehseriens à la violence innée. Mon travail consistait à contrôler les cinq classes S du quartier Ch – Kaskatera’o, Liua’oa, Sassessaa’o, Acoa’oa, Uanoka’aa – et à prévenir toutes intrusions criminelles. Bien que dans l’idée, cela pouvait s’avérer dangereux et stressant ; la réalité m’offrit un avant-goût bien ennuyeux, les fauteurs de troubles ayant déjà été calmés.

 J’ai étudié des années auprès de ma grande sœur lorsqu’elle venait à la maison. Elle m’a tout apprit. Je savais déjà parler la langue des noms à cette époque. D’ailleurs, mes parents ont lassé Lily choisir le mien. Et, elle a décidé de m’appeler « Reine du Vide », en référence à la royauté matriarcale de l’Ehsere. Roi, n’existant pas. Moins d’un dixième de leur population est masculine et souvent victime de discrimination. Ce n’est pas mieux du côté humain. Un tiers des hommes est devenu hermaphrodite, un autre est androgyne, et le dernier est à peine viril. Les scientifiques expliquent ce phénomène par l’exposition prolongée des femmes enceintes à l’énergie chaos.

 Gloria me redéposa au centre de contrôle du district une fois la ronde achevée, en fin d’après-midi. Le soleil couchant dispensait sa vive lumière sur la route. Elle désirait rendre visite à son partenaire hospitalisé, seule. Beaucoup trop heureux d’en avoir enfin terminé, j’entrai d’un bon pas dans le poste de sécurité. La décoration intérieure y était froide, les cloisons peintes de cyan recouvertes d’affiches éclaboussées de peintures bleues me donnaient la nausée, et le sol laiteux illuminé de néons d’un blanc trop vif me mettaient mal à l’aise. Un large écran fixé au mur du fond s’alluma en l’image de Lize, ses grands yeux bruns envahis par ses arcades tombantes témoignaient d’une certaine douleur. « Achève-moi », avais-je l’impression qu’elle me suppliait par son expression.

 « Monsieur Field, commença-t-elle, nous terminons exceptionnellement votre service plus tôt, aujourd’hui. Veuillez patienter en salle d’attente sur votre droite, s’il vous plaît. Madame Aford vous montrera les locaux. »

 Cette dernière arriva quelques minutes plus tard, la chevelure flavescente brillant aux lueurs des néons, son regard haut perché me dominait d’une intensité remarquable. Oppressant. Incisif. Il me mettait à nu. Ses bras dénudés, croisés sur sa poitrine couverte d’un débardeur rose en révélait une peau hâlée et une musculature généreuse égalant les troncs émergeant de son short à nounours. Nous avions le même pyjama !

 Elle ne m’adressa pas une salutation préférant aller droit au but. Nous traversâmes quelques couloirs et empruntâmes un escalier menant au dortoir. Elle se planta devant l’entrée de ma nouvelle chambre et mit en évidence une perle azure en pendentif autour de son cou. « Ceci est un PE, dit-elle, nous vous en donnerons un dans les jours à venir. Pour l’instant, vous resterez sans protection et sans arme. Sur ce, adieu ! » Elle partit s’enfermer dans la pièce voisine.

 J’entrai dans la petite chambre. Je vous avoue que cela me changeait de mon immeuble personnel ! Toutefois, elle disposait d’une salle de bain et de latrines propres, mais d’aucunes fenêtres. Un large lit pouvant accueillir plusieurs personnes en même temps encombrait tout l’espace, m’obligeant à monter sur son matelas moelleux si je voulais me rendre aux toilettes.

 Je décidai de fouiller méticuleuse mon nouveau nid à la recherche du moindre micro ou de la caméra chargés de m’espionner, mais ne trouvai rien d’autre que des araignées déjà bien installées. Je découpai le ventre du matelas afin de m’y plonger entièrement, me noyant dans les projections cotonneuses de ses entrailles. Tout cela afin d’en inspecter l’intérieur ; un lieu propice à l’évolution des voyeurs.

 Quelqu’un toqua à la porte. Un grognement de mécontentement s’extrayait de ma bouche comme il me fallait tout remettre en ordre.

 « Tu en as mit du temps ! s’écria un Loderic impatient, ses broussailleux sourcils froncés après lui avoir ouvert, mes exactions camouflées sous les draps. Nous changeons de plans, Baile. Tu ne vas pas avec Juricho, demain, mais avec moi. Tu vas m’aider à coincer un ehserien. Il s’agit d’un veotaero. Un genre de slime. Ce sont des parasites sur l’Ehsere. Nous devons le capturer ou il siphonnera toute l’eau du quartier ! Nous commençons la chasse à sept heures, ne sois pas en retard ! »

 Le lendemain, je me joignis à l’équipe de jour pour le petit déjeuné. Il y avait Loderic, moi, Gloria et Ian, un grand gars blond à lunettes, large d’épaules et au visage féminin. Il avait un bras dans le plâtre, le pauvre. Aucun d’entre eux ne semblait prêt à partir, hormis Loderic, déjà en uniforme et moi, dans mon éternel habit. Ian présentait sans pudeur un caleçon sous son tee-shirt extra-large et Gloria un pyjama sur le thème de la licorne, ses yeux restreints à deux petites fentes embrumées sous sa capuche équine. L’odeur alléchante des croissants agrandissaient ma faim, malgré le dégoût que m’inspirait l’idée de manger le matin.

 Plus-tard, j’aidai Loderic à charger des caisses pleines de petites cuillères sur la banquette arrière de son véhicule. De son côté, il ramena quatre récipients d’eaux hermétiquement fermés qu’il entreposa à l’intérieur du coffre. Il me siffla : « Viens par-là ! » Je m’approchai par curiosité. « Tu vois les bols, là ? » Il fit un geste dans leur direction, puis gratta sa cicatrice. « Fais-y très attention ! Le PE est une protection ehserienne à base de parasites que nous avons obtenus suite à quelques échanges houleux avec l’Ehsere. Ils sont très précieux ! Nous les séchons en les brûlants afin de les porter autour du cou. Tel quel, ils ne servent strictement à rien. Tu dois les asperger d’eau fortement minéralisée si tu veux les activer. Une seule goûte et “POUF” ils deviennent liquides. Ils nous permettent – à nous les normaux – de repousser des attaques de grands prédateurs, comme le sont Uanoka ou Acoa, à l’exception des uaolo et des rala qui les mangent. Ils servent aussi de gilets par-balles. Ils sont très pratiques.

 » Si jamais tu vois le veotaero s’approcher du coffre : tu cours dans le sens opposé, d’accord ? Et, surtout, ne joue pas aux héros ! Tu me préviens. Point. Je te dirai que nous sommes dans la merde, petit. Et, une belle merde bien noire, si tu veux mon avis. Mais nous n’avons pas le choix. Je ne peux pas prendre le risque de me déplacer sans PE. Dans la pire situation nous devrons demander de l’aide au central. »

 Nous nous rendîmes à la maison 5 et nous équipâmes pour la pèche au slime. Mon chef me tendit une canne en fibre de carbone où pendait un bouquet de cuillères métalliques. « Tu ferres le poisson et tu le mets dans le sac sans le toucher », m’expliqua-t-il en peu de mots. Selon le rapport reçu de l’équipe de renseignement, le veotaero en question avait une forte préférence pour les petites cuillères. Ma foi, chacun ses goûts !

 Loderic posa une main conciliante sur mon épaule et lança un coup d’œil à la maison cubique derrière moi. « Fais bien attention à Kaska. Elle recevra son dernier blâme d’ici demain. Elle doit être bien remontée. Eva nous a assurée qu’elle dormait, mais je n’ai qu’une confiance mitigée en cette femme. Restons prudent. »

 Les veotaero sont capables de prendre la forme de n’importe quel objet afin de se protéger. Le moyen le plus simple d’en reconnaître un est d’attiser sa faim. Il se mettra inconsciemment à frétiller sous l’odeur alléchante du métal. Malheureusement, après une heure à fouiller chaque recoin du jardin, nous n’eûmes aucun résultat concluant. Loderic décida de changer de méthode. Il plaça deux caméras à détections de mouvements sur le chemin de marbre et à l’arrière du bâtiment, accompagné d’un bol d’eau et de cuillères comme appât. Je fus chargé de surveiller celui à l’avant, et lui, celui à l’arrière.

 Nous nous éloignâmes suffisamment pour tromper la vigilance du veotaero. Et, lorsque nous reçûmes le premier signal de mon côté, le petit fuyard avait déjà disparu à mon arrivé, avec les cuillères, et la caméra ! « Le bourricot ! » s’exclama Loderic en me rejoignant. Déconcerté, il cogna le pauvre bol qui n’avait rien demandé à personne. Des taches roses maquillaient le sol dallé et partaient en direction de la pelouse. « Et en plus ça l’a excité ! » Il se mordit la lèvre inférieure. Les veotaero libèrent une sécrétion – d’ordinaire, bleue – lorsqu’ils ressentent un vif plaisir.

 « Nous avons affaire à un spécimen intelligent, déclara-t-il. Je ne pense pas que nous parviendrons à l’attraper dans ces conditions. Je vais devoir appeler des renforts du central. Nous ne sommes pas assez bien équipés. Tu vas aller prévenir Eva qu’elle doit garder Kaska enfermée dans sa chambre forte le temps que nous réglons le problème. Je n’ai pas envi qu’elle vienne s’en mêler. » Il m’indiqua le bol et s’en retourna vers la voiture. « Je te le donne ! »

 Il me fallut faire montre de courage afin d’exécuter cet ordre. L’idée même de devoir entrer dans cette immense demeure me hérissait le poil – même si je n’en ai pas. Je me demandai comment madame Feel faisait pour y vivre ! J’aurais bien voulu être accompagné, moi ! Je suis novice ! Pourquoi c’est à moi d’y aller, d’abord ? fulminais-je, intérieurement. Puis, j’avais cette étrange impression d’être surveillé depuis un moment. Je devais redoubler de vigilance !

 Je partis perdre du temps en allant ranger le bol dans le coffre. C’est important, aussi !

 Inexorablement, le moment vint où la sonnette retentit sous la pression de mon doigt ganté. Loderic communiquait par le biais de sa radio et faisait les cents pas devant le véhicule. Il jouait avec le même pendentif que madame Aford, pensant que je ne le voyais pas. Ainsi, j’appris qu’il n’avait aucun PE sur lui ; puisque aucune pierre n’ornait son collier. Un léger vertige me saisit soudain, ondulant le monde autour de moi. Le fait de n’avoir rien mangé ce matin n’aidait pas. Le stresse, la fatigue et la faim allaient avoir raisons de moi !

 Au coin de ma vue troublée, une boule de gelée, grosse comme un poing, se déplaçait dans l’herbe, devant Loderic, dandinant son tubercule avec nonchalance. Elle s’arrêta et étira un appendice bleuâtre afin d’attirer son attention. Était-elle en train de le saluer ? Ou, nourrissait-elle le désir de l’attaquer ? Quoiqu’il en fut, mon chef fit l’aveugle.

 La porte se déverrouilla et la voix agaçante de madame Feel s’éleva :

 « Oh ! La crevette ! Quelle bonne surprise ! »

 J’eus le malheur de détourner le regard un seul instant – pour voir afficher le sourire mesquin de cette dernière – que le veotaero en profita pour disparaître.

 « Entre ! fit-elle, joignant le geste au mot. Je dois te parler en privée. Kaska est couchée, ne t’inquiète pas. » Elle pianota un code sur la tablette tactile accrochée à sa ceinture, refermant la porte derrière moi. « Je sais déjà qu’il s’agit d’un veotaero, avoua-t-elle. Je vais tout t’expliquer, ne t’en fait pas. Pour l’instant, va t’asseoir sur le canapé. Tu veux peut-être un café ? Du chocolat ? Tu me sembles un peu pâle ! » Je déclinai son offre en la suivant dans le salon. Kaska devait vraiment détester la lumière. La salle était teinte en noir du sol carrelé au plafond barré d’énormes poutres d’aciers. Les meubles renforcés s’espaçaient pour permettre à la géante de manœuvrer sans difficulté. Je crus retomber dans ma petite enfance en m’asseyant sur ce grand canapé à peine éclairé par des lampes ici et là. Cependant, plus que la surprise d’un décor inattendu, c’est la présence d’un pot de pièces de monnaies posé sur la table basse, devant moi, qui capta mon attention. Ces dernières brillaient d’un bel éclat, rondes et propres, les reflets d’or et d’argent, de cuivre et de bronze, ravissaient mes yeux éblouis par tant de beauté.

 « Un ami m’a avoué ta passion pour la petite monnaie », s’asseya Eva, à mon côté. Elle attrapa le pot et le déboucha, animant une mirobolante aubade de tintement cristallins. « Elles ont été achetées exprès pour toi. Ce sera notre petit secret, d’accord ? » sourit-elle, malicieuse.

 Je déglutis. Elle sortit une riche poignée du bocal et me la tendit. Mes mains, incontrôlables, acceptèrent l’offrande, malgré moi. La douceur du métal sous mes doigts me transporta dans un monde fantasmagorique. Mes chaînes brisées, toutes mes envies et mes désirs ravalés depuis des décennies remontèrent d’un seul coup.

 « Vois cela comme une avance, Baile, reprit-elle. Naturellement, je ne vais pas t’offrir un tel présent sans rien demander en échange. » Elle réfléchit, la tête baissée. « Loderic est le coupable dans cette affaire. Il a intentionnellement amené un veotaero sur ma propriété. Il veut obliger Kaska à s’énerver. J’en ai déjà parlé à ses supérieurs. Mais, il semblerait que l’ACET veuille l’exclusion des rala’a. Ils sont trop onéreux à entretenir, paraît-il. Kaska est peut-être effrayante au premier coup d’œil, mais, en réalité, elle est vraiment très gentille. Combien de fois je me suis endormie par mégarde sur le canapé ou à mon bureau ?! Elle a même eu la délicatesse de me couvrir d’une couverture ! Loderic fait une obsession sur elle, car il pense à tort qu’elle a tué Kerman ! Or, c’est faux ! Quoiqu’il en soi, maintenant, Kaska va être exclue du programme. » Elle serra le poing. « Tu dois rétablir la justice, Baile. Tu es le seul à ne pas avoir été corrompu par cette ordure ! Notre dernière option pour aider Kaska est de la marier à un humain ! »

 Qu’est-ce qu’elle vient de dire ?

 « Je sais, ça paraît stupide dit comme ça, seulement, le mariage est une preuve d’harmonie. Elle sera sortie temporairement de la liste noire et devra résider sur Terre une année supplémentaire afin d’être évaluée. Cela nous donnera le temps de rassembler des preuves contre Loderic. L’ACET ne pourra pas t’accuser de fraude, non plus. Tu auras le soutiens des rala’a et de leurs alliés. Tu as tout à gagner ! De la petite monnaie, un laissé-passé pour l’Ehsere et une compensation pécuniaire des rala’a, et une maison sur leur terre ! C’est une chance en or ! Je te laisse réfléchir quelque temps, mais sache que les minutes sont comptées. »

 Je sortis par l’arrière – afin d’éviter de réveiller Kaska avec le raffut de la grande porte –, un sifflement joyeux au bord des lèvres et le bocal de pièces entre les mains. Une belle journée en perspective !

 Toutefois, Loderic ne partagea pas ma joie. C’est bourru qu’il me mit en garde : « Fais attention à toi, petit », avant de reprendre sa discussion avec le central.

 J’allais pour entreposer mon trésor dans le coffre, quand j’eus la frayeur de ma vie. Il était complètement vide ! Il n’y avait plus d’armes, plus de matériels, plus de bols. Plus rien ! Hormis, une petite note posée sur la moquette et quelques tâches rosées. J’y lus : « Meki bokou ! » enveloppé dans tous pleins de cœurs trop mignons. Je me retournai vers Loderic et lui fis un signe pressan. Il s’approcha, perplexe, et lut la note que je lui tendis, alluma sa radio et annonça : « Winston. Il sait écrire. »

 Le central nous envoya deux équipes en renforts, soit vingt hommes entraînés, munis d’armes capables de capturer le veotaero. Ils voulaient mener des études sur lui. Ils passèrent la majeure partie de la journée à le traquer à travers tout le district, effrayant Liua qui s’était à nouveau échappée, et obligeant l’équipe de nuit à se réveiller. Loderic avait décidé de me laisser en compagnie de ces gros bras afin d’assurer la sécurité des ehseriens, le temps qu’il revienne.

 Le lendemain, nous reçûmes un ordre officiel signé de la main du capitaine Fürnand des forces militaires de la blackmouth – la base maritime qui achemine les ehseriens sur le continent. Nous devions escorter Kaska jusqu’au lieu indiqué sur notre GPS. Normalement, elle aurait dû s’en aller au prochain roulement, dans un an, mais suite à la présence insaisissable du veotaero et de la suspicion autour du meurtre présumé de Kerman, l’ACET préférait se passer de ses services immédiatement.

 Nous allâmes sonner à la grande porte blindée de la maison 5 et attendîmes. Pas de réponse. Loderic bourra la sonnette et s’époumona. Rien. Il tenta d’appeler Eva sur son téléphone. Rien. « Elle s’est fait bouffer ou quoi ? » s’inquiéta-t-il. Il appela le lieutenant Kerstoski, à la charge des deux équipes de renforts. Rien. Il appela le central. Rien. Il tenta de joindre le poste de sécurité.

 Personne ne répondit.

 Il ne s’avoua pas vaincu pour autant, et déclencha une alerte de haute importance avec sa localisation GPS afin d’envoyer un message clair à l’équipe de nuit et aux quartiers voisins.

 « Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais je n’aime pas ça ! » Il regarda en direction du poste, l’expression de son visage indéchiffrable. « Nous allons à l’arrière du bâtiment le temps qu’ils arrivent, annonça-t-il gravement. Reste bien près de moi, Baile. J’ai le sentiment qu’Acoa nous épie. » Il marqua une longue pose inquiétante et dégaina son P8H. « Il ne devrait pas nous attaquer, mais restons prudent. Tu couvres nos arrières. » Nous nous engageâmes sur la petite allée à la droite de la maison et découvrîmes au milieu de l’herbe desséchée, entre les débris de la fontaine, le corps inanimé de madame Feel. Loderic s’arrêta avant de s’engager plus loin dans le jardin.

 « La porte est fermée » Il pointa du menton la façade noircie par les intempéries où se situait l’entrée de fonction. « Attendons les renforts avant d’aller plus loin. J’ai la vague impression d’être encerclé. »

 Je partis vérifier l’état de madame Feel.

 « Baile ! Reviens ici immédiatement ! » m’ordonna-t-il à voix basse.

 Je découvris une Eva en partie dévorée, les cuisses creuses, éviscérée et la tête rongée. Quelqu’un s’était bien empiffré. Elle était déjà froide. Je remarquai qu’une traînée de sang partait en direction de l’intérieur du bâtiment. « Oh, merde, Eva. Pas toi… » s’approcha Loderic, passant une main fébrile sur sa figure. Il inspira longuement et se reprit. « Les hommes de Kerstoski ont dû la traîner jusqu’ici. S’ils ne répondent plus, c’est qu’ils sont morts. » Il marqua une pose. « C’est ma faute, j’aurais dû la faire évacuer plus vite. »

 L’équipe de nuit arriva, accompagnée d’un détachement des districts voisins. Ils avaient amené leur comptant d’armes avec eux. Un groupe fut envoyé s’assurer de la localisation des classes S et des carnivores potentiellement dangereux.

 « Où est Juricho ? s’informa Loderic auprès de madame Aford. Nous avons absolument besoin de lui !

 — Il arrive. Kaska s’approche de la scission à chaque fois qu’elle mange. Je ne peux pas laisser cette possibilité se produire, nous rentrons immédiatement ! » Elle nous fit face, le fusil d’assaut en bandoulière « Vous ne pourrez pas la tuer, alors visez les genoux ! Nous avons une chance tant que nous agissons avant la séparation des corps ! Je rentre en première, ensuite l’équipe de Nao, puis celle du quartier Bh ! Baile, tu passes en dernier ! »

 Madame Aford enfonça la porte d’acier comme si de rien n’était et s’engouffra dans l’obscurité du bâtiment.

 Lorsque mon tour fut venu, le cœur battant, c’est le parfum de la mort qui m’accueillit. Nous retrouvâmes dispersés partout des morceaux de cadavres démembrés appartenant aux agents du central. Les murs noirs s’étaient drapés de leur sang, de traces de griffes et des trous béants, témoignage d’un terrible combat. Kaska était là, prostrée, terrifiée, les vêtements déchirés et ensanglantés ; le corps tuméfié, le visage boursouflé, roué de coups, elle gémissait, le voile pressé contre la grande porte d’entrée.

 Madame Aford se tenait près d’elle, conciliante, et lui administrait les premiers soins.

 « Qu’est-ce qu’il c’est passé, ici ? n’en crut pas ses yeux une agente.

 — C’est un cauchemar ! affirma une autre.

 — Nous devons sécuriser toute la maison, annonça Loderic. Nao, occupe-t’en ! »

 Un agent glissa dans une flaque de sang et s’étala dans un hoquet stupéfait sur un cadavre. Il beugla de dégoût avant de se faire réprimander par son chef, et se releva, une note entre les mains, qu’il venait de trouver sur le ventre de la victime. Elle disait :

 « Meki bokou ! »

 Loderic empêcha toute remarque : « Nous allons évacuer le quartier ! Je veux l’équipe de Ruth sur le coup. Bh, vous allez établir un périmètre de sécurité le temps d’extraire Kaska d’ici. Nous l’emmenons au lieu de rendez-vous donné par la blackmouth. Ils s’occuperont du reste. » Il lança un regard derrière moi.

 Une poigne ferme me pressa soudain le bras, à peine eus-je le temps de me retourner, qu’un homme aux cheveux immaculés et au regard de rubis cerclé d'anneaux d’or se pencha sur moi, et de sa voix solennelle, murmura : « De la terre brûlée tu t’envoles, car là n’est pas ta place, douce Aol. Le sang et la chair meurtrie n’est pas un spectacle pour l’innocence d’une jeune fille. Je vous ramènerai à votre sœur, prochainement. » Il me repoussa gentiment vers la sortie. « L’équipe 2 a besoin de tes services, dit-il de manière à ce que tous puissent l’entendre. Ils sont à la maison 8.

 — Vas-y, Baile, approuva Loderic. Je vais aider Juricho. »

 Mon masque venait d’être mit à bas d’un seul regard de cet homme. Choquée et déçue, je me questionnai en sortant du bâtiment. Comment a-t-il pu voir à travers mon déguisement ? Lui qui m’a permis d’infiltrer l’ACET à l’insu de ma sœur et de ses sous-fifres ! Je n’ai pas l’âge d’être agent, d’après elle et maman. Elles allaient me passer un sacré savon, maintenant ! Peut-être qu’en soudoyant Juricho ou en lui expliquant calmement mes motivations, il comprendra ? Je ne suis pas Baile Field. D’accord. J’ai usurpé une identité. D’accord. Je suis en réalité une fille très faible et idiote. D’accord. Mais ! Ce n’est pas de ma faute si Lily a laissé un dossier sur son bureau et que, par mégarde, je l’ai mémorisé ! Je ne suis pas fautive ! Puis, j’ai fait mal à personne !

 Gloria et Ian mangeaient un sandwich jambon-beurre, assis sur l’un des bancs disposés à l’intention du public, sur le trottoir.

 « Liua est sage, assura Gloria à mon arrivé, nous venons de vérifier ! Elle se remet de sa course poursuite d’hier. Nous l’avons retrouvée sur le mur sud de la zone résidentielle! C’est fou comme elle va vite cette chipie ! » Elle prit une bouchée de son sandwich.

 — Aucun monstre ne peut éternellement résister à Juricho, assura Ian. Il est l’être vivant le plus puissant de notre monde, après Mushroom. C’est triste pour Eva et les autres. Malheureusement, l’affaire va être étouffée. Je ne pense pas que la grande Dame veuille voir son joli programme tomber en miettes. » Il frotta son sandwich sur son uniforme. « Nous commencerons l’évacuation après la pause. Rien ne presse ! Tu te rendras bientôt compte que notre métier est plus difficile qu’il n’y paraît. Tu n’as fait que gratter la surface, pour l’instant. Des cadavres, tu en verras des brouettes entières ! Un conseil : n’attends pas demain avec impatience.

 — Il y avait quelqu’un à ta place, avant, fit Gloria en enfonçant le papier d’aluminium chiffonné dans sa manche. Un homme encore plus terrifiant que Juricho, tellement puissant qu’il aurait pu soulever des montagnes ! Il s’est octroyé le respect des ehseriens, même Uanoka en avait peur ! Pourtant, cela ne lui a pas empêché de disparaître. Nous n’avons retrouvé qu’un morceau de tissu ensanglanté dans la rue. Qui sait, peut-être a-t-il fourré son nez là où il ne fallait pas ? Nous vivons chaque seconde avec le risque de nous faire happer par la mort. Tu me diras, nous avons autant de chance de mourir d’un ehserien que du retour du “Cataclysme”. C’est scientifiquement prouvé ! s’amusa-t-elle.

 — Sans la ferme conviction de vouloir relever l’humanité du génocide qu’elle a endurée, nous ne serions pas là, aujourd’hui, renchérit Ian. L’Ehsere nous apporte l’espoir de renaître de nos cendres. Grâce au soutien des races sous la gouverne de Seosal, nous pourrons enfin rétablir l’équilibre écologique et sauver la planète. Nous devons mettre un terme à cette guerre froide ! Nos enfants dépendent de nous ! Même estropié, je continuerai mon travail pour le salue de notre espèce ! Tu devras en faire autant, Baile. Le destin de ce monde repose sur nos épaules ! »

 Ou le destin de mes cookies, ouais ! L’écologie va très bien ! Pourquoi me racontent-ils tout cela ? Je n’ai fait que me planter devant eux ! m’agaçai-je, pensivement.

 Nous évacuâmes les ehseriens, endormant les plus dangereux, sauf Sasa, immunisée à toutes les drogues. Heureusement, ce serpent gigantesque coopéra. Que dis-je ?! Elle nous aida ! J’appris que la fille de Seosal était éprise de justice et remplit d’émotions pures et flamboyantes. Une véritable héroïne ! Elle nous permit de grandement accélérer l’évacuation, et en fut remerciée par les agents.

 Je vécus l’une de mes journées les plus éprouvantes ! Je n’avais pas pour habitude de fournir tant d’efforts ! Le pas traînant et les yeux mi-clos, c’est épuisé que je me rendis à ma chambre. Juricho et Loderic n’étaient toujours pas revenus. Pourtant la nuit s’entamait, déjà. Leur seraient-ils arrivés quelque chose ? Pour quelle raison les communications ne passaient plus ? Pourquoi les agents envoyés au central ne revenaient-ils pas ? Pourquoi ma sœur ne venait-elle pas me chercher ? Elle devait être au courant, maintenant ! Ma tête fourmillait de questions auxquelles je n’avais aucune réponses. Dès fois, je me hais d’être née aussi bête !

 Je m’allongeai à côté du bol bleu de Loderic et commençai à déboutonner mon manteau. Attendez une seconde. Je n’ai pas de bol ! me rappelais-je. Une note se trouvait posée en dessous – mise en évidence par une petite araignée qui en tapotait le socle. Il y était sinistrement inscrit :

 « Je kui laa ! »

 Je me relevai précipitamment, et trouva deux notes supplémentaires sur les draps. Elles n’y étaient pas à l’instant ! Je fis un pas maladroit sur le matelas, et avec grande prudence, penchait la tête en avant afin d’en lire le contenu : « En o ! » ; « La ! » une flèche pointait dans ma direction, levant les yeux sur le plafond, j’y vis : « Pa la ! T tro bete ! »

 La porte de ma chambre se tordit soudain de spasmes violents, m’arrachant un hoquet de surprise. Je crus d’abord au slime, mais c’est la voix de Loderic qui s’écria derrière : « Baile ! Ouvre ! Dépêche-toi ! » Il paraissait en colère. Je partis vite lui ouvrir, mais découvrit un autre message contre le battant métallique : « Ton Kopun tro Mekan ! Lui Manker toa ! » mais n’en comprit pas immédiatement le sens.

 J’ouvris pour faire face à la moue colérique de mon chef.

 « Qu’est-ce que tu fiches ?! Ça t’amuses de me faire poiroter à chaque fois ?! s’emporta-t-il. Tu crois pouvoir nous refiler tout le boulot ?! Le travail ne se termine pas tant que nous n’aurons pas trouvés… » Son regard dériva par-dessus mon épaule. Il écarquilla les yeux et me poussa violemment sur le matelas, dégaina son P8H et braqua un point derrière moi avant de tirer sans sommation. J’eus tout juste le temps de voir le slime bleu s’enfuir par un trou dans le mur. « Putain ! » cria-t-il en le manquant de peu. Il me visa. « Tu savais qu’il était là ?! » Je secouai vigoureusement la tête, une main sur le képi, tombé à côté de moi. Il retira une paire de menottes de sa ceinture. Il va me menotter ?! m’horrifiais-je. « Je reconnais les menteurs à un kilomètre, dit-il. Tu étais bizarre depuis le début ! Baile Field, tu es soupçonné de falsification d’identité ! Les hautes autorités te donnent le droit de garder le silence et de me suivre jusqu’en cellule ! Tu as quelque chose à ajouter ? »

 Quoi ? En cellule ? Hein ?

 Une vibration émanant de mon képi attira mon attention, les idées bousculées et angoissée par cette situation, je m’apprêtai à le remettre lorsque, à l’intérieur, une nouvelle note apparue entre deux plis. Elle disait :

 « Je kui laa ! »

 Loderic m’attrapa le bras et m’entraîna hors de la chambre avant que je ne puisse assimiler l’information. Il a pris l’apparence de mon képi ? Depuis combien de temps ?! J’ai un slime sur la tête depuis le début ?! paniquai-je. C’était trop d’informations pour moi ; trop de problèmes d’un coup !

 Il me fit descendre au rez-de-chaussé, puis nous longeâmes des couloirs mal éclairés jusqu’à une cage d’escalier qui amenait certainement au sous-sol. L’inquiétude grandissait de plus en plus. Il me serrait le poignet de sa force inflexible et m’obligeait à le suivre dans ces ténèbres menaçantes.

 Il me lâcha afin d’allumer sa radio et y tapota du bout de l’index un code crypté. Pourquoi faisait-il ça ? Qu’est-ce qu’il se passe au juste ? Je repensais à la note sur la porte ; à ces derniers mots du slime. Une mise en garde. Mes yeux s’écarquillèrent : « Copain trop méchant, lui manger toi ! » m’écriai-je, soudain, en comprenant.

 Je m’arrêtai.

 Il s’immobilisa à son tour, le dos tourné. Une impression inquiétante se dégageait de lui. Une aura maléfique et meurtrière. Sa voix retentit en écho contre les murs. « Soue t’as prévenue. Cette bécasse… Elle aurait dû s’enfuir ! Abrutie ! » Il inspira longuement. « Nous savions pour ton identité depuis le début, Aol Mushroom ; petite sœur bien-aimée de Lily Mushroom, reine autoproclamée de l’humanité ! » Il toussa bruyamment. « Nous avons couvert ta venue aux yeux de ta sœur. Tu es notre seul espoir de vaincre cette femme immortelle. » Un rire amer convulsa ses épaules. « Je pensai te tuer, à un moment. Par pitié. Puis, je t’ai vu. Petite. Frêle. Une gamine. Je n’ai plus la force… Je… » Une quinte de toux. « Tu n'es qu’une putain d’enfant ! rugit-il. Jamais je ne pourrais abattre un gosse ! Allez tous vous faire foutres ! Vas-y ! Tue-moi ! Vous êtes finis de toute manière ! Mon plan va vous anéantir ! Vous pensiez avoir une chance en me soumettant ?! Crevez ! » Il cracha ses poumons. « … Fallait… Il fallait pas buter Eva… Voilà… » Il déglutit. « Voilà ma vengeance ! » Il se retint au mur comme soumis à une violente souffrance. « Barre-toi, abrutie ! » me lança-t-il, avant de m’adresser un regard vitreux, les lèvres en sangs, les veines saillantes sur sa gorge et le teint cadavérique. Il beugla ce dernier mot : « Fuis ! » En réponse, son uniforme s’éclata en milliers de filaments azurés.

 Mon corps, sous l’impulsion de son ordre, bougea de lui-même, évitant de peu les fouets cinglants de la bête. Les mains sur les marches, je m’enfuis aussi vite que possible, et parvins à déboucher dans le petit hall donnant sur l’extérieur, où se tenait Juricho. « Dehors ! » m’ordonna-t-il en y joignant le geste. Il ne fallut pas me le redire !

 J’agitai les bras afin d’arrêter la patrouille de passage devant le poste. Heureusement, ils me remarquèrent. « Que se passe-t-il ?! s’inquiéta Gloria en abaissant la vitre à mon arrivée, au moment où le souffle d’une explosion me décolla du sol et m’assourdit. Le monde tourbillonna dans tous les sens, les couleurs se mêlèrent à l’orangé des flammes et aux ténèbres embrumant ma vue. Ma course folle s’arrêta violemment contre le toit du véhicule avant de finir sur la route d’un douloureux rebond. J’entendis le bruit d’une portière s’ouvrir et la voix de Ian s’exclamer : « On l’utilise maintenant ! » Je repris mes esprits lorsqu’il se penchait sur moi. « Tu vas bien ?! me questionna-t-il, tâtonnant mon corps de sa seule main libre. Qu’est-ce que… ? » fit-il étonné. Je lui collai une gifle. Un tentacule bleuâtre s’étira de son vêtement et s’enlaça autour de ma taille. « Reste sage ! hurla-t-il en m’écrasant les épaules contre l’asphalte. Je ne vais pas te tuer ! » Je remontai mes genoux à hauteur de mon ventre et lui enfonça les pieds dans le bide. Il banda les muscles et résista, il me relâcha, même, pour mieux me frapper. Or, son poing fut arrêté par une masse de gelée rose. Soue venait de quitter son habit de chapeau et lui grignotait maintenant la main. Ian se releva dans un cri de douleur, son slime me libérant afin de s’occuper de Soue. Cette dernière se jeta sur ma tête alors que je profitai de cette ouverture pour m’enfuir. Je m’éloignai aussi vite que possible, titubant de droite à gauche. Une nouvelle explosion éblouissante souffla des entrailles du poste de sécurité, me propulsant presque au sol.

 J’entendis des pneus crisser derrière moi, un regard par-dessus mon épaule m’apprit que Ian avait rejoint Gloria dans la voiture. Ils me dépassèrent à toute allure, braquèrent violemment et sortirent, l’arme au poing. Gloria me tint en joug.

 « Nous te l’avons dit, Aol, cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme, peu importe notre état nous continuerons à travailler pour le bien de l’humanité ! Nous allons repeupler la Terre à l’aide des veotaero ! Ils nous protégeront ! Ils nous permettront de rebâtir un nouveau futur ! De nous protéger du Cataclysme ! Malheureusement, cela se fera sans Mushroom ! Elle doit mourir pour le bien de notre avenir ! Ce monstre n’a rien d’humain ! Nous n’avons aucune chance contre elle dans notre état, mais avec toi, c’est une autre histoire ! Tu seras notre arme et nous te laisserons le plaisir de tuer ta sœur de tes propres mains ! Comme Loderic l’a fait avec Kerman ! Tu vas concrétiser notre coup d’état, Aol ! Que tu le veuilles ou non !

 Le sol se mit soudain à trembler en rythme.

 « Attention ! » hurla Ian. Une explosion emporta la toiture du poste de sécurité derrière nous ; la vive lumière éclaboussant la gueule ouverte de Kaska, au-dessus de Gloria. La voiture s’envola à une hauteur vertigineuse, propulsée par un puissant coup de tibia. La géante continua sa charge endiablée sur la traîtresse qu’elle empoigna si puissamment que ses os se brisèrent net. Elle l’envoya dans son voile opalin où le veotaero, incapable de s’enfuir, fut lentement dévoré. Ian quitta la route à toute allure, tentant d’atteindre l’étang de la maison 8 où la rala’a ne pourra pas le suivre, mais une masse noire souleva un pan du trottoir et l’avala avant de reprendre sa forme originelle. C’est à peine si j’eus le temps de voir quoique ce soit ! Kaska fractura la route devant moi, m’abattant au sol, afin de changer de direction, allant prêter main forte à Juricho dans les restes du bâtiment.

 Je m’assis en tailleur au milieu de la route, étourdie. Une araignée dansait au sommet de mon képi – Soue semblait apprécier cette forme. Elle soulevait ses pattes avant, tourbillonnait gracieusement et fléchissait ses articulations à un rythme effréné. Elle était heureuse. Un morceau de Soue s’étira afin de tapoter gentiment le dos de ma main. Un geste de réconfort ?

 « Vous allez bien, mademoiselle ? » s’approcha nonchalamment Juricho, les vêtements brûlés. Ils révélaient un torse nu et musclé parsemé de nombreuses cicatrices. Je ne pus m’empêcher d’éprouver une pointe de désir à cette vue magnifique. Je couvris mes joues autant faire se peut. Il s’accroupit et utilisa la clef de Loderic pour me démenotter.

 Mon ventre gronda, lui arrachant un sourire.

 « Ils étaient plus nombreux que prévu, reprit-il. J’espère ne pas vous avoir trop effrayée. Vous auriez dû vous rendre au central, mademoiselle. » Il s’assit en soupirant d’aise, une main sur sa nuque afin de la masser « Loderic m’a tout révélé par morse lorsque nous sortions Kaska. Les rala’a sont les prédateurs naturels des veaotaero, c’est la raison qui le poussait à la faire partir. Elle menaçait leur coup d’état. » Son regard dériva vers les cieux. « Il s’est longtemps retrouvé entre deux feus, tiraillé entre le désir de survivre et sa conscience. Les veotaero l’obligeaient à suivre leurs ordres par la torture. Finalement, c’est sa bonté qui a eut raison de lui. Il s’est sacrifié pour l’ACET et pour vous offrir un futur, Aol. Il a commis des erreurs impardonnables. C'est vrai. Il aurait dû me prévenir dès le début. Mais, je ne peux lui en vouloir d’être humain. Je suis certain que Kerman lui a pardonné. C’était un homme de cœur et de principe avant tout, et son frère. Le réel responsable, ici, n’est nul autre que l’ACET. Ils pensaient les veotaero sans cervelles. Nous les avons réduits en esclavage, et, maintenant, nous essuyons les taches laissées par leur rébellion. Les forces militaires purgent tous les quartiers. En ce moment-même, il y a des centaines de morts. Quelle tragédie.

 — Avez-vous prévenu ma sœur ? demandai-je d’une petite voix.

 — Pas encore. Nous étions trop occupés. Mais, j’aurais dû. J’ai été idiot. »

 Je fis tourner Soue entre mes mains.

 « Vous savez qui domine la Terre, monsieur Juricho ?

 — Les humains. Pourquoi cette question ?

 — Cela aurait été vrai il y a quelques centaines d’années, avant la guerre génocide. Mais, en réalité, ce sont les araignées qui dominent. » J’admirai la petite danseuse avec un sourire contrit. « Les noiraudes. Elles ont dévoré toutes les espèces arachnides. Il n’existe plus qu’elles.

 » Vous savez, monsieur Juricho, Lily n’est pas réellement ma sœur. Pas de sang. Elle était déjà avec papa lorsqu’il a rencontré ma maman dans les ruines des vieilles villes. Mais, je l’aime beaucoup ! C’est… » Je marquai une pose. « C’est mon modèle, moins que maman, mais un peu tout de même ! Seulement, vous voyez… Elle m’aime aussi, mais elle n’a pas confiance en moi. Je ressemble trop à maman. J’éprouve des difficultés à maîtriser mes émotions, moi aussi. Je suis venu en ville pour rencontrer son petit ami. Elle pensait me le cacher ! souris-je. J’étais curieuse de savoir quel beau mâle pouvait attendrir son cœur. Puis, j’ai découvert ce nouveau monde. J’ai été intrigué. J’ai voulu en apprendre plus.

 » Je n’ai pas envie d’embêter Lily avec mes histoires égoïstes. Donc, j’aimerais que vous ne disiez rien, s’il vous plaît. Je vais rester ici encore un peu. J’apprécie la compagnie des ehseriens et des humains. Je les aime vraiment, vraiment beaucoup, en vérité. » Je lui souris tendrement. Il devenait pâle. Une araignée apparue sur son épaule et me fit un signe de la patte. « Maman est une conquérante, vous savez. Si l’humanité est encore debout, c’est uniquement parce que Lily est une véritable humaine, et que nous la chérissons comme l’une des nôtres. Cependant, ce quartier m’appartient, désormais. Je souhaite fonder ma propre famille et développer un commerce, aussi. » Je me relevai. « J’admets avoir fauté en succombant au délice de la chair. Madame Feel était si délicieuse. Elle blablatait tellement, mais, moi, je n’avais d’yeux que pour ses jolis cuissots. Puis, mes petites noiraudes ont tendu une embuscade aux humains afin de leur faire garder le silence. Elles m’ont protégé de mon idiotie ! Nous pensions d’abords incriminer Kaska, mais la pauvre a bien trop peur de moi. L’empressement nous a obligé à recycler la vieille note du slime. J’admets avoir eu quelques frayeurs. Je ne m’attendais pas à finir la cible de boules de graisses ! Sans mes petites noiraudes, j’aurais beaucoup souffert. Je ne suis pas réellement méchante, vous savez. » Je m’accroupis face à lui, la morsure paralysante l’empêchant d’agir. « Nous allons prendre soin de mon nouveau chez-moi. » Je retirai mon masque. « J’établirai des échanges commerciaux avec l’Ehsere, et s’ils refusent de payer le montant de leur survie, alors j’envahirai leurs terres et dévorerai leur monde jusqu’à la plus infime existence. » Une fissure déchira mes joues et dévoila des crocs affûtés. « Maman dirait, “un client qui ne paie pas, fait un bon repas”. » De la bave fila sur mon menton. « Je vais seulement attendre que tu t’endormes dans le monde merveilleux de tes songes. Je ne veux pas te faire souffrir, après tout », le rassurais-je d’une gentille caresse sur ses beaux cheveux blancs. Des gargouillis retentirent de mon estomac. Je me penchai en avant afin de lui susurrer d’une voix frissonnante :

 « C’est la faim. »

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